Nous avons donc généré des séries d’images aléatoires, avec des degrés de complexité croissante afin de quantifier la beauté

Quantifier la beauté

Dossier : Nouvelles du PlatâlMagazine N°758 Octobre 2020
Par Michael BENZAQUEN
Par Robert RANQUET (72)

Michael Benzaquen, quel a été votre parcours ?

Après une thèse de phy­sique à l’ESPCI et un pas­sage dans l’industrie finan­cière, je suis arri­vé à l’X en 2017, en tant que cher­cheur CNRS au Labo­ra­toire d’hydrodynamique, et plus tard pro­fes­seur au dépar­te­ment d’économie. Il y a deux ans j’ai fon­dé la chaire Éco­no­phy­sique & sys­tèmes com­plexes, sou­te­nue par le mécé­nat de Capi­tal Fund Mana­ge­ment (CFM), une socié­té de ges­tion alter­na­tive fon­dée par Jean-Phi­lippe Bou­chaud, un spé­cia­liste de la phy­sique sta­tis­tique aujourd’hui membre de l’Académie des sciences. Nous avons à pré­sent une équipe inter­dis­ci­pli­naire, com­po­sée d’une ving­taine d’étudiants d’horizons très divers : la phy­sique théo­rique, les mathé­ma­tiques, l’informatique, l’économie ou encore la socio­lo­gie. Le sujet semble atti­rer les talents, et nous en sommes ravis.

Qu’est-ce que l’éconophysique ?

L’éconophysique est sans doute à ce jour moins connue que d’autres approches rela­tives à l’économie. On connaît bien l’apport des mathé­ma­tiques à l’économie. Ici, il s’agit de voir ce que la phy­sique, et en par­ti­cu­lier la méthode du phy­si­cien, peut appor­ter, par exemple, à l’étude des mar­chés finan­ciers. Ces der­niers peuvent en quelque sorte être vus comme le labo­ra­toire de l’économie, où la qua­li­té des don­nées per­met aujourd’hui de tes­ter des modèles à des degrés de pré­ci­sion com­pa­rables à ce que l’on peut avoir en sciences phy­siques. Cela a été le cœur de notre acti­vi­té au départ. 

De là, nous sommes pas­sés à des approches plus macro­sco­piques, où les don­nées de qua­li­té se font plus rares mais où les ques­tions sont tout aus­si fas­ci­nantes. De grandes ins­ti­tu­tions éco­no­miques comme l’OCDE sont très inté­res­sées par ces approches alter­na­tives, en vue de leur appli­ca­bi­li­té pour la poli­tique moné­taire, ou encore l’étude de la fra­gi­li­té des chaînes de valeur par exemple.

Et pourquoi s’intéresser à la beauté ?

Aus­si bien Jean-Phi­lippe que moi venions à l’origine de la phy­sique sta­tis­tique. Fami­liers des approches pro­ba­bi­listes, c’est assez natu­rel­le­ment que nous avons vou­lu essayer d’explorer s’il pou­vait y avoir du quan­ti­ta­tif dans l’appréciation esthé­tique. Enten­dons-nous bien : il ne s’agit pas de théo­ri­ser l’art ou l’esthétique, mais sim­ple­ment de cher­cher si des approches sta­tis­tiques pour­raient per­mettre de trou­ver un peu de quan­ti­ta­tif dans le juge­ment esthé­tique. C’était pro­ba­ble­ment la pre­mière fois qu’on abor­dait la ques­tion sous cet angle. Depuis long­temps, il y a eu des ten­ta­tives de mieux com­prendre les res­sorts du juge­ment esthé­tique : les Grecs anciens s’appuyaient sur les mathé­ma­tiques ; on a eu plus récem­ment de grandes avan­cées par les neu­ros­ciences, notam­ment pour ce qui concerne la réponse du cer­veau à des stimuli.

Comment avez-vous procédé ?

Avec mon doc­to­rant Samy Lakhal et mes col­lègues Alexandre Dar­mon (Art in Research) et Jean-Phi­lippe Bou­chaud, nous sommes par­tis de l’idée que cela devait être lié d’une cer­taine manière à la notion de com­plexi­té. On conçoit bien que l’appréciation de la beau­té d’une image puisse dépendre d’un équi­libre entre régu­la­ri­té et élé­ments de sur­prise : en quelque sorte inter­vient une notion d’entropie. Nous avons donc géné­ré des séries d’images aléa­toires, avec des degrés de com­plexi­té crois­sante (exemples en illus­tra­tion). Nous avons sou­mis ces images d’abord à des « cobayes » dans notre envi­ron­ne­ment : les col­lègues, étu­diants, etc., puis nous sommes pas­sés à une plus grande échelle en uti­li­sant la pla­te­forme de son­dages Mecha­ni­cal Turk d’Amazon, avec envi­ron un mil­lier de par­ti­ci­pants au test.

Et, là, nous avons eu une sur­prise : on pou­vait s’attendre à n’obtenir qu’un résul­tat fait essen­tiel­le­ment de bruit avec très peu de signal, mais, en fait, on obte­nait une réponse très nette et robuste, et ce pour dif­fé­rentes séries d’images. Ce résul­tat mon­trait que l’appréciation opti­male est obte­nue pour des images dont la com­plexi­té cor­res­pon­dait à peu près à la com­plexi­té des images naturelles. 

D’un cer­tain côté, c’était assez intui­tif : le cer­veau se montre satis­fait quand il ren­contre un degré de com­plexi­té auquel il est habi­tué. Mais notre étude per­met­tait d’aller plus loin en cher­chant à quan­ti­fier les élé­ments de com­plexi­té en jeu.

“Notre cerveau cherche à reconnaître des « formes » 
et effacer le bruit. ”

C’est là que se fait le lien entre « beauté » et complexité ?

Oui. Notre cer­veau cherche pro­ba­ble­ment tou­jours à recon­naître des « formes » et effa­cer le bruit. Nous avons donc cher­ché à tra­vailler sur la com­plexi­té struc­tu­relle des images, c’est-à-dire sur la richesse de répar­ti­tion des formes aux dif­fé­rentes échelles. Une série d’images était géné­rée en uti­li­sant une trans­for­mée de Fou­rier inverse, en ajus­tant la répar­ti­tion des coef­fi­cients ; une autre fai­sait appel à la théo­rie des objets frac­tals. La méthode consis­tait à tra­vailler sur le Coarse Grai­ning (modé­li­sa­tion à gros grains) de l’image, ce qui revient fina­le­ment à réduire la dimen­sion de l’image en termes de pixels. En intro­dui­sant une nuance de gris, nous avons pu faire res­sor­tir les formes au détri­ment du bruit et défi­nir pro­pre­ment la notion de com­plexi­té struc­tu­relle, qui mon­trait un excellent accord avec l’appréciation des gens.

Quelles sont les applications de ces travaux plutôt théoriques ?

L’industrie est très deman­deuse de ce genre de sys­tèmes. Il en existe d’ailleurs cer­tains fon­dés sur l’intelligence arti­fi­cielle et l’apprentissage machine, mais qui sont tou­jours sen­sibles aux biais éven­tuel­le­ment pré­sents dans les bases de don­nées exploi­tées pour l’entraînement. Notre approche pure­ment sta­tis­tique est très simple à mettre en œuvre. Elle pour­rait per­mettre d’échapper à ces biais, et ain­si d’assister ceux qui doivent clas­si­fier des mil­lions d’images en fonc­tion de cri­tères d’appréciation esthétique.

On peut aus­si ima­gi­ner de déve­lop­per des approches ana­logues pour l’écrit, par exemple pour appré­cier la beau­té d’une poé­sie. C’est un pro­blème dif­fi­cile : autant on sait aujourd’hui très bien tra­vailler sur la prose, avec des sys­tèmes de géné­ra­tion auto­ma­tique de textes très per­for­mants, autant le cas du vers est beau­coup plus com­pli­qué à aborder.

Enfin, je vois que l’un de vos collaborateurs a pour affiliation Art in Research, de quoi s’agit-il ?

Art in Research ou AiR est la pre­mière gale­rie d’art exclu­si­ve­ment dédiée à la pho­to­gra­phie scien­ti­fique ; elle met en avant le regard que les cher­cheurs portent sur leur propre recherche à tra­vers la pho­to­gra­phie. Je suis ravi de cette ques­tion car elle est un point impor­tant dans la moti­va­tion du tra­vail dont nous par­lons. Les objets mis en scène chez AiR sont pour la plu­part issus de la nature et concentrent ain­si cette com­plexi­té struc­tu­relle qui semble tant plaire aux gens. Je vous encou­rage vive­ment à jeter un œil !

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