Quand la finance revient à la raison
REPÈRES
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Parler des rapports entre le monde de la finance et celui du numérique, c’est d’abord rapprocher deux domaines qui ont connu, au cours des quinze dernières années, des mutations et un développement spectaculaires. C’est confronter deux univers qui ne laissent pas indifférent et suscitent de réelles controverses. Et présentent de troublants points communs : apportant une contribution substantielle au développement économique et aux besoins des entreprises et des ménages, mais pouvant se révéler profondément destructeurs ; à l’origine de fortunes rapidement acquises, et parfois jugées excessives ; posant aux régulateurs de véritables défis économiques et techniques, et aptes à contourner de nombreuses formes de contrôle.
Après plusieurs années d’indifférence, la rencontre entre un excédent de liquidités dans les pays occidentaux, l’ouverture à la concurrence des télécommunications, la démocratisation des ordinateurs individuels et les lourds investissements informatiques engendrés par la préparation du passage à l’an 2000 et à l’euro vont conduire à un véritable feu d’artifice financier, sans précédent par son ampleur et son caractère mondial.
Le secteur bancaire, pionnier du numérique
Le monde bancaire connaît le numérique depuis longtemps déjà : à l’époque où les premiers mails s’échangeaient entre organismes de recherche et universités américaines, les banques pratiquaient depuis longtemps les échanges de données électroniques au travers du réseau SWIFT, créé en 1971 pour dématérialiser les échanges interbancaires tout en leur maintenant un haut niveau de sécurisation.
On assiste à une frénésie d’introductions en Bourse, de fusions-acquisitions, de flambée des valeurs, de créations de projets, dont tout laissait croire alors qu’elles préludaient à une croissance exponentielle des activités numériques, des télécommunications, d’Internet, des secteurs technologiques.
Un coup de foudre fondateur
L’économie numérique a matérialisé le fantasme secret du monde financier
La suite est bien connue, parfaite représentation de l’éclatement des bulles spéculatives qui ont jalonné l’histoire de la finance depuis la crise de la tulipe hollandaise au XVIIe siècle, avec son cortège de chutes des cours, de faillites ou de plans de sauvetage, de restructurations sévères et d’arrêt de nombreuses activités et start-ups de la nouvelle économie.
Les coups de foudre ne naissent pas du hasard. Par quel miracle l’engouement des investisseurs financiers pour la nouvelle économie a‑t-il atteint des sommets jusqu’alors inégalés ? Comment les acteurs de cette nouvelle économie ont-ils pu déplacer des flux financiers aussi considérables ?
Une fascination réciproque
La folie numérique
AOL et Time Warner annoncent une fusion de 280 milliards de dollars en janvier 2000. En février, Vodafone rachète Mannesmann pour 180 milliards d’euros. Ce sont encore à ce jour les deux plus grosses opérations de fusion-acquisition jamais réalisées. La « nouvelle économie » fait le bonheur de la finance et de nombreux financiers et investisseurs. L’indice Nasdaq est multiplié par cinq en cinq ans. Sur la même période, le CAC 40 ne fera « que » tripler. Les groupes présents dans ces segments s’endettent sans limite apparente, et entrer au capital d’une start-up Internet devient un privilège que se disputent férocement les investisseurs.
L’économie numérique a matérialisé à cette époque ce qui constituait le fantasme secret du monde financier. Celui-ci s’est construit sur une vision maîtrisée des risques et de la croissance, sur une capacité à anticiper et à mesurer tant les risques que les rendements. Mais il n’aspire qu’à s’extraire de ce monde continu et prévisible, pour créer des ruptures, des instabilités, qui seules peuvent apporter le supplément de création de valeur recherché par chacun, et si difficile à trouver si tous l’anticipent. Le décloisonnement des marchés financiers, entraîné par la déréglementation de la fin des années 1980, avait créé un système sophistiqué de prix des actions, dans lequel l’espérance de gain était limitée par une anticipation toujours plus affûtée des gains futurs. Sans rupture de ces anticipations, comment créer davantage de richesse pour les investisseurs et pour les intervenants de marché ?
Une croissance sans limite
Ainsi, lorsque les taux de croissance de l’ensemble des industries technologiques (télécommunications, équipements, informatique) ont commencé à croître, sous l’effet combiné de plusieurs éléments conjoncturels (équipement croissant en téléphonie mobile et en ordinateurs, préparation à l’an 2000, etc.), le monde financier n’a voulu y voir que le début d’une nouvelle ère de croissance sans limite pour l’ensemble de ces activités. Internet seul n’aurait pu engendrer ce phénomène ; il fallait tout le poids financier du monde des télécommunications, gourmand en capitaux et générant de forts cash-flows, pour offrir aux investisseurs la dimension et la liquidité suffisantes au plein exercice de leur fantasme.
Le secteur de l’économie numérique n’est plus hypertrophié par rapport aux autres
Mais l’engouement a été réciproque : combien de start-ups créées par d’anciens banquiers ou consultants avec l’objectif d’un enrichissement immédiat par une cotation en Bourse aussi rapide que possible ? Combien de groupes modifiant profondément leur stratégie, leur culture, ou leur périmètre, pour satisfaire à cette soif de nouvelle économie de leurs actionnaires financiers ? Combien d’hommes d’affaires avisés succombant à cette tentation d’un argent vite gagné et vite reperdu ?
Des proportions plus raisonnables
Après de tels excès, on aurait pu attendre de la finance qu’elle brûle ce qu’elle avait adoré, et qu’elle assèche durablement le financement des technologies nouvelles. Si les investisseurs et les banques ont certes traversé – jusqu’en 2003 – une période de rejet et de désaffection à l’égard du monde des technologies numériques, celle-ci a aussi touché de nombreux autres secteurs de l’économie et ne s’est pas révélée durable.
LBO
Le LBO, de l’anglais Leverage Buy-Out, est un terme générique désignant un montage juridico-financier de rachat d’entreprise par effet de levier (leverage), c’est-à-dire par recours à un fort endettement bancaire. Le but de l’opération est de permettre aux repreneurs de racheter une société en apportant aussi peu de capital que possible.
Le secteur a même bénéficié largement de la vague des grands LBO qui ont rythmé le retour à la confiance des années 2005 à 2007 : câblo-opérateurs (Numericable), opérateurs satellites (LBO de 17 milliards de dollars sur Intelsat), opérateurs télécoms (13 milliards d’euros sur TDC au Danemark), groupes médias (Nielsen). Mais le secteur de l’économie numérique n’est plus hypertrophié par rapport aux autres. Les niveaux de valorisation ont fortement baissé, sous le poids non seulement de l’éclatement de la bulle spéculative des années 2000, mais aussi et surtout des performances récentes souvent décevantes en termes de croissance et d’évolution des business models.
Le poids du secteur directement ou indirectement relié à l’économie numérique a fortement baissé dans les grands indices : à 12,5% au sein de l’Eurostoxx 50, et 9 % au sein du CAC 40. Or, la nouvelle économie représentait environ la moitié de tous les grands indices en mars 2000. De même, la part prépondérante de la nouvelle économie dans les opérations de fusion-acquisition est désormais ramenée à de plus justes proportions, autour de 10% depuis deux à trois ans, davantage en phase avec la place que le secteur occupe dans le PIB.
Des financements contrastés
Une des particularités de la nouvelle économie lors de la bulle de l’an 2000 a été de jouer la carte de la désintermédiation en allant solliciter non les banques, mais directement les investisseurs. Aussi les banques n’ont-elles que peu souffert des conséquences de l’éclatement de la bulle, mais en ont-elles conservé une forme de prudence à l’égard du financement de ces activités nouvelles.
Des financements publics mais aussi des recettes accrues pour l’État
Il est vrai que, pour le monde financier, le financement de l’économie numérique se subdivise schématiquement en deux sous-ensembles bien distincts dans leurs caractéristiques. D’un côté, le financement d’entreprises d’infrastructures (opérateurs télécoms, satellites, câble, etc.) qui constitue un métier classique au sein des banques, et qui peut faire appel à toute une palette d’instruments différenciés : prêts et obligations corporate classiques, financement de projets non recourse, financement par dette LBO ou obligations high yield pour les leviers les plus importants, etc.
Faire face aux à‑coups
La disponibilité de ressources financières pour ces projets est restée constante au travers des crises successives (y compris celle que nous vivons actuellement), mais la proximité de lourdes échéances de remboursement des LBO du secteur, et l’arrivée à maturité du secteur des télécoms dont les résultats sont désormais sous tension, incitent les banques et les investisseurs obligataires à une prudence croissante qui pourrait constituer un frein si le secteur devait connaître une nouvelle phase d’investissement intensif.
Ebitda
L’Ebitda (Earning before interest, taxes, depreciation and amortization), ou marge brute d’exploitation, correspond aux bénéfices obtenus avant déduction des charges financières, des impôts, des provisions et amortissements. Il a souvent été utilisé comme agrégat de référence dans les modèles de valorisation de l’économie numérique.
À l’autre bout du spectre, les entreprises du monde de l’Internet, qui avaient massivement fait appel aux marchés actions pour se financer principalement auprès d’investisseurs en capital, et qui ont majoritairement vu se tarir cette source de liquidités, n’ont eu d’autre choix que de développer – pour celles qui ont survécu – un modèle non consommateur de trésorerie, soit principalement à besoin en fonds de roulement négatif. Les grandes entreprises américaines de l’Internet (Google, Yahoo, Amazon, eBay) ont donné l’exemple, avec des niveaux de trésorerie nette à leur bilan parfois spectaculaires. Tel est aussi devenu le cas des entreprises technologiques, conduites à dégager des cash-flows excédentaires pour ne pas dépendre des banques et faire face aux à‑coups conjoncturels parfois brutaux.
L’économie numérique peut aussi nécessiter des financements publics, qui sont surtout nécessaires lorsqu’une industrie utilisatrice est confrontée à une reconversion majeure sans avoir la capacité financière de la mener sans crédits nouveaux : tel est par exemple le cas de la numérisation des contenus culturels (musées, archives) ou des services publics.
Mais le développement des infrastructures nouvelles peut très largement s’autofinancer par le secteur privé, voire continuer à générer de nouvelles recettes fiscales comme on vient de le voir avec la mise aux enchères des fréquences 4G, qui a rapporté 3,5 milliards d’euros à l’État, et comme on le verra encore si les projets de taxe sur la publicité en ligne se concrétisent prochainement.
De nouveaux business models
Une des caractéristiques de l’économie numérique est d’avoir fait émerger de nouveaux business models, souvent en rupture par rapport aux précédents, mais aux effets économiques encore incertains. Pour les investisseurs et les banquiers, appréhender ces modèles, les comprendre, en anticiper les effets, deviennent des facteurs essentiels au financement, à la valorisation de cette nouvelle économie, mais aussi un facteur important dans le traitement réservé aux activités traditionnelles. Les effets très contrastés selon les secteurs concernés rendent très difficile l’analyse économique tant des nouveaux acteurs que des entreprises traditionnelles lorsqu’elles sont affectées par l’économie numérique ou qu’elles souhaitent au contraire s’y développer.
Facebook en Bourse : une valorisation audacieuse
Facebook a prévu de s’introduire en Bourse au second trimestre 2012, sur la base d’une valorisation comprise entre 80 et 100 milliards de dollars, soit près de 100 fois son bénéfice net 2011. C’est nettement plus que la moyenne du Nasdaq (17 x), et bien davantage que Google en 2004. Toutefois, de nombreux analystes et observateurs appellent à la prudence, et déconseillent aux particuliers de souscrire à l’opération, qui sera un test important dans le regain d’intérêt actuellement constaté aux États-Unis pour le secteur technologique.
Outre-Atlantique, les valorisations des principaux réseaux sociaux leaders (Facebook, LinkedIn, Twitter) atteignent aujourd’hui des sommets (près de 100 Ebitda pour LinkedIn) fondés à la fois sur un historique avéré de forte croissance et de fortes marges, ainsi que sur le pari que le potentiel de monétisation publicitaire d’une gigantesque base d’utilisateurs globale est encore très sous-estimé. Amazon bénéficie également d’une valorisation très élevée (25 Ebitda) même au regard d’une croissance qui reste supérieure à 20 % par an.
Mais cet engouement ne s’étend plus à l’ensemble des acteurs de l’économie numérique. Le moindre ralentissement dans la croissance, et les niveaux de valorisation sont ramenés à leurs équivalents de l’économie traditionnelle : eBay se valorise sur des multiples très proches des acteurs de la distribution traditionnelle, et Google affiche désormais le même multiple de résultat d’exploitation que Publicis.
Quant aux acteurs de taille plus réduite, en Europe notamment, où les investisseurs s’enthousiasment plus difficilement, ils peinent à faire valoir leur singularité numérique au milieu d’un marasme financier profond. Le Nasdaq vient certes d’atteindre à nouveau les 3 000 points, mais il s’agit d’un niveau moyen entre le record de 2000 (5 048 points) et le point bas (1 114 points) touché en octobre 2002.
Revoir les modèles financiers
Le numérique, annonciateur de crise ou de croissance ?
Les mondes de la finance et de l’économie numérique sont revenus à l’âge de raison. On assiste depuis quelques années à une banalisation de leurs rapports (la finance se laisse aujourd’hui davantage séduire par l’univers des ressources naturelles), qui est sans doute bienvenue après les exubérances du passé. Mais on peut se demander si ce retour à la raison ne sous-estime pas les transformations profondes que le numérique est en train d’apporter à de nombreuses activités économiques, et qui sont aujourd’hui mal appréhendées faute de pouvoir anticiper et mesurer les déplacements de valeur associés. La crise financière et économique actuelle, l’arrivée à l’âge adulte de générations qui auront grandi entourées d’objets numériques et communicants, le développement d’Internet et des télécommunications dans les pays émergents, tous ces facteurs devraient accélérer – et non freiner – la rupture numérique. Cela implique de réévaluer les modèles financiers traditionnels, qui aujourd’hui ne raisonnent qu’en continuité et en prolongement de tendances existantes, et ne possèdent pas les outils pour modéliser des chocs technologiques aussi massifs. Une nouvelle crise financière en perspective ? Ou à l’inverse la matérialisation – enfin – des promesses de croissance exprimées en vain par la nouvelle économie il y a plus de dix ans ?
La numérisation se généralise, mais de manière hétérogène
De plus en plus de secteurs ont aujourd’hui des « avatars » numériques, développant des activités semblables mais sur une sphère dématérialisée, et dans laquelle les acteurs traditionnels ont – ou n’ont pas – investi. Les majors musicales commencent ainsi, après plusieurs années d’érosion de leurs recettes, à reprendre le contrôle du streaming, entre lutte contre le piratage et développement d’offres d’accès attractives sur le Net (et via iPod et iPad). L’édition de livres réfléchit aux services qui pourraient lui éviter de connaître le sort de la musique. Le commerce électronique voit coexister les acteurs de la distribution traditionnelle (notamment pour l’alimentaire) et de nouveaux acteurs (Vente-Privée, PriceMinister, etc.).
Le monde des petites annonces écrites est profondément bouleversé par Internet, mais le secteur bancaire, à l’inverse, n’a pas vu déferler de nouveaux et sérieux concurrents on-line, malgré plusieurs tentatives.
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