Quand le Quart-Monde et l’Université pensent et construisent ensemble
Alors qu’allait être adoptée la loi d’orientation de lutte contre les exclusions – d’esprit nouveau puisque orientée vers l’accès de tous aux droits fondamentaux – s’achevait une expérience de recherche étalée sur deux ans (1996−1998), soigneusement préparée, de » croisement des savoirs « . Elle avait réuni au rythme d’un séminaire de trois jours tous les deux mois quinze personnes ayant vécu ou vivant encore la grande pauvreté, cinq volontaires du mouvement ATD Quart-Monde engagés en permanence aux côtés des familles très pauvres et douze universitaires de disciplines diverses préoccupés par le maintien, voire l’extension de l’exclusion, dont moi-même.
Initié par ATD Quart-Monde à partir du constat que la misère est une violation constante des Droits de l’homme et que les très pauvres sont ignorés par l’Université, au mieux objets de recherches sans jamais être coacteurs, ce programme » Quart-Monde-Université » a abouti à la publication d’un livre1 rassemblant cinq mémoires (Histoire, Savoir, Famille, Travail, Citoyenneté) élaborés en partenariat total, du choix des sujets à la rédaction finale, puis à un colloque en Sorbonne en avril 1999, après validation de la recherche par un comité extérieur composé de personnalités du monde universitaire et scientifique2.
Ce séminaire avait pour objectif de conduire une recherche véritable, avec ses exigences de rigueur dans l’information, la réflexion, la construction et la rédaction à égalité, les non-universitaires étant cochercheurs, chacun restant lui-même mais » reconnaissant » l’autre. Les uns et les autres ont partagé la maîtrise du travail de recherche, les universitaires acceptant quant à eux l’idée que le savoir universitaire n’est pas complet sans celui de la » connaissance intérieure » de la réalité étudiée ainsi que les interventions d’une équipe pédagogique opportunément composée.
Ils travaillent ensemble.
Aussi chacun joua-t-il sa partition, les militants Quart-Monde apportant le contenu d’un vécu réfléchi et analysé, savoir d’expérience mais savoir véritable et non simple expression d’une protestation et d’une conviction, les volontaires celui de l’engagement à leurs côtés, les universitaires leurs connaissances et leurs exigences de méthode, de vérification et de clarté, constatant souvent avec surprise la capacité de leurs partenaires d’accéder à la compréhension de documents, de rapports ou de textes d’auteurs souvent difficiles. Mis en œuvre dès la première phase du » séminaire » où la préparation du choix des thèmes de recherche se fit en réunions plénières, ce partenariat ne fit que s’affirmer ensuite dans les cinq groupes thématiques à composition tripartite.
Et c’est bien là le plus nouveau, déjà dans le choix des cinq thèmes, dans le questionnement et la formulation de l’hypothèse de travail, et ensuite dans l’information (interviews, documents, œuvres de référence…) mais aussi dans la construction du plan des mémoires et jusqu’à leur rédaction, les » premiers jets » confiés à tel ou tel volontaire, militant ou universitaire étant relus et discutés phrase par phrase et même mot par mot.
Au-delà de ce que font parfois des chercheurs de terrain, c’est l’exploitation même des matériaux déjà rassemblés en commun qui a été opérée » à égalité » avec ceux qu’ils concernaient. Probablement aucune démarche de recherche n’est-elle allée aussi loin, à ce degré d’intégration des pauvres dans un travail universitaire. Aussi trouve-t-on dans les mémoires des éléments, des constats et des analyses qui auraient peu de chances de figurer dans des rapports de recherches, même de terrain, menées selon la démarche classique.
Les universitaires, qui ne sont pas sortis » indemnes » et sans remise en cause, et moi le premier, ont constaté les potentialités, les capacités et les savoirs des très pauvres, ignorés au profit de leurs faiblesses ; ils ont fait l’expérience de la possibilité et de l’enrichissement du travail en partenariat avec eux ; ils ont découvert l’importance incontournable de l’appartenance, actuelle ou antérieure, au milieu de la grande pauvreté, de la connaissance intérieure de celle-ci, pour une compréhension véritable des situations qu’elle recouvre, d’exclusion multidimensionnelle, culturelle autant qu’économique.
Dès lors, une double exigence impérieuse leur apparaît s’imposer, à l’université et à l’école. D’une part l’intégration du vécu de la misère dans l’enseignement et dans la pratique professionnelle des enseignants de tout niveau, ainsi que dans la démarche des recherches touchant principalement ou accessoirement, directement ou indirectement à la pauvreté, grâce à une participation active des très pauvres eux-mêmes. D’autre part l’exigence d’une » réciprocité « , c’est-à-dire non seulement une attention portée à la vision des très pauvres sur les problèmes généraux de la société, mais aussi, celle d’une place qui doit leur être faite en tant que formateurs dans les formations préparant aux métiers appelant à fréquenter des personnes en grande pauvreté (enseignants, travailleurs sociaux et services sociaux, juges, policiers, cadres d’entreprise, médecins et personnels de santé…). En définitive c’est toute la société qui est » interpellée « .
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1. Le croisement des savoirs. Quand le Quart-Monde et l’Université pensent ensemble. Éd. de l’Atelier, Paris, 1999.
2. Dont les académiciens Michel Serres (philosophe) et René Rémond (historien).