Quand le juge consulaire fait appel à l’expert judiciaire
Le choix de l’expert judiciaire pour une affaire est proposé par le délégué général aux mesures d’instruction. Sa nomination est soit ordonnée en référé, soit décidée dans le cadre d’un jugement au fond avant dire droit, soit ordonnée par un juge consulaire dit « juge-commissaire » dans le cadre des procédures de prévention des difficultés des entreprises.
Nous nous limiterons aux deux premiers cas, qui sont les plus nombreux.
REPÈRES
Le juge consulaire, bénévole au service du ministère de la Justice, traite principalement de deux aspects de la vie des entreprises : les litiges entre commerçants, à l’exception de la propriété intellectuelle, et la problématique des entreprises en difficulté. Les candidats à cette fonction sont majoritairement des dirigeants de petites et moyennes entreprises, ou des cadres dirigeants opérationnels ou fonctionnels de grands groupes.
Après sélection, le candidat est élu une première fois juge consulaire pour deux ans. Il peut être réélu trois autres fois pour une période de quatre ans ce qui fait qu’il est au maximum en exercice pendant quatorze ans. D’un système uniquement électif au début des années 2000, le processus s’est beaucoup professionnalisé.
Le futur juge doit suivre une formation organisée par l’École nationale de la magistrature et le tribunal. Celle-ci est sanctionnée par un examen qu’il doit réussir. Au cours de ses quatorze ans de judicature, le juge complète chaque année sa formation.
La nomination de l’expert
En référé, le ou les demandeurs d’expertise invoquent l’article 145 du Code de procédure civile : « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé. »
Au fond, le juge s’appuie sur l’article 232 du Code de procédure civile : « Le juge peut commettre tout technicien de son choix pour l’éclairer par des constatations, par une consultation ou par une expertise sur une question de fait qui requiert les lumières du technicien. »
Des préjudices importants
Le juge peut commettre tout technicien de son choix pour l’éclairer
Au début des années 2000, Paris ordonnait de 500 à 600 expertises par an. Ce nombre n’a fait que baisser pour se stabiliser autour de 200. Il faut noter que beaucoup d’expertises s’arrêtaient rapidement, la partie demanderesse s’apercevant qu’elle n’avait pas les moyens ou que le niveau du préjudice était faible par rapport au coût de l’expertise.
En revanche, les expertises sont de plus en plus complexes et sont motivées par des préjudices allégués importants. Désormais, la plupart des contrats prévoient le traitement amiable des litiges avant de faire appel à la justice.
Le juge a un rôle de conciliateur et conseille aux parties de s’arranger. Ce n’est que quand cela n’est plus possible que l’expertise est ordonnée. Les désordres, objets de ces litiges, proviennent soit de l’imbrication des technologies employées, des performances de plus en plus poussées demandées aux produits, des contraintes réglementaires, soit du caractère très pointu et nouveau de la technologie.
Un défaut dans un produit, même secondaire, dans le monde du nucléaire, de la pharmacie peut entraîner des préjudices très importants. Le solaire, l’éolien sont déjà objets de litiges, sans oublier d’évoquer la microélectronique des produits de grande consommation.
Ces expertises supposent de faire appel soit à des généralistes très expérimentés, soit à des jeunes professionnels très pointus, soit à la combinaison des deux. L’article 278 du Code de procédure civile dit : « L’expert peut prendre l’initiative de recueillir l’avis d’un autre technicien mais seulement dans une spécialité différente de la sienne. »
Nous sommes obligés, du fait de leur nombre limité, de nommer les mêmes experts qui sont surchargés. Les expertises durent alors trop longtemps, ternissant l’image de la justice.
L’expert judiciaire
L’expert judiciaire doit être inscrit dans une ou plusieurs spécialités auprès d’une cour d’appel. Il existe huit branches :
A – agriculture, agroalimentaire, animaux, forêts ;
B – arts, culture, communication et médias, sport ;
C – bâtiment, travaux publics, gestion immobilière ;
D – économie et finances ;
E – industries ;
F – santé ;
G – médecine légale, criminalistique et sciences criminelles ;
H – interprétariat, traduction.
Elles sont divisées en rubriques, elles-mêmes composées de spécialités.
Dans certaines spécialités, l’inscription devient un véritable concours car il y a abondance d’experts. Pratiquement, la cour d’appel de Paris n’a pas inscrit en 2013 de nouveaux experts dans certaines spécialités de la branche D. En revanche, elle manque de demandes d’inscription dans les domaines techniques.
Après son inscription dans une cour d’appel, l’expert devient membre d’une compagnie d’experts qui le forme à l’expertise judiciaire. On attend de l’expert qu’il soit capable de gérer techniquement l’expertise mais aussi et surtout qu’il soit capable de gérer les relations avec les parties. Il ne peut donc pas être seulement un pur technicien.
La vie d’une expertise
La décision d’expertise consiste, en respectant le contradictoire, à nommer un expert et à décider d’une mission, des précautions à prendre en compte par l’expert, du montant de la consignation initiale à verser au greffe par une ou plusieurs parties et d’un délai initial pour la remise du rapport.
Quelques chiffres
Dix pour cent des expertises qui se sont terminées en 2013 ont coûté plus de 75 000 euros et sont des expertises techniques. La durée moyenne des expertises est de plus de dix-neuf mois. En 2013, le tribunal de commerce de Paris a ordonné 117 expertises en référé et 68 au fond ; 153 experts ont été nommés ; les juges contrôleurs ont tenu 73 audiences et rendus 1121 ordonnances.
Trente pour cent de ces expertises sont des expertises techniques dans la branche C et 30% également concernent la branche E. C’est dire l’importance pour le tribunal de commerce de Paris des experts judiciaires ingénieurs.
Le dossier est ensuite transféré à un juge consulaire appelé « juge du contrôle » parmi la dizaine appartenant à la délégation aux mesures d’instruction. Ce juge, chargé du contrôle de l’expertise, est pour une expertise technique plutôt un juge de formation ingénieur, mais il n’a pas à avoir un avis technique.
Dans le cadre de la certification ISO du tribunal de commerce de Paris obtenue en 2011, le processus de contrôle a été réglementé. Le juge du contrôle prend contact avec l’expert dès le versement de la consignation pour s’assurer que celui-ci n’a pas de problèmes. Pour respecter le contradictoire, l’expert organise une ou plusieurs réunions où chacune des parties doit être convoquée. C’est au juge du contrôle que s’adresse l’expert pour obtenir des prorogations de délai et des consignations complémentaires. C’est le juge du contrôle qui a tout pouvoir pour étendre ou restreindre la mission.
En revanche, c’est le juge du référé qui doit être sollicité par une ou plusieurs parties pour attraire d’autres parties dans la procédure ; un avis motivé est alors demandé à l’expert.
Les difficultés et la taxation
Du fait de leur nombre limité, il faut nommer les mêmes experts, déjà surchargés
En cas de difficulté, l’expert doit s’adresser au juge du contrôle dont la mission est de l’aider. Les principales difficultés concernent la non-remise de documents demandés par l’expert ou la récusation de l’expert par une partie qui peut lui reprocher de ne pas respecter le contradictoire. Les extensions de mission comme la résolution des difficultés font l’objet d’ordonnances du juge du contrôle après audiences des parties préparées avec l’expert et en sa présence.
Certaines ordonnances ne sont pas susceptibles d’appel. Le tribunal a mis en place un système de relance automatique en cas de dépassement des délais. Celui-ci peut être un motif de remplacement de l’expert par le juge. Après avoir obtenu les dires récapitulatifs des parties sur son prérapport, l’expert dépose un rapport définitif au greffe du tribunal avec sa demande de taxation.
Celle-ci doit être inférieure ou égale au montant consigné. Le juge du contrôle laisse quinze jours aux parties pour une éventuelle contestation du montant avant de faire verser par le greffe le montant qu’il a accepté.
L’importance du rapport
Le rapport, qui doit être exhaustif concernant la mission et compréhensible par un non-spécialiste, est la base de la résolution du litige.
Le rapport de l’expert est la base de la résolution du litige
Souvent les parties négocient un accord au vu du rapport. Si les parties vont au fond et ne demandent pas l’annulation du rapport, le juge tient particulièrement compte de celui-ci pour motiver la décision du tribunal. Dans certains cas, avant de la formaliser, il convoque les parties en présence de l’expert.
Les rapports entre le juge consulaire et l’expert judiciaire se sont fortement professionnalisés dans les cinq dernières années. Deux points sont importants pour notre tribunal.
D’abord, créer un rapport de confiance entre l’expert et le tribunal, Ensuite, susciter des vocations du monde des ingénieurs pour l’expertise judiciaire, domaine dans lequel nous avons un manque.
Pour ceux qui ont une activité de conseil, devenir expert judiciaire valorise leur image auprès de leurs clients. Pour ceux qui sont en fin de carrière, cela permet de poursuivre une activité rémunérée fondée sur leur expérience bien au-delà de l’âge de la retraite.