Protection de l’environnement : une guerre des mots dans un dialogue de sourds
Une question de point de vue ?
Le terme d’environnement lui-même n’a pas le même sens selon le point de vue.
D’aucuns se réfèrent à une Nature divinisée, incarnation panthéiste du » bien » absolu, dégradée par une espèce proliférante, la nôtre, coupable depuis le néolithique de l’exploiter à ses propres fins ; ils n’en finissent pas de ronger le foie de Prométhée ; les plantes transgéniques et l’énergie nucléaire sont particulièrement succulentes.
D’autres ne voient que leurs souhaits personnels, leur environnement immédiat, dont il faut préserver à tout prix les qualités, celles qu’ils apprécient ; beaucoup d’associations de défense ne font qu’illustrer le syndrome du » pas chez moi » ou le droit imprescriptible à un paysage que des gens venus d’ailleurs veulent transformer au nom de leurs intérêts méprisables ou d’un intérêt général dont eux n’ont que faire.
Ces attitudes sectaires ne facilitent pas un dialogue pour une approche rationnelle par les gens de bonne volonté, les informations étant souvent polluées par les références doctrinaires implicites de ceux qui les expriment.
Entre les deux, les anthropocentristes mettent en avant l’avenir de l’espèce humaine, en ne considérant souvent que la population dont ils font partie, avenir compromis par des activités inconsidérées, des autres bien sûr ; certains d’entre eux poursuivent un rêve de pureté, traquant la moindre molécule, ou le moindre rayonnement, qui pourraient peut-être s’avérer nocifs pour les malheureux mortels que nous sommes ; d’autres militent pour améliorer, ou détruire, une civilisation prédatrice : les précédents historiques n’ont pas découragé les adeptes de l’homme nouveau et des lendemains qui chantent.
Un recours aux arguments scientifiques ?
On pourrait espérer que les démarches scientifiques, auxquelles tous se réfèrent peu ou prou, permettraient d’y voir plus clair. Or, si les connaissances partielles progressent rapidement, il est rare qu’elles concernent les interactions entre secteurs, dont la prise en compte est pourtant la base de l’écologie. Dans chaque spécialité, la publication de résultats partiels, indispensables pour permettre la confrontation et la remise en cause d’hypothèses antérieures, est utilisée, sans considérer leurs conditions de validité, pour défendre tel ou tel point de vue.
Quelle confiance peut-on avoir dans la validité d’arguments, qualifiés de scientifiques, avancés par les uns et les autres, quand on n’a pas eu accès aux informations de base et pu vérifier la rigueur des raisonnements d’interprétation ?
Quelle confiance peut-on avoir dans la validité d’arguments, qualifiés de scientifiques, avancés par les uns et les autres, quand on n’a pas eu accès aux informations de base et pu vérifier la rigueur des raisonnements d’interprétation ?
L’habitude de confondre extrapolations1, selon des conventions assez arbitraires et peu connues, et résultats d’expérience accroît la confusion. Les médias ont leur part de responsabilité2, mais que penser des prises de position des groupes d’experts mandatés par tel ou tel organisme pour interpréter les connaissances scientifiques du moment à l’usage des dirigeants et du bon peuple. La plupart sont probablement sérieux, compétents, et intellectuellement honnêtes. Mais on constate parfois des raisonnements étranges3, ou pire un refus de revoir une position antérieure basée sur ce qui est devenu une erreur scientifique4. On peut alors avoir quelques doutes.
Et d’ailleurs, qui se soucie d’acquérir les connaissances nécessaires à la compréhension des phénomènes en cause et à une analyse critique des faits avant de souscrire à telle ou telle affirmation concernant des domaines dont il ignore le b.a.-ba ?
Une guerre où tous les moyens sont bons
Cela ne veut pas dire que la transformation de notre environnement ne comporte aucun risque grave et que l’on peut impunément poursuivre un objectif à court terme d’expansion économique sans les prendre en compte.
Il y a bien sûr de nombreuses incertitudes, mais surtout on assiste à des dialogues de sourds sans que des échanges d’arguments sérieux permettent de hiérarchiser les objectifs et de réaliser les compromis socio-économiques indispensables, car les moyens sont limités. Les groupes de pression, idéologiques ou économiques, se livrent à une guerre pour imposer leurs solutions, les meilleures évidemment pour le bien de l’humanité et l’avenir de la biosphère. Dans ce combat, peu importe la validité des arguments, contestables comme on l’a vu. Cultiver la peur sanitaire est un bon moyen, plus efficace d’ailleurs que la crainte d’une baisse du niveau de vie.
On peut échanger des injures, comme les guerriers de L’Iliade, mais il y a plus subtil : il faut disqualifier l’adversaire et valoriser les décisions que l’on prône par l’emploi d’un vocabulaire adéquat.
Deux succès de cette tactique illustreront ce propos.
L’exemple des permis négociables
Le protocole de Kyoto sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre a prévu la mise en place de systèmes de permis négociables.
Cette possibilité a eu un succès médiatique bien supérieur à celui des engagements de réduction pris par les États à l’échéance moyenne 2010. Le fait que cet engagement n’est pas en passe d’être tenu par notre pays et qu’il faudrait sérieusement revoir notre mode de vie, d’autant plus que 2010 n’est qu’une étape, ne passionne ni l’opinion ni les écologistes, d’autant plus qu’il ne serait pas décent de développer l’énergie nucléaire, tabou majeur.
Or, il s’agit simplement d’un moyen d’obtenir une réduction globale d’émissions dont l’effet ne dépend pas de la localisation de la source.
On peut effectivement critiquer le système d’échanges entre » pays développés » et » pays en transition vers l’économie de marché » dont les émissions ont fortement diminué depuis l’année de référence 1990, en arguant que les premiers vont se partager une rente résultant de l’archaïsme des seconds, au lieu de faire eux-mêmes les efforts d’adaptation nécessaires.
© BOGDAN KONOPKA/MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE
On peut inversement estimer que ces pays ont un potentiel considérable d’amélioration de l’efficacité de l’énergie tout en ayant un grand besoin de développement et que ces échanges vont leur en donner les moyens.
Il y a matière à débat sur les modalités à retenir pour organiser au mieux la solidarité entre les peuples, tout en contribuant à la lutte contre l’effet de serre. Mais on n’en entend guère parler.
La controverse porte sur l’éventualité de l’institution d’un tel système d’échanges dans le cadre d’un pays développé, en l’espèce la France, ou d’un groupe de pays, pour contraindre les entreprises à réduire globalement leurs émissions de gaz carbonique au niveau de l’engagement pris par les autorités politiques.
Le principe est assez simple et peut être illustré par l’expérience de réduction globale des émissions de SO2 par les centrales électriques aux USA5 : le législateur, à partir d’un niveau d’émission de départ, a fixé un niveau – objectif à une échéance déterminée, assorti d’un calendrier de diminution. Ces contraintes étaient à répartir entre les entreprises. On a attribué à chaque usine une référence initiale d’émission en multipliant sa production d’énergie électrique par un coefficient forfaitaire national. Chaque année, chaque usine a l’obligation de ne pas dépasser, sous peine de fortes pénalités, le niveau d’émission déterminé selon sa production avec un coefficient dégressif, corrigé en plus ou en moins selon les références de quantités qu’elle a cédées ou acquises auprès des autres industriels à un prix fixé par le marché. Le système s’applique aux créations et cessations d’activité.
L’objectif fixé par la loi est ainsi obtenu avec souplesse et l’on démontre qu’il l’est au moindre coût global6, chaque industriel ayant intérêt à acheter ou à vendre selon le coût marginal des réductions d’émissions pour ses installations.
Le cas de la réduction des émissions industrielles de CO2 est un peu plus complexe car il faut procéder à une répartition des contraintes entre plusieurs branches industrielles et tailles d’entreprises ; de plus, une harmonisation entre pays est nécessaire pour limiter les distorsions de concurrence. Mais un tel système, sous réserve de modalités adaptées, qui peuvent être débattues, paraît utilisable avec efficacité pour contribuer au respect de nos engagements7.
Il n’y a rien là de scandaleux.
D’où vient donc qu’en France cette perspective soulève des tollés et que les pouvoirs publics, tout en admettant la nécessité de sa mise en œuvre lui assignent un rôle bien moindre qu’à la réglementation et à la taxation, sans que l’on ouvre un débat public sur les avantages et inconvénients comparatifs de ces systèmes et sur leur efficacité. On comprend qu’il y ait des réticences, mais pourquoi agir comme si l’on avait honte d’un tel projet.
Essayez donc de demander à vos amis, ou à des passants, s’ils sont partisans des » permis de polluer » !
Vous pourrez toujours expliquer qu’il ne s’agit pas de l’octroi d’un droit mais de la répartition d’une contrainte, que la production, la vie même, engendre des pollutions que l’on peut réduire mais rarement supprimer, que les autorisations administratives classiques comportent l’acceptation d’un certain niveau d’émissions polluantes… L’emploi de cette expression suffit à entraîner une réaction de rejet sans examen, ce qui fait bien l’affaire des tenants du pouvoir administratif et des bénéficiaires des taxes.
Est-ce voulu ? ou le simple fruit des habitudes » intellectuelles » des médias ? En tout cas, c’est efficace.
L’exemple du principe de précaution
Dans l’article 3 de la Convention sur les changements climatiques, signée au Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992, figure une affirmation au sujet des mesures de précaution à prendre pour en atténuer les causes : » Quand il y a risque de perturbations graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour différer l’adoption de telles mesures… »
Il y avait déjà à l’époque de fortes présomptions de l’existence d’un risque important, la croissance continue de sa cause présumée et l’hystérésis des équilibres radiatifs rendant particulièrement inquiétant tout retard dans les tentatives de maîtrise. D’autre part l’action internationale est lente par nature. L’argument était justifiable.
Un texte analogue a été introduit en 1995 dans la législation française en l’étendant à tout ce qui concerne la protection de la nature avec la dénomination, déjà à la mode dans les milieux protectionnistes, de principe de précaution. Depuis lors, cette appellation a prospéré, notamment dans le champ des peurs de la santé publique.
Les tenants d’une protection absolue de l’environnement, ou de la mise en cocon de l’espèce humaine, s’en sont réjouis à juste titre, car l’emploi courant de cette formule est une arme de choix.
Les responsables politiques ont pris l’habitude de dire » j’applique le principe de précaution » pour justifier des décisions vis-à-vis d’une opinion qui n’a pas droit à un exposé des faits, à un examen contradictoire des connaissances scientifiques et de leurs extrapolations, à une évaluation comparative des conséquences des décisions envisageables. Ce n’est pas seulement de la cachotterie, la référence à un principe a dispensé de la réflexion.
On pourrait discuter, à la lumière de l’histoire des sciences, de la possibilité de parvenir à une certitude scientifique absolue quand il s’agit de phénomènes complexes. Exiger ce genre de preuve pour prendre en compte un risque serait se condamner à ne jamais en tenir compte. Mais exiger la preuve inverse8 d’une absence de risque, encore plus difficile, conduit à justifier n’importe quelle attitude de refus. Ne pas l’expliciter relève de l’escroquerie intellectuelle.
Il est amusant, quand quelqu’un emploie cette formule, de lui demander, ce qu’il a voulu dire et quelle est la justification de la décision qu’il a prise ou qu’il préconise. Il y a ceux qui se réfèrent à l’adage » dans le doute abstiens-toi « 9, ce qui présente l’avantage de supprimer à terme les atteintes à l’environnement par disparition d’une espèce capable de se rendre compte des dangers incertains que vont courir ses enfants.
Il y a ceux pour lesquels plus est grande l’incertitude plus il faut la prendre en compte, la plus petite présomption de danger exprimée par un laborantin ayant plus de poids que toute autre considération.
D’autres développent une argumentation qui justifie la prudence ; mais pourquoi donc utiliser une telle formule alors qu’il s’agit d’une démarche normale.
On pourrait en rire, comme du langage » hexagonal » de nos modernes pédagogues patentés.
Mais l’emploi de cette formule magique cache trop souvent soit une démission de l’intelligence, soit une peur des responsabilités ; et la perspective d’une société gouvernée par le principe de pusillanimité n’a rien de réjouissant.
Quand le Conseil d’État justifie la suspension de l’autorisation d’une variété de maïs transgénique en invoquant le principe de précaution, car il estime que l’on n’a pas la preuve scientifique absolue de son innocuité, on mesure la déformation subie par le texte de Rio. Et bientôt quelque tribunal pénal…
Une clarification indispensable
Il est normal que s’expriment des opinions divergentes ; c’est même indispensable au progrès scientifique et à la prise de décisions rationnelles.
Même si l’on ne partage pas les espoirs des encyclopédistes du XVIIIe siècle, il est important que ceux qui le peuvent contribuent à l’instauration de dialogues constructifs en s’efforçant de rechercher des éléments objectifs derrière les faux-semblants du vocabulaire publicitaire.
Mais si la population ne peut disposer de véritables informations, elle devient le jouet des manipulateurs de slogans, aussi fiables que ceux des marchands de lessives.
Les tenants de la protection absolue ne sont pas les seuls coupables d’entretenir la confusion, ils sont simplement plus adroits que leurs adversaires.
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1. Qui permettent notamment d’annoncer que tel toxique, à une faible dose dont les effets n’ont jamais pu être constatés, est responsable d’un certain nombre de décès dans le monde, ou de publier un nombre précis d’espèces disparues chaque année, alors que l’on ignore l’existence de la plupart d’entre elles.
2. Par exemple, les dosages de dioxine dans l’alimentation en France ont fait l’objet de nombreux articles » scientifiques « , tandis que l’avis ultérieur du Conseil national de sécurité sanitaire concluant que la population n’était pas globalement surexposée n’a donné lieu qu’à quelques lignes discrètes.
3. Les experts affectionnent la règle de 3, sans toujours vérifier la pertinence de son application ; l’examen du calcul par les experts de l’OMS de la limite de la teneur en plomb de l’eau de boisson est instructif.
4. La constatation de l’innocuité de l’absorption de nitrates pour l’espèce humaine est un tabou, dont le professeur Apfelbaum (in Risques et peurs alimentaires, éd. Odile Jacob) explique les diverses raisons.
5. Une description aussi brève ne peut porter sur les détails d’organisation qui, à mon avis, n’affectent pas l’essentiel.
6. Ce qui est d’intérêt général, les moyens utilisés pour la réduction limitant ceux qui sont disponibles pour la production de biens et services.
7. Contribuer seulement car en France, les émissions de CO2 des secteurs énergie et industrie ne représentent que 43,5 % du total (1997).
8. Le renversement de la charge de la preuve, implicite dans ce cas, résulte en général d’objectifs socio-politiques.
9. Dire in dubio abstine donne l’apparence d’une justification culturelle.