Quand scientifiques et ingénieurs étudient à l’université
REPÈRES
REPÈRES
Le paysage de l’enseignement supérieur français présente un aspect extrêmement morcelé. Contrairement aux pays anglo-saxons, où certaines universités regroupent toutes les filières et toutes les spécialités, la France a historiquement encouragé la mise en place d’une partition institutionnelle, où des entités distinctes partagent des missions qui, souvent, se recoupent, et cherchent à mettre en valeur leur propre spécificité. Durant près de deux siècles, des filières de formation d’ingénieurs se sont développées à l’extérieur des facultés, les deux types de structures grandissant indépendamment, sans véritable interaction. Du côté des filières de formation d’ingénieurs, les premières à être créées ont été les « grandes écoles ». Puis, autour des années 1850–1860, des instituts adaptés à des formations professionnelles particulières se sont séparés des facultés des sciences pour devenir des écoles autonomes.
Spécificité française
En présence de ce produit de l’histoire et de cette spécificité française que représente la formation à l’université des scientifiques et des ingénieurs, il était nécessaire de replacer dans son contexte une question qui n’aurait probablement pas de sens hors de nos frontières.
Un double tissu s’est mis en place dans la France du XIXe siècle, où cohabitaient d’une part des écoles procédant de la volonté de l’État, comme Polytechnique ou Centrale, et d’autre part des écoles issues des facultés des sciences et rendues autonomes ainsi que des écoles issues des branches des entreprises. Certaines de ces écoles issues des facultés des sciences étaient activement soutenues par différents secteurs industriels.
Paysage complexe
On compte une soixantaine d’écoles internes aux universités
Aujourd’hui, le paysage est différent et relativement complexe. Aux très grandes écoles (les Mines, Centrale, Polytechnique) font écho un certain nombre d’écoles d’antériorité plus modeste, extérieures aux universités – des « petites » écoles comme les écoles nationales d’ingénieurs, des écoles de chimie, souvent de statut public, parfois de statut privé -, et enfin des structures soit rattachées aux universités, soit proches d’elles par leur système plus ou moins universitaire – universités de technologie ou INSA (Institut national des sciences appliquées), par exemple.
De ces différents types d’écoles sortent toujours des catégories bien précises de professionnels, ingénieurs ou commerciaux. On compte aujourd’hui une soixantaine d’écoles internes aux universités, composantes de ces établissements mais dédiées à la délivrance unique de diplômes d’ingénieurs.
Double modèle
En effet, deux modèles cohabitent dans l’organisation de notre enseignement supérieur : celui qui ass ocie directement une composante à un diplôme, comme dans les filières d’ingénieurs, les IUT et certaines facultés (médecine ou droit) ; et celui des universités à large spectre qui délivrent plusieurs catégories de diplômes – masters, licences et doctorats. Ces derniers établissements regroupent, le plus souvent, de très nombreux secteurs disciplinaires.
L’articulation entre les écoles » à la française » et les autres composantes universitaires est dominée par une dichotomie majeure : tandis qu’une faculté n’offre pas de lisibilité unique représentée par un diplôme, dans une école d’ingénieurs au contraire, il y a univocité entre filière et diplôme correspondant.
Accélérer les convergences
Dans une école d’ingénieurs, il y a univocité entre filière et diplôme correspondant
Notre système éducatif national ne pourra pas osciller éternellement entre ces deux modèles : il est certain qu’il va devoir accélérer une convergence déjà entamée. Un des éléments de cette convergence sera le renforcement effectif, à l’intérieur même des universités, de leur capacité à délivrer des diplômes d’ingénieurs et à lancer des passerelles entre leurs filières de formation d’ingénieurs et leurs autres offres disciplinaires.
Formation, recherche et innovation
Les universités, en France comme ailleurs, se développent autour du lien qu’elles parviennent à établir entre formation, recherche et innovation. Il s’agit là des trois sommets du triangle de Lisbonne ou » triangle de la connaissance « , dont aucun ne peut valablement se développer sans s’appuyer sur les deux autres. Les universités et leurs activités occupent le centre de ce triangle. On observe aujourd’hui, en France, un double mouvement qui se dessine sous l’impulsion des principes et forces définis par ce triangle.
D’un côté, les écoles de formation d’ingénieurs se rapprochent des universités par la dimension de la recherche. Elles mesurent qu’elles ne peuvent espérer former de bons ingénieurs sans que ceux-ci disposent eux-mêmes d’une capacité de recherche.
De l’autre côté, les facultés qui organisaient jusqu’à présent leur activité de manière académique (sur une répartition entre recherche et formation) comprennent qu’elles ne pourront répondre à la demande sociale sans intégrer une forte dimension professionnelle qui était auparavant l’exclusivité des écoles d’ingénieurs. Universités et écoles d’ingénieurs sont réunies par les enjeux communs du système d’enseignement supérieur et de recherche.
Être ingénieur et docteur : un enjeu partagé
La France a un intérêt croissant à ce qu’un grand nombre d’ingénieurs puissent être formés à la recherche au plus haut niveau et obtenir un doctorat. Le parcours est naturel dans le cas où les filières de formation d’ingénieurs sont intégrées aux universités. Dans le cas contraire, un arrêté définit la manière dont des structures extérieures aux EPSCP (établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel) classiques peuvent délivrer des thèses. Les écoles extérieures aux universités, comme Polytechnique ou Centrale, qui étaient inscrites sur une liste, établie en 1985, d’établissements habilités à délivrer des thèses, y sont aujourd’hui autorisées dans le cadre de partenariats.
Comment naissent les formations
Pour créer des formations, on peut soit procéder à l’analyse des besoins du terrain, soit partir de la découverte de nouveaux domaines de connaissances. Ainsi, des formations se créent à la faveur d’une rencontre entre besoins de l’économie et évolution des connaissances.
Les universités ne sont pas attachées aux structures, mais aux contenus des formations et aux partenariats mis en place. L’importance donnée aux doctorats délivrés est directement liée à leurs ambitions en matière de recherche.
Une des caractéristiques des écoles d’ingénieurs internes aux universités est de se trouver directement au cœur d’un environnement de recherche, caractéristique essentielle pour certains établissements comme les INSA et les universités de technologie, qui sont des structures à mi-chemin entre universités standard et écoles d’ingénieurs isolées.
De plus, l’ouverture européenne et internationale empêche un retour en arrière et rend obsolètes les formations strictes d’ingénieurs sans lien avec la recherche. Les standards internationaux rapprochent l’ingénierie de la recherche : c’est une des problématiques auxquelles sont aujourd’hui confrontées les écoles d’ingénieurs.
L’université ouvre de nouveaux champs du savoir
Les atouts des universités sont intimement liés aux expériences qui y ont été conduites. Ainsi, dans certains secteurs disciplinaires se sont développées des formations destinées à répondre à des besoins nouveaux en matière de professionnalisation.
Cas emblématique, celui des formations en informatique. Au début des années 1970, pratiquement aucune école d’ingénieurs n’avait investi la discipline naissante de l’informatique, mis à part l’Institut de programmation à Jussieu et à Grenoble. Les universités ont alors créé des maîtrises d’informatique, des maîtrises d’informatique appliquée à la gestion (MIAGE), puis des DESS.
Les premières d’entre elles, mises en place au milieu des années 1970, représentaient concrètement les premières formations massives d’ingénieurs dans ce secteur.
Objectif de professionnalisation
Nouveaux cursus
La capacité à générer de nouveaux cursus liés aux activités de recherche et d’observation, amplifiée par les besoins industriels et économiques, est une des forces de l’université.
L’enjeu pour le dynamisme de l’enseignement supérieur et de la recherche est donc d’abaisser les barrières entre les filières qui jouissent d’une certaine réputation et de continuer à encourager ce caractère régénérateur par l’émergence de nouveaux secteurs disciplinaires.
Dans d’autres domaines, des initiatives universitaires conduisaient au développement de filières qui allaient former des cadres technologiques de haut niveau via des parcours conduisant à des maîtrises ou à des DESS. C’est le cas des MST (maîtrises des sciences et techniques), des IUP (instituts universitaires professionnels), ou encore, au milieu des années 1980, des magistères.
De nombreuses filières universitaires avaient un objectif de professionnalisation, souvent fondé sur le suivi de l’évolution des technologies. Un certain nombre de ces filières se sont peu à peu transformées pour délivrer des diplômes d’ingénieurs.
Ces transformations ont conduit à créer à l’intérieur même des universités des écoles d’ingénieurs thématiques, ou à regrouper ces écoles dans des » polytech » (écoles polytechniques internes aux universités). Le concept de polytech , aujourd’hui bien établi, permet aux universités de délivrer des diplômes d’ingénieurs.
L’université forme ainsi à des métiers d’ingénierie, tout en développant les diplômes correspondants.
Pluridisciplinarité
Le contenu des formations universitaires se caractérise aujourd’hui par son caractère complet, couvrant tant des approches scientifiques et disciplinaires que des contenus professionnels : un étudiant qui suit une formation dans le domaine des nanomatériaux doit savoir faire face à des préoccupations technologiques sans cesser d’être un excellent scientifique. Les missions des universités doivent compléter l’extension des connaissances académiques fondamentales par le souci de leur mise en œuvre .
Sciences humaines
L’aspect « sciences humaines » est devenu central dans les formations d’ingénieurs
Par ailleurs, l’aspect « sciences humaines » est devenu central dans les formations d’ingénieurs et les formations technologiques. Dans nos sociétés actuelles, des technologues et des ingénieurs performants cherchent à trouver des solutions techniques aux problèmes posés.
Or, ces solutions techniques ne peuvent que rarement faire abstraction de l’environnement humain, social, géographique et politique dans lequel elles auront à se développer. L’exemple de la catastrophe vécue par le Japon l’illustre : véritable puissance économique et technologique mondiale, ce pays est aujourd’hui martyrisé parce que sa technologie énergétique, pourtant parmi les meilleures du monde, n’a pu faire face aux forces de la nature.
Dimension humaniste et environnementale
De telles évolutions technologiques et scientifiques ne peuvent être viables sur le long terme pour nos sociétés que si elles intègrent une dimension humaniste et environnementale. À ce titre, les universités ne sont plus seulement responsables de la production et de la préservation des sciences fondamentales et de l’esprit académique ; engagées aussi dans la traduction, la transmission et l’application des nouvelles connaissances, elles doivent pour cela faire appel à des compétences et à des spécialités diverses.
Les PRES
S’il reste à perfectionner les modalités et à ajuster aux besoins réels le statut des PRES (pôles de recherche et d’enseignement supérieur), outil juridique imaginé par le gouvernement, le calcul de départ semble juste. Les politiques ont souhaité ces regroupements afin que les universités françaises figurent en meilleure position dans les classements internationaux.
En effet, nos universités et nos écoles sont aujourd’hui notablement sous-évaluées parce qu’elles forment un ensemble hétérogène.
Le regroupement des forces, notamment entre universités et grandes écoles, permettrait un bond en avant immédiat. Les PRES adopteraient une signature commune pour l’ensemble des publications, critère essentiel des classements internationaux. Mais l’ambition doit, en réalité, être beaucoup plus large que cela : l’autonomie elle-même postule le regroupement. Pour dégager des marges de manoeuvre , réalisons d’abord des économies d’échelle.
Surmonter les cloisonnements
Les interactions entre universités et écoles d’ingénieurs sont porteuses d’apprentissage mutuel
L’université, en tant que noeud pluridisciplinaire, tend à prendre en compte cette dimension humaine. Il serait néanmoins utopique de croire que, parce que l’on se trouve dans ce lieu, on serait d’emblée capable de surmonter toutes les barrières intellectuelles et tous les cloisonnements existants.
Sans nier la contrainte intellectuelle qui consiste à s’imposer de fréquents changements de point de vue, il reste que cette capacité s’accroît à fréquenter des pairs qui explorent des disciplines et des points de vue différents. C’est plus difficile lorsque l’on se trouve dans un schéma de reproduction de choses apprises n’intégrant pas de dimension de recherche ni d’approche pluridisciplinaire.
Permettre de dépasser les clivages disciplinaires
L’université a le potentiel d’intégrer ces aspects, même s’il existe encore des pesanteurs, notamment le poids très lourd des disciplines. Tout le travail de l’université autonome consiste précisément à mettre en place un management, une gestion des ressources humaines, des mécanismes d’évaluation qui permettent de dépasser ces clivages disciplinaires.
C’est un enjeu formidable pour l’université de demain.
Croisements académiques
La dimension de professionnalisation des formations d’ingénieurs dans les écoles a permis d’encourager les croisements académiques, en particulier parce que la pression extérieure avait une vertu intégratrice, mais dans un champ trop étroit. De ce point de vue, les interactions entre universités et écoles d’ingénieurs sont fortement porteuses d’apprentissage mutuel et permettent à chacune de mettre en oeuvre des compétences qui lui faisaient défaut.
Ce sont les contenus des formations et leur finalité qui permettent aux universités comme aux écoles d’ingénieurs d’évoluer, dans la mesure où les seuls éléments de structure et de gouvernance ne sauraient garantir cette évolution.