Quand les salariés transforment leur entreprise de l’intérieur

Dossier : Environnement & sociétéMagazine N°796 Juin 2024
Par Raphaël DESWARTE (D18)

Alors que la quête de sens et l’attention por­tée aux urgences sociales et envi­ron­ne­men­tales revêtent une impor­tance crois­sante pour les employés de nom­breuses entre­prises, un nou­veau mode d’engagement prend de l’ampleur ces der­nières années. Il s’agit de ras­sem­ble­ments spon­ta­nés entre col­lègues au sein de groupes, les col­lec­tifs, afin de réa­li­ser des ini­tia­tives visant à accé­lé­rer les trans­for­ma­tions posi­tives de leur entreprise. 

Dif­fé­rents et com­plé­men­taires des struc­tures exis­tantes (équipes RSE, syn­di­cats…), ces col­lec­tifs pré­sentent un fort poten­tiel pour faci­li­ter les évo­lu­tions des entre­prises de toutes tailles et de tous sec­teurs vers les meilleurs stan­dards de res­pon­sa­bi­li­té et de déve­lop­pe­ment durable. Pour les pro­fes­sion­nels-citoyens qui s’y engagent, ils consti­tuent une aven­ture humaine riche et un cadre pour avoir un impact concret et fort sur les thé­ma­tiques qui leur tiennent à cœur.

Dans notre monde en bou­le­ver­se­ment, les entre­prises sont confron­tées au défi de trans­for­ma­tions pro­fondes, notam­ment liées aux enjeux concer­nant leur res­pon­sa­bi­li­té socié­tale (RSE). Ces der­nières années, elles bougent vite, grâce à des efforts consé­quents. Cepen­dant, répondre aux urgences envi­ron­ne­men­tales et sociales va néces­si­ter que les entre­prises évo­luent encore beau­coup plus vite. Elles ont une part notable de res­pon­sa­bi­li­té dans les pro­blèmes fran­çais et mon­diaux actuels, et dans le même temps détiennent des leviers de solu­tion importants.

La solution de l’engagement

Face à cette situa­tion, cha­cun est mis face à ses res­pon­sa­bi­li­tés. À mon avis, pour nous, alum­ni de l’École poly­tech­nique, la qua­li­té des outils intel­lec­tuels que nous a appor­tés l’X nous oblige. Notre par­cours de for­ma­tion (et sou­vent la vie pro­fes­sion­nelle qui a sui­vi) nous a four­ni des leviers puis­sants, il nous appar­tient d’en faire bon usage. Je veux par­ta­ger dans cet article une piste de solu­tion impor­tante, en train de prendre de l’ampleur : la trans­for­ma­tion posi­tive des entre­prises par leurs sala­riés eux-mêmes. 

Un nombre crois­sant de sala­riés ont spon­ta­né­ment déci­dé de se réunir avec leurs col­lègues, au sein de groupes nom­més col­lec­tifs, pour prendre part acti­ve­ment aux chan­ge­ments sou­hai­tables per­met­tant de mieux ali­gner leur entre­prise avec les impé­ra­tifs sociaux et envi­ron­ne­men­taux. Face à la com­plexi­té des défis mon­diaux actuels, l’humilité s’impose et je doute qu’il existe « une solu­tion suf­fi­sante à elle toute seule » ; mais je suis convain­cu que l’engagement col­lec­tif des sala­riés fait par­tie des leviers variés qui, ensemble, pour­ront per­mettre de rele­ver ces défis.

Du personnel au collectif – en passant par l’AX…

À titre per­son­nel, c’est un col­loque orga­ni­sé par l’AX (mer­ci à l’AX d’avoir accep­té en son sein des alum­ni non issus du cycle ingé­nieur !) qui m’a aidé à me lan­cer dans l’engagement col­lec­tif. En effet, après mon doc­to­rat à l’X, j’avais rejoint un des grands groupes ban­caires fran­çais en gar­dant en tête cet objec­tif : « là où je tra­vaille, com­ment puis-je être utile aux causes qui me tiennent à cœur ? » – mais sans savoir concrè­te­ment com­ment m’y prendre. À ce col­loque, deux per­sonnes qui avaient fon­dé cha­cune un « col­lec­tif » dans leur entre­prise m’ont fait réa­li­ser que mettre en mou­ve­ment ses col­lègues pour accé­lé­rer les trans­for­ma­tions posi­tives de son entre­prise, c’est pos­sible et cela fonc­tionne ! J’ai alors à mon tour moti­vé quelques col­lègues et fon­dé avec eux en 2020 un col­lec­tif, nom­mé S’engaGer, au sein de mon entreprise.

Passer un cap : l’association Les Collectifs

En avril 2021, 27 col­lec­tifs qui avaient émer­gé spontané­ment dans des entre­prises dif­fé­rentes ont rédi­gé et cosi­gné une tri­bune dans Les Échos pré­sen­tant leur démarche et leurs convic­tions. Ils ont aus­si fon­dé une asso­cia­tion, nom­mée (sans grande ori­gi­na­li­té…) Les Col­lec­tifs, visant à pro­mou­voir et déve­lop­per cette dyna­mique de trans­for­ma­tion des entre­prises par le biais de col­lec­tifs d’employés enga­gés. Inves­ti dans cette belle aven­ture, j’ai pu voir ce mou­ve­ment prendre de l’ampleur : en 2024, le réseau consti­tué par cette asso­cia­tion Les Col­lec­tifs regroupe des col­lec­tifs comp­tant au total plus de 10 000 membres au sein de plus d’une cen­taine d’entreprises dif­fé­rentes (dont plus d’un tiers du CAC 40, par exemple Alstom, EDF, Schnei­der Elec­tric, Socié­té Géné­rale…) et contri­buant à des mil­liers d’initiatives chaque année.


  • Des col­lec­tifs existent dans plus de 100 entre­prises (dont plus d’1/3 des entre­prises du CAC 40). 
  • Ils ras­semblent au total plus de 10 000 employés. 

Qu’est-ce qu’un « collectif » ?

Un col­lec­tif est un groupe de col­la­bo­ra­trices et de col­la­bo­ra­teurs dési­reux d’agir au sein de leur entre­prise pour en accé­lé­rer les trans­for­ma­tions posi­tives – des « pro­fes­sion­nels-citoyens » en quelque sorte. Impul­sées et réa­li­sées par des employés eux-mêmes, bot­tom up, leurs ini­tia­tives sont com­plé­men­taires de ce qui est déci­dé par la direc­tion, top down, et des actions réa­li­sées par les équipes dédiées telles que les direc­tions RSE. Les col­lec­tifs agissent dans un état d’esprit construc­tif, jouant un rôle de faci­li­ta­teur, d’impulsion, et sont force de pro­po­si­tion sur des sujets envi­ron­ne­men­taux ou sociaux. Une étude de l’Ademe (rap­port Eco­taf) a récem­ment mis en lumière ce mode d’engagement des salariés.

Ce sont géné­ra­le­ment des struc­tures infor­melles, ni asso­cia­tion loi de 1901, ni syn­di­cat (et pas concur­rentes de ces der­niers d’ailleurs, leur rai­son d’être étant de nature dif­fé­rente). S’ils démarrent sou­vent avec un petit groupe de col­lègues, les col­lec­tifs matures peuvent dépas­ser net­te­ment le mil­lier de per­sonnes. Ils sont alors un atout recon­nu jusqu’aux diri­geants de leur entre­prise. J.-B. Lévy, alors PDG d’EDF, a ain­si écrit : « Aujourd’hui, plus de 1 000 sala­riés enga­gés dans un col­lec­tif spon­ta­né appe­lé le Rhi­zome nous incitent à pen­ser à deux fois les impli­ca­tions de nos pro­jets. Avec eux, ce sont les 167 000 sala­riés d’EDF qui fondent leur fier­té au tra­vail sur les déci­sions que prend l’entreprise. »

Au sein du réseau Les Col­lec­tifs, nous consta­tons la pré­sence de col­lec­tifs au sein d’entreprises de toutes tailles (depuis des PME de quelques dizaines d’employés jusqu’aux mul­ti­na­tio­nales) et de tous sec­teurs (indus­trie, agroa­li­men­taire, BTP, éner­gie, banque, chi­mie, conseil, trans­ports…). En dehors des entre­prises, des col­lec­tifs existent éga­le­ment dans d’autres struc­tures, par exemple au sein du ser­vice public tant natio­nal que local.

Les actions : depuis la sensibilisation jusqu’au cœur de métier

Les actions des col­lec­tifs peuvent être répar­ties en trois piliers. Le pre­mier cor­res­pond à la sen­si­bi­li­sa­tion et aux impacts indi­vi­duels. Citons d’abord les évé­ne­ments péda­go­giques, tels que des ses­sions de cyber clean-up ou par exemple une Fresque de l’assurance res­pon­sable. Ce pilier inclut aus­si les ini­tia­tives pour faci­li­ter l’utilisation du vélo, ou encore les actions soli­daires menées avec des asso­cia­tions (inser­tion pro­fes­sion­nelle, lien social…). 

Les col­lec­tifs peuvent aus­si aider à amé­lio­rer les pra­tiques internes col­lec­tives de l’entreprise, c’est leur second pilier d’action. Ain­si, un col­lec­tif a par­ti­ci­pé à la pré­pa­ra­tion de l’appel d’offres pour le chan­ge­ment du pres­ta­taire de res­tau­rant d’entreprise (en créant une grille d’évaluation pour de l’alimentation res­pon­sable). D’autres col­lec­tifs ont por­té aux par­ties pre­nantes concer­nées des pro­po­si­tions sur la poli­tique de trans­port, ou encore sur l’épargne sala­riale. Enfin le troi­sième pilier d’action, le plus dif­fi­cile mais aus­si le plus impac­tant, consiste à par­ti­ci­per aux réflexions sur les évo­lu­tions du cœur de métier : pro­duits, ser­vices et modèles d’affaires de l’entreprise.

Cer­tains col­lec­tifs orga­nisent des tables rondes réunis­sant cher­cheurs uni­ver­si­taires, profes­sionnels exté­rieurs à l’entreprise et experts internes de l’entreprise afin de faci­li­ter la dif­fu­sion des meilleures idées et des élé­ments à la pointe en termes de res­pon­sa­bi­li­té. Un autre col­lec­tif a mis en place une « conven­tion citoyenne interne », grand pro­jet de plu­sieurs mois abou­tis­sant à une série de pro­po­si­tions concrètes et structurantes.

Intelligence collective

Plus géné­ra­le­ment, les col­lec­tifs sont une mine pré­cieuse de retours ter­rain et de nom­breuses direc­tions n’hésitent pas à les sol­li­ci­ter, tou­jours en com­plé­ment des échanges avec les autres par­ties pre­nantes plus tra­di­tion­nelles, pour deman­der des idées ou au contraire en sou­mettre pour avis et feed­back. Par ailleurs, les des­crip­tions détaillées de plus de 80 actions avec mode d’emploi, pré­re­quis, conseils et retours d’expérience ont été com­pi­lées par l’association Les Col­lec­tifs au sein d’un Atlas des actions par­ti­ci­pa­tif, dis­po­nible sur son site. Sur tous ces sujets, les actions des col­lec­tifs sont com­plé­men­taires de ce que font, sou­vent de manière remar­quable, les équipes dédiées de l’entreprise.

Un nombre croissant de salariés ont spontanément décidé de se réunir avec leurs collègues, au sein de groupes nommés collectifs, pour prendre part activement aux changements souhaitables permettant de mieux aligner leur entreprise avec les impératifs sociaux et environnementaux.

L’intérêt individuel et collectif

Par­ti­ci­per à un col­lec­tif est une belle aven­ture. Per­son­nel­le­ment, je trouve sur plu­sieurs plans du plai­sir à m’engager : le sen­ti­ment de faire œuvre utile ; l’aventure humaine, occa­sion de belles ren­contres avec des gens variés dont cer­tains deviennent de vrais amis ; un spectre d’actions pos­sibles très large (dans le cadre régle­men­taire et de loyau­té à l’employeur !) et des appren­tis­sages variés. Pour l’entreprise elle-même, les actions réa­li­sées par les col­lec­tifs pré­sentent de mul­tiples inté­rêts : une per­ti­nence liée à leur connais­sance intime de l’entreprise et de ses divers métiers ; la force de la moti­va­tion par les col­lègues ; le réseau d’un col­lec­tif qui, en gran­dis­sant, aide à dés­ilo­ter l’entreprise.

“Permettre que les employés soient vraiment des parties prenantes, pas juste des parties exécutantes.”

Une grande agi­li­té leur per­met d’être à la pointe (la Chief Impact Offi­cer d’un grand groupe a écrit, concer­nant un col­lec­tif dans son entre­prise : « Toutes ces actions comptent. Pour la direc­tion Impact que je repré­sente, elles sont un for­mi­dable ter­rain d’expé­rimentation de nos enga­ge­ments RSE. ») Outre l’utilité de leurs ini­tia­tives, les col­lec­tifs ont aus­si des béné­fices notables sur le plan des res­sources humaines. En effet, ils contri­buent à remettre plus de sens et de démo­cra­tie au sein de l’entreprise et per­mettent que les employés soient vrai­ment des « par­ties pre­nantes », pas juste des « par­ties exé­cu­tantes ». Ce fai­sant, ils amé­liorent l’attachement des employés à leur entre­prise et consti­tuent ain­si à la fois une aide pré­cieuse pour lut­ter contre le tur­no­ver et un argu­ment pour le recrutement.

Les facteurs de succès

Tou­te­fois, faire croître un col­lec­tif n’est pas chose aisée, cer­tains col­lec­tifs meurent ou ne par­viennent à accom­plir qu’une frac­tion minime de leur poten­tiel. Cette pos­si­bi­li­té d’un échec ne doit cepen­dant nul­le­ment dis­sua­der de se lan­cer ! Les fac­teurs clés pour le suc­cès et pour une valeur ajou­tée maxi­male tournent autour des élé­ments moti­vants ou au contraire démo­ti­vants pour les membres, et du sou­tien concret des diri­geants de l’entreprise.

La recon­nais­sance de la valeur ajou­tée du col­lec­tif par l’entreprise et ses diri­geants, tant dans sa com­mu­ni­ca­tion que dans ses actes (temps dédié, bud­get…) est un point essen­tiel. Le sou­tien offi­ciel de la struc­ture per­met aus­si de convaincre les quelques mana­gers réti­cents de ne pas mettre en porte-à-faux les sala­riés enga­gés. Ce sou­tien est d’ailleurs un bon indi­ca­teur de la matu­ri­té de la culture d’entreprise : les entre­prises à la culture mature sau­ront rapi­de­ment voir l’opportunité offerte par le col­lec­tif et faci­li­ter son déve­lop­pe­ment, et leurs diri­geants n’hésiteront pas à « ouvrir l’espace » pour que les col­lec­tifs se sai­sissent effi­ca­ce­ment de divers sujets, notam­ment ceux à fort impact. Le sen­ti­ment d’utilité est la pre­mière moti­va­tion pour les membres !

Il est impor­tant que le col­lec­tif jouisse d’une auto­no­mie suf­fi­sante, car les membres don­ne­ront beau­coup moins de leur temps béné­vo­le­ment s’ils ont l’impression d’être de simples exé­cu­tants de déci­sions prises hors du col­lec­tif. La ques­tion du temps est cru­ciale, et par­fois dif­fi­cile à gérer, vu que les sala­riés mènent ces ini­tia­tives géné­ra­le­ment en plus de leur temps de tra­vail. Des entre­prises ont déci­dé de per­mettre à quelques membres du col­lec­tif de dis­po­ser de temps dédié, ce qui a nota­ble­ment amé­lio­ré la situation.

S’entraider

Face aux défis que ren­contrent les col­lec­tifs, l’entraide n’est pas de trop et la créa­tion de l’association béné­vole Les Col­lec­tifs (www.les-collectifs.eco), par des membres de col­lec­tifs d’entreprises variées, a visé à répondre à divers besoins : par­tage d’expérience et aide à la créa­tion de col­lec­tif pour les employés moti­vés, mise à dis­po­si­tion d’outils et de conte­nus réuti­li­sables, et ani­ma­tion de cette grande com­mu­nau­té (se retrou­ver pour dis­cu­ter, se sou­te­nir, c’est essen­tiel dans cet enga­ge­ment de longue haleine). Ne pas hési­ter à contac­ter l’association pour des conseils ! Le déve­lop­pe­ment à l’international de cette dyna­mique est en cours (des col­lec­tifs existent sur d’autres continents).

Chacun d’entre nous peut contribuer

À l’heure où les appels à « bifur­quer » et à « déser­ter les entre­prises » se mul­ti­plient, y com­pris d’ailleurs au sein de la com­mu­nau­té de l’École poly­tech­nique (cf. Réfé­rences ci-des­sous), repen­ser la place de l’engagement des sala­riés est essen­tiel pour que le monde de l’entreprise conserve son attractivité.

Les mots de la tri­bune rédi­gée par 27 col­lec­tifs en 2021 sont plus que jamais d’actualité : « À celles et ceux qui res­sentent le désir de s’impliquer, mais ne savent pas par où com­men­cer : lan­cez-vous ! Créez un groupe de tra­vail, pro­po­sez des actions à votre mana­ger, lan­cez une pre­mière ini­tia­tive dans votre entre­prise. Aux diri­geantes et diri­geants d’entreprise, déci­deuses et déci­deurs : nous comp­tons sur vous et vous pou­vez comp­ter sur nous ! Nous sommes chaque jour plus nom­breux à sou­hai­ter un monde durable et nous avons l’intime convic­tion qu’ensemble nous pou­vons le construire. » En espé­rant que cet article vous aura un peu éclai­ré sur ces dyna­miques d’engagement, il me reste à sou­hai­ter à toutes les per­sonnes dési­reuses de faire bou­ger posi­ti­ve­ment leur entre­prise un plein suc­cès – col­lec­tif bien sûr ! 


Références :

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