Protéger les actifs immatériels dans un monde ouvert
Toutes les manières de gérer les brevets, soit en monopole d’utilisation, soit de manière ouverte pour récupérer ultérieurement les bénéfices de leur utilisation. Parmi les exemples d’actifs immatériels méconnus, Google qui rachète hors de prix une société de thermostats connectés pour récupérer les données d’utilisation sur de vastes territoires aux États Unis.
IBM est le premier déposant mondial mais donne des brevets à la communauté Linux. Google est le 8e déposant mondial mais sponsorise le logiciel libre Android.
Tesla est le leader de la voiture électrique mais ouvre sa propriété intellectuelle à ses concurrents. La légitimité même des brevets semble diviser les acteurs économiques en deux camps opposés, dont la guerre Apple/Samsung fut récemment l’emblème.
REPÈRES
L’innovation se trouve aujourd’hui jouer un rôle particulier en se trouvant à la croisée de trois grands mouvements de fond de la société humaine : la numérisation qui rend tout concept malléable et utilisable immédiatement ; la connexion qui réduit tout l’espace-temps à une unique interface homme-machine ; enfin, le désir important de transformer le monde porté par la force des idéaux environnementaux et sociaux.
MONOPOLE CONTRE OUVERTURE
Du côté d’Apple, les défenseurs du brevet veulent protéger leurs technologies par des monopoles d’utilisation. Ne se coupent-ils pas de la dynamique ouverte de partage, créatrice de richesse ?
“ La notion même de l’existence des brevets semble aujourd’hui diviser les acteurs économiques ”
Du côté de Samsung les tenants du partage libre et gratuit voient le brevet comme une entrave à l’économie collaborative.
Ne risquent-ils pas de perdre leur savoir-faire et leur identité ? Dans la compétition numérique où les gagnants sont les premiers entrants (first takes it all), le brevet est-il un atout ou est-il au contraire devenu obsolète pour les transferts de technologie ?
LES LEVIERS STRATÉGIQUES D’UN TRANSFERT TECHNOLOGIQUE RÉUSSI
Trois exemples peuvent éclairer notre réflexion. En 2014, Google rachète la société Nest Labs, fabricant de thermostats connectés, pour 3,2 Mds USD. Cette transaction valorise la start-up à 30 fois son chiffre d’affaires, ce qui est inexplicable par une approche comptable traditionnelle.
À taille similaire, le français Withings, pionnier des objets connectés, est en effet quinze fois moins valorisé, lors de son acquisition par Nokia en 2016. Nest Labs a installé des milliers de thermostats sur une large surface géographique. Cela lui permet de collecter massivement de nombreuses données sur la maison connectée.
Les capteurs de température renseignent les profils de consommation d’énergie des habitants. Les capteurs à basse fréquence, destinés au départ à repérer les tentatives d’effraction, détectent aussi très tôt la propagation d’une onde sismique.
Ces applications sont protégées par trente brevets d’usage qui préemptent un territoire incontournable pour accéder aux marchés de la maison connectée. Cet actif immatériel se valorise idéalement avec deux savoir-faire : les moteurs de recherche, qui sélectionnent des données utiles dans un océan d’information, et l’intelligence artificielle, qui transforme ces données en économies d’énergie.
Or ces deux savoir-faire sont des actifs immatériels détenus par Google, auquel Nest Labs apporte ainsi une perspective de prééminence confortable sur tout le secteur clé de la maison connectée.
Le fabricant de thermostats connecté Nest Labs a été racheté par Google pour la richesse de ses données. © NEST
Second exemple, en 2016, Apple augmente les capacités de son assistant personnel SIRI, bien connu des utilisateurs d’iPhone, par le rachat de TURI pour 200 M€. Il s’agit d’une plateforme d’apprentissage statistique (machine learning), qui dispose de centaines d’algorithmes sur l’environnement ouvert GraphLab.
En libre accès, il est mis en œuvre par une large communauté de développeurs qui en a assuré le succès mondial. Ces outils sont aussi discrètement protégés par quatre brevets clés. Avec l’acquisition de TURI, cette communauté devient un actif immatériel d’Apple, pérennisé par ces brevets.
Troisième exemple, Tesla a développé plusieurs centaines de brevets dédiés à la voiture électrique. Le fabricant annonce en juin 2014 qu’il concède des licences gratuites de l’ensemble de ses brevets, y compris à ses concurrents.
Son fondateur Elon Musk dit vouloir « attirer vers ses brevets et motiver ainsi les ingénieurs les plus talentueux dans le monde, via une philosophie de l’open source », les détourner massivement des véhicules à essence et en finir avec « la masse étouffante de voitures à essence produites chaque jour dans le monde ».
Pour autant il n’abandonne pas ses brevets, toujours maintenus, et ne dit rien non plus sur sa possible création future de brevets. Cette stratégie est rendue possible par le savoir-faire accumulé, un actif immatériel constituant une avance considérable dans le domaine de la voiture électrique.
Dès lors, Tesla a intérêt à encourager ses propres concurrents à former le vivier futur d’ingénieurs qu’il souhaite attirer vers la voiture électrique. Le constructeur fait le pari que les intéressés, dont la compétence devient un actif immatériel actionnable, viendront ensuite majoritairement rejoindre ses propres équipes, détentrices du meilleur état de l’art mondial.
De plus, la licence gratuite de ces brevets crée un standard de fait qui bénéficiera en retour à la technologie propriétaire de Tesla, toujours protégée par ses brevets actuels, ainsi potentiellement que par de futurs brevets. Le cœur de métier se renforce grâce à ces deux mouvements.
DES EXEMPLES RICHES D’ENSEIGNEMENT
Dans un monde ouvert, il est indispensable pour l’entreprise de recenser tous ses actifs immatériels, constituer des îlots de rentabilité correspondants et favoriser les flux d’activité autour de ces îlots. Ce travail couvre de nombreux aspects dont nous donnons quelques exemples.
Les actifs immatériels recèlent une valeur latente que ne révèlent pas les chiffres comptables d’une entreprise. En comprendre toute l’étendue notamment eu égard à l’ensemble des actifs de propriété intellectuelle [1] [2] permet d’identifier de fortes potentialités insoupçonnées.
“ Le mouvement issu d’un actif immatériel importe plus que la position acquise par la seule possession de cet actif ”
L’alliage dynamique des brevets avec d’autres actifs immatériels peut s’avérer précieux. Dans le cas de TURI, le dynamisme des communautés de développeurs valorise la propriété industrielle jusqu’à atteindre un montant de 50 millions de dollars par brevet.
À l’inverse, l’exemple de Tesla illustre comment l’ouverture de la propriété industrielle peut valoriser un savoir-faire interne.
Comme les marchés du numérique sont caractérisés par le régime de la « concurrence monopolistique » [3], le leadership est conforté par les normes de fait. Dès lors, le leader a intérêt à accorder des licences gratuites de sa propriété intellectuelle pour lancer la création de normes.
Il s’agit moins de battre la concurrence que de l’amener à faire prospérer un environnement dont l’entreprise contrôle les îlots de rentabilité. Lorsque le savoir-faire de pointe est externe, la stratégie de fermeture de la propriété intellectuelle permet de la valoriser par anticipation des synergies futures.
Lorsque le savoir-faire de pointe est partagé par une communauté, la stratégie de partage des logiciels et de conservation des brevets clés permet de piloter la création de valeur.
Les apparences du first takes it all peuvent être trompeuses. On a longtemps cru que la création de valeur provenait de la seule capacité à fédérer et animer des communautés grâce à l’open source, au marketing viral ou à l’ubérisation.
Cette erreur avait fait renoncer de nombreuses entreprises aux brevets. Google, en particulier, a été contraint de faire volte-face dès 2011 avec le rachat de Motorola. Il est devenu depuis lors le 8e déposant de brevets au monde.
CONTRÔLER LA CHAÎNE DE VALEUR
Ces enseignements pourraient inspirer à profit la stratégie des grandes entreprises. IBM par exemple doit résoudre aujourd’hui un enjeu de taille dans sa relation avec ses prescripteurs pour sa plateforme Watson.
ANTICIPER LES ÉTAPES FUTURES
L’Internet des objets est une révolution qui fait converger les systèmes informatiques avec les télécommunications et le big data. La mise en connexion de capteurs, d’actionneurs et de machines robotisées multiplie les logiciels de simulation, de modélisation et d’intelligence artificielle.
La chaîne de valeur économique se trouve ainsi dans les systèmes ouverts, les initiatives inventives et les applications métiers qui valorisent des données massives de plus en plus disponibles.
Elle est donc essentiellement contrôlée par les communautés de développeurs, multiformes et mouvantes par nature, plutôt que par des entreprises à organisations structurées et pérennes.
Cet outil d’intelligence artificielle fait face à Google et son TensorFlow pour Android, à Microsoft et son MS Azure, et à Apple et son assistant SIRI, ouvert aux développeurs par l’acquisition de TURI.
Historiquement, les clients d’IBM étaient les directions informatiques des grands groupes, qui faisaient travailler directement les développeurs.
Puis sont apparus les intermédiaires, les revendeurs, les partenaires commerciaux, les éditeurs et sociétés de services informatiques, devenus autant de prescripteurs des solutions IBM.
Aujourd’hui les circuits de prescription et de commercialisation sont ramifiés et réticulaires.
EFFETS DE LEVIER
Il s’agit donc pour IBM d’attirer et de fidéliser ces communautés de développeurs en créant un effet de levier avec ses brevets.
L’entreprise pourrait à cette fin communiquer en se fondant sur son image privilégiée dans les secteurs déjà explorés comme le diagnostic médical, la finance ou les centres d’appels ; mettre en avant sa relation avec les communautés de développeurs actives dans ces secteurs spécifiques ; ouvrir sa plateforme Watson à des communautés de développeurs qui s’intéressent à de nouveaux secteurs non encore explorés, favoriser les relations entre ces communautés et sa clientèle existante dans ces nouveaux secteurs, et enfin ouvrir son portefeuille de brevets à ces communautés.
STRATÉGIES HYBRIDES
La révolution numérique a longtemps opposé deux camps : celui des défenseurs de la propriété intellectuelle et celui du partage libre et gratuit, de l’économie collaborative et du first takes it all.
“ Combiner des brevets et des dispositifs de partage gratuit ”
Or l’histoire récente des stratégies d’acteurs exemplaires montre que ces approches se complètent davantage qu’elles ne s’opposent.
Aujourd’hui s’ouvre une ère de stratégies hybrides qui permettent de piloter les transferts technologiques : stratégie « ouverte » pour accélérer les partenariats, la viralité des usages, pour créer de nouveaux flux d’activité grâce aux actifs immatériels, par exemple en attirant des talents ou en créant des normes.
Stratégie « fermée » pour maximiser la valeur des synergies trouvées avec les actifs immatériels, tels par exemple les savoir-faire externes.
Stratégie mixte, entre les deux, lorsque l’entreprise anime une communauté ouverte tout en voulant conserver des brevets clés.
Mais, dans tous les cas, la propriété industrielle reste au cœur des stratégies de valorisation et de transfert technologiques.