Quand les salariés transforment leur entreprise de l’intérieur
Alors que la quête de sens et l’attention portée aux urgences sociales et environnementales revêtent une importance croissante pour les employés de nombreuses entreprises, un nouveau mode d’engagement prend de l’ampleur ces dernières années. Il s’agit de rassemblements spontanés entre collègues au sein de groupes, les collectifs, afin de réaliser des initiatives visant à accélérer les transformations positives de leur entreprise.
Différents et complémentaires des structures existantes (équipes RSE, syndicats…), ces collectifs présentent un fort potentiel pour faciliter les évolutions des entreprises de toutes tailles et de tous secteurs vers les meilleurs standards de responsabilité et de développement durable. Pour les professionnels-citoyens qui s’y engagent, ils constituent une aventure humaine riche et un cadre pour avoir un impact concret et fort sur les thématiques qui leur tiennent à cœur.
Dans notre monde en bouleversement, les entreprises sont confrontées au défi de transformations profondes, notamment liées aux enjeux concernant leur responsabilité sociétale (RSE). Ces dernières années, elles bougent vite, grâce à des efforts conséquents. Cependant, répondre aux urgences environnementales et sociales va nécessiter que les entreprises évoluent encore beaucoup plus vite. Elles ont une part notable de responsabilité dans les problèmes français et mondiaux actuels, et dans le même temps détiennent des leviers de solution importants.
La solution de l’engagement
Face à cette situation, chacun est mis face à ses responsabilités. À mon avis, pour nous, alumni de l’École polytechnique, la qualité des outils intellectuels que nous a apportés l’X nous oblige. Notre parcours de formation (et souvent la vie professionnelle qui a suivi) nous a fourni des leviers puissants, il nous appartient d’en faire bon usage. Je veux partager dans cet article une piste de solution importante, en train de prendre de l’ampleur : la transformation positive des entreprises par leurs salariés eux-mêmes.
Un nombre croissant de salariés ont spontanément décidé de se réunir avec leurs collègues, au sein de groupes nommés collectifs, pour prendre part activement aux changements souhaitables permettant de mieux aligner leur entreprise avec les impératifs sociaux et environnementaux. Face à la complexité des défis mondiaux actuels, l’humilité s’impose et je doute qu’il existe « une solution suffisante à elle toute seule » ; mais je suis convaincu que l’engagement collectif des salariés fait partie des leviers variés qui, ensemble, pourront permettre de relever ces défis.
Du personnel au collectif – en passant par l’AX…
À titre personnel, c’est un colloque organisé par l’AX (merci à l’AX d’avoir accepté en son sein des alumni non issus du cycle ingénieur !) qui m’a aidé à me lancer dans l’engagement collectif. En effet, après mon doctorat à l’X, j’avais rejoint un des grands groupes bancaires français en gardant en tête cet objectif : « là où je travaille, comment puis-je être utile aux causes qui me tiennent à cœur ? » – mais sans savoir concrètement comment m’y prendre. À ce colloque, deux personnes qui avaient fondé chacune un « collectif » dans leur entreprise m’ont fait réaliser que mettre en mouvement ses collègues pour accélérer les transformations positives de son entreprise, c’est possible et cela fonctionne ! J’ai alors à mon tour motivé quelques collègues et fondé avec eux en 2020 un collectif, nommé S’engaGer, au sein de mon entreprise.
Passer un cap : l’association Les Collectifs
En avril 2021, 27 collectifs qui avaient émergé spontanément dans des entreprises différentes ont rédigé et cosigné une tribune dans Les Échos présentant leur démarche et leurs convictions. Ils ont aussi fondé une association, nommée (sans grande originalité…) Les Collectifs, visant à promouvoir et développer cette dynamique de transformation des entreprises par le biais de collectifs d’employés engagés. Investi dans cette belle aventure, j’ai pu voir ce mouvement prendre de l’ampleur : en 2024, le réseau constitué par cette association Les Collectifs regroupe des collectifs comptant au total plus de 10 000 membres au sein de plus d’une centaine d’entreprises différentes (dont plus d’un tiers du CAC 40, par exemple Alstom, EDF, Schneider Electric, Société Générale…) et contribuant à des milliers d’initiatives chaque année.
- Des collectifs existent dans plus de 100 entreprises (dont plus d’1/3 des entreprises du CAC 40).
- Ils rassemblent au total plus de 10 000 employés.
Qu’est-ce qu’un « collectif » ?
Un collectif est un groupe de collaboratrices et de collaborateurs désireux d’agir au sein de leur entreprise pour en accélérer les transformations positives – des « professionnels-citoyens » en quelque sorte. Impulsées et réalisées par des employés eux-mêmes, bottom up, leurs initiatives sont complémentaires de ce qui est décidé par la direction, top down, et des actions réalisées par les équipes dédiées telles que les directions RSE. Les collectifs agissent dans un état d’esprit constructif, jouant un rôle de facilitateur, d’impulsion, et sont force de proposition sur des sujets environnementaux ou sociaux. Une étude de l’Ademe (rapport Ecotaf) a récemment mis en lumière ce mode d’engagement des salariés.
Ce sont généralement des structures informelles, ni association loi de 1901, ni syndicat (et pas concurrentes de ces derniers d’ailleurs, leur raison d’être étant de nature différente). S’ils démarrent souvent avec un petit groupe de collègues, les collectifs matures peuvent dépasser nettement le millier de personnes. Ils sont alors un atout reconnu jusqu’aux dirigeants de leur entreprise. J.-B. Lévy, alors PDG d’EDF, a ainsi écrit : « Aujourd’hui, plus de 1 000 salariés engagés dans un collectif spontané appelé le Rhizome nous incitent à penser à deux fois les implications de nos projets. Avec eux, ce sont les 167 000 salariés d’EDF qui fondent leur fierté au travail sur les décisions que prend l’entreprise. »
Au sein du réseau Les Collectifs, nous constatons la présence de collectifs au sein d’entreprises de toutes tailles (depuis des PME de quelques dizaines d’employés jusqu’aux multinationales) et de tous secteurs (industrie, agroalimentaire, BTP, énergie, banque, chimie, conseil, transports…). En dehors des entreprises, des collectifs existent également dans d’autres structures, par exemple au sein du service public tant national que local.
Les actions : depuis la sensibilisation jusqu’au cœur de métier
Les actions des collectifs peuvent être réparties en trois piliers. Le premier correspond à la sensibilisation et aux impacts individuels. Citons d’abord les événements pédagogiques, tels que des sessions de cyber clean-up ou par exemple une Fresque de l’assurance responsable. Ce pilier inclut aussi les initiatives pour faciliter l’utilisation du vélo, ou encore les actions solidaires menées avec des associations (insertion professionnelle, lien social…).
Les collectifs peuvent aussi aider à améliorer les pratiques internes collectives de l’entreprise, c’est leur second pilier d’action. Ainsi, un collectif a participé à la préparation de l’appel d’offres pour le changement du prestataire de restaurant d’entreprise (en créant une grille d’évaluation pour de l’alimentation responsable). D’autres collectifs ont porté aux parties prenantes concernées des propositions sur la politique de transport, ou encore sur l’épargne salariale. Enfin le troisième pilier d’action, le plus difficile mais aussi le plus impactant, consiste à participer aux réflexions sur les évolutions du cœur de métier : produits, services et modèles d’affaires de l’entreprise.
Certains collectifs organisent des tables rondes réunissant chercheurs universitaires, professionnels extérieurs à l’entreprise et experts internes de l’entreprise afin de faciliter la diffusion des meilleures idées et des éléments à la pointe en termes de responsabilité. Un autre collectif a mis en place une « convention citoyenne interne », grand projet de plusieurs mois aboutissant à une série de propositions concrètes et structurantes.
Intelligence collective
Plus généralement, les collectifs sont une mine précieuse de retours terrain et de nombreuses directions n’hésitent pas à les solliciter, toujours en complément des échanges avec les autres parties prenantes plus traditionnelles, pour demander des idées ou au contraire en soumettre pour avis et feedback. Par ailleurs, les descriptions détaillées de plus de 80 actions avec mode d’emploi, prérequis, conseils et retours d’expérience ont été compilées par l’association Les Collectifs au sein d’un Atlas des actions participatif, disponible sur son site. Sur tous ces sujets, les actions des collectifs sont complémentaires de ce que font, souvent de manière remarquable, les équipes dédiées de l’entreprise.
L’intérêt individuel et collectif
Participer à un collectif est une belle aventure. Personnellement, je trouve sur plusieurs plans du plaisir à m’engager : le sentiment de faire œuvre utile ; l’aventure humaine, occasion de belles rencontres avec des gens variés dont certains deviennent de vrais amis ; un spectre d’actions possibles très large (dans le cadre réglementaire et de loyauté à l’employeur !) et des apprentissages variés. Pour l’entreprise elle-même, les actions réalisées par les collectifs présentent de multiples intérêts : une pertinence liée à leur connaissance intime de l’entreprise et de ses divers métiers ; la force de la motivation par les collègues ; le réseau d’un collectif qui, en grandissant, aide à désiloter l’entreprise.
“Permettre que les employés soient vraiment des parties prenantes, pas juste des parties exécutantes.”
Une grande agilité leur permet d’être à la pointe (la Chief Impact Officer d’un grand groupe a écrit, concernant un collectif dans son entreprise : « Toutes ces actions comptent. Pour la direction Impact que je représente, elles sont un formidable terrain d’expérimentation de nos engagements RSE. ») Outre l’utilité de leurs initiatives, les collectifs ont aussi des bénéfices notables sur le plan des ressources humaines. En effet, ils contribuent à remettre plus de sens et de démocratie au sein de l’entreprise et permettent que les employés soient vraiment des « parties prenantes », pas juste des « parties exécutantes ». Ce faisant, ils améliorent l’attachement des employés à leur entreprise et constituent ainsi à la fois une aide précieuse pour lutter contre le turnover et un argument pour le recrutement.
Les facteurs de succès
Toutefois, faire croître un collectif n’est pas chose aisée, certains collectifs meurent ou ne parviennent à accomplir qu’une fraction minime de leur potentiel. Cette possibilité d’un échec ne doit cependant nullement dissuader de se lancer ! Les facteurs clés pour le succès et pour une valeur ajoutée maximale tournent autour des éléments motivants ou au contraire démotivants pour les membres, et du soutien concret des dirigeants de l’entreprise.
La reconnaissance de la valeur ajoutée du collectif par l’entreprise et ses dirigeants, tant dans sa communication que dans ses actes (temps dédié, budget…) est un point essentiel. Le soutien officiel de la structure permet aussi de convaincre les quelques managers réticents de ne pas mettre en porte-à-faux les salariés engagés. Ce soutien est d’ailleurs un bon indicateur de la maturité de la culture d’entreprise : les entreprises à la culture mature sauront rapidement voir l’opportunité offerte par le collectif et faciliter son développement, et leurs dirigeants n’hésiteront pas à « ouvrir l’espace » pour que les collectifs se saisissent efficacement de divers sujets, notamment ceux à fort impact. Le sentiment d’utilité est la première motivation pour les membres !
Il est important que le collectif jouisse d’une autonomie suffisante, car les membres donneront beaucoup moins de leur temps bénévolement s’ils ont l’impression d’être de simples exécutants de décisions prises hors du collectif. La question du temps est cruciale, et parfois difficile à gérer, vu que les salariés mènent ces initiatives généralement en plus de leur temps de travail. Des entreprises ont décidé de permettre à quelques membres du collectif de disposer de temps dédié, ce qui a notablement amélioré la situation.
S’entraider
Face aux défis que rencontrent les collectifs, l’entraide n’est pas de trop et la création de l’association bénévole Les Collectifs (www.les-collectifs.eco), par des membres de collectifs d’entreprises variées, a visé à répondre à divers besoins : partage d’expérience et aide à la création de collectif pour les employés motivés, mise à disposition d’outils et de contenus réutilisables, et animation de cette grande communauté (se retrouver pour discuter, se soutenir, c’est essentiel dans cet engagement de longue haleine). Ne pas hésiter à contacter l’association pour des conseils ! Le développement à l’international de cette dynamique est en cours (des collectifs existent sur d’autres continents).
Chacun d’entre nous peut contribuer
À l’heure où les appels à « bifurquer » et à « déserter les entreprises » se multiplient, y compris d’ailleurs au sein de la communauté de l’École polytechnique (cf. Références ci-dessous), repenser la place de l’engagement des salariés est essentiel pour que le monde de l’entreprise conserve son attractivité.
Les mots de la tribune rédigée par 27 collectifs en 2021 sont plus que jamais d’actualité : « À celles et ceux qui ressentent le désir de s’impliquer, mais ne savent pas par où commencer : lancez-vous ! Créez un groupe de travail, proposez des actions à votre manager, lancez une première initiative dans votre entreprise. Aux dirigeantes et dirigeants d’entreprise, décideuses et décideurs : nous comptons sur vous et vous pouvez compter sur nous ! Nous sommes chaque jour plus nombreux à souhaiter un monde durable et nous avons l’intime conviction qu’ensemble nous pouvons le construire. » En espérant que cet article vous aura un peu éclairé sur ces dynamiques d’engagement, il me reste à souhaiter à toutes les personnes désireuses de faire bouger positivement leur entreprise un plein succès – collectif bien sûr !
Références :
- https://www.les-collectifs.eco/latribune
- https://presse.ademe.fr/2024/01/la-mobilisation-ecologique-des-salaries-levier-essentiel-de-la-transition-ecologique.html
- https://www.les-collectifs.eco/atlas
- https://start.lesechos.fr/apprendre/universites-ecoles/les-ecoles-ont-elles-peur-des-etudiants-bifurqueurs-1992297
- https://www.polytechnique.edu/presse/communiques-et-dossiers-de-presse/message-de-lecole-polytechnique‑0