Une Silicon Valley à la française pour le quantique
Le centre Quantum-Saclay est une réussite de niveau mondial particulièrement dans les sciences et technologies quantiques. Le plateau de Saclay offre un écosystème dynamique permettant la collaboration fructueuse de laboratoires, d’industriels et de start-up.
Aujourd’hui, plusieurs dizaines d’équipes mènent leurs recherches en physique quantique sur le plateau de Saclay. Historiquement, comment un tel pôle s’est-il construit ?
J.-F. R. : Dans les années 1940, les scientifiques, majoritairement installés dans Paris, commencent à manquer cruellement de surface pour des infrastructures scientifiques de pointe, comme les premiers accélérateurs de particules. Irène et Frédéric Joliot-Curie, alors au sommet de leur gloire, connaissent très bien la vallée de Chevreuse et militent pour l’implantation du CEA à Saclay. Dans le même temps, la volonté de l’État de déconcentrer l’enseignement supérieur et les grandes écoles hors de Paris aboutit, malgré de fortes oppositions, à un compromis. C’est ainsi que l’École polytechnique arrive en 1975 sur le plateau de Saclay. Ce n’est que trente ans plus tard, notamment grâce au projet du Grand Paris, que l’aménagement du plateau repart de l’avant. Depuis lors, beaucoup d’acteurs du monde scientifique ont ressenti spontanément le besoin de s’installer à Saclay, craignant d’être isolés hors des deux pôles que constituaient Paris Centre et Paris-Saclay.
P. S. : C’est dans ce contexte que le C2N (Centre de nanosciences et de nanotechnologies) a déménagé à Saclay en 2018. Il s’agissait à l’origine d’un laboratoire de photonique du CNRS adossé à un centre d’Alcatel. La crise du secteur des télécommunications et le départ des équipes d’Alcatel ont isolé le laboratoire à Marcoussis. Il a alors été décidé de se rapprocher du plateau. Qui plus est, Saclay est un lieu historique de la physique quantique ! C’est là qu’a été réalisée la première expérience de violation des inégalités de Bell et que les premiers qubits supraconducteurs ont été développés. De plus, la cryogénie – cruciale pour refroidir les systèmes et ainsi réduire la décohérence – est une technique historiquement maîtrisée par le CEA. Finalement, le C2N est arrivé avec de nombreuses technologies et une salle blanche à la pointe de la recherche internationale. Tout cela explique l’attractivité actuelle du plateau pour les technologies quantiques.
Repères
Quantum-Saclay est un centre en sciences et technologies quantiques. Paris-Saclay joue un rôle majeur dans le domaine des sciences et technologies quantiques en France et dans le monde. Plus de 80 équipes de recherche contribuent au meilleur niveau international, aussi bien dans les laboratoires académiques que chez les industriels du campus, dans tous les domaines stratégiques des technologies quantiques. Ces chercheurs sont impliqués dans des enseignements de haut niveau aussi bien en physique quantique qu’en ingénierie. Paris-Saclay a développé un partenariat académie-industrie très fructueux de longue date et a vu naître plusieurs des start-up de la seconde révolution quantique.
Tous les acteurs du secteur mettent en avant les bénéfices de la proximité entre industriels et laboratoires académiques. Comment cela se matérialise-t-il sur le plateau de Saclay ?
J.-F. R. : Le plateau de Saclay amène énormément de flexibilité dans les rapports entre la recherche et les industriels, par la porosité des structures. Un des objectifs du centre Quantum-Saclay est de supprimer le plus de barrières possible entre les étudiants, les laboratoires et les industriels. Cela nous permet de faire des choses nouvelles, qui auraient été impensables il y a seulement cinq ans.
P. S. : L’exemple le plus frappant est la formation ARTeQ que nous avons mise en place autour des technologies quantiques. Les étudiants recrutés ont tous un background scientifique – physique, chimie, mathématiques, informatique… – mais viennent à la fois de filières universitaires et de grandes écoles. La formation se place entre leurs deux années de mastère et leur apporte les éléments essentiels pour acquérir une vision large des technologies quantiques. On fait ainsi tomber de nombreuses barrières entre les thématiques, ce qui est nécessaire pour relever les défis actuels du secteur.
J.-F. R. : Le plateau de Saclay permet aussi aux acteurs de prendre des risques minimaux. Des chercheurs peuvent par exemple aller travailler dans l’industrie ou changer de sujet d’étude plus facilement. C’est devenu un véritable enjeu, car les sujets d’intérêt ne s’attaquent plus à un seul domaine de la physique, mais demandent une approche interdisciplinaire. Malheureusement, il y a encore de nombreux freins institutionnels…
“Nous ne sommes qu’au commencement de la seconde révolution quantique.”
P. S. : Et même des batailles entre les communautés scientifiques ! La motivation première de Quantum-Saclay est de faire tomber des barrières qui, par nos parcours personnels, nous semblent ridicules. De faire discuter des gens qui ne se parlaient pas auparavant… J’ai personnellement fait deux postdoctorats dans l’industrie et je ne l’ai jamais regretté. Découvrir la R & D en entreprise, et observer la composition des équipes de recherche, était très enrichissant. Il y avait une interdisciplinarité que je n’ai presque jamais retrouvée dans un laboratoire académique, quand bien même ces labos gagneraient à s’en inspirer. Nous assumons donc un fort lien avec les industriels, car nous sommes convaincus que les barrières avec les acteurs académiques sont souvent trop étanches. Nous avons mis en place énormément de collaborations et nous observons aujourd’hui une augmentation des thèses Cifre, ainsi que de nouvelles pratiques – comme le détachement de chercheurs auprès d’industriels ou de start-up pour des missions bien précises – qui vont dans le bon sens.
J.-F. R. : Nous sommes un peu militants ! Un enseignant-chercheur peut tout à fait partir travailler trois ans dans l’industrie, grâce aux périodes de disponibilité. Il faut réussir à le convaincre, lui, mais aussi l’administration et parfois ses collègues, que c’est une énorme valeur ajoutée, et pas du tout un risque pour sa carrière.
De plus en plus de start-up émergent des laboratoires du campus, mais ces dernières décident tout de même de s’installer à proximité. Comment expliquer une telle dynamique ?
P. S. : Il ne faut pas croire qu’on crée une start-up pour s’émanciper du carcan académique. Dans mon cas, j’y suis même restée ! On crée une start-up parce qu’on pense avoir un potentiel important, avec une technologie intéressante. C’est un saut dans le vide, que peu de chercheurs sont prêts à faire, à part peut-être les jeunes. Chez Quandela, nous conservons malgré tout une très grosse composante de R & D et beaucoup d’activités de recherche. Nous n’avions initialement pas les moyens de financer une salle blanche à la hauteur de ces recherches. Il en va de même pour la plupart des start-up, qui sont donc hébergées dans des laboratoires. Nous commençons seulement après quelques années à nous émanciper, mais nous avons fait le choix de rester dans l’écosystème de Paris-Saclay. Nous ne sommes qu’au commencement de l’histoire de la seconde révolution quantique et il est vital de rester connecté à la recherche fondamentale. Notre croissance y est conditionnée ! Une telle situation de travail main dans la main entre les acteurs risque de perdurer au moins une dizaine d’années. C’est aussi pour cela qu’on milite avec Quantum-Saclay pour rendre les parois plus perméables. Cette intrication est nécessaire pour tout le monde.
“Réfléchir sur le sens éthique des technologies que nous développons.”
J.-F. R. : Les déplacements des locaux interviendront certainement conjointement avec les développements industriels… Pour l’instant, il faut être capable de raconter une science très subtile à des investisseurs qui n’auront pas le temps de se plonger dans les livres de Basdevant et Dalibard. Nous sommes aussi amenés à réfléchir sur le sens éthique des technologies que nous développons. Ce sont des questionnements que le campus de Paris-Saclay peut traiter de façon pertinente, grâce à l’interdisciplinarité et les contacts entre académiques et industriels. Les acteurs doivent se côtoyer, comprendre leurs enjeux respectifs, et il ne suffira pas d’immerger un sociologue dans un laboratoire ou une start-up du quantique pour y parvenir. Ce sont des aspects qui progresseront bien moins efficacement si nous sommes séparés.
Quelles évolutions pourraient permettre au campus de Paris-Saclay de rivaliser avec les meilleurs centres internationaux ?
P. S. : Nous ne sommes pas juste bons dans le domaine. Nous sommes d’ores et déjà parmi les meilleurs, à l’état de l’art international, et sur beaucoup de sujets !
J.-F. R. : Tout à fait ! L’idée d’une Silicon Valley à la française a beaucoup été raillée mais, en ce qui concerne les technologies quantiques, Saclay n’est pas loin d’en être une. Les découvertes qui ont lancé l’industrie des semi-conducteurs aux États-Unis sont aussi venues de quelques équipes, à la pointe de la physique du solide de l’époque. David Packard est par exemple cité dans les premiers papiers sur la résonance nucléaire. Ce n’est qu’ensuite qu’ont émergé les géants que sont aujourd’hui Intel ou Hewlett-Packard. Les systèmes et les financements sont différents, mais les dynamiques sont assez similaires.
P. S. : Certes, nous n’avons pas les mêmes outils, mais le contexte politique est très favorable, notamment avec le plan de relance et le plan France 2030, qui font la part belle aux technologies quantiques. Beaucoup d’ingrédients permettent d’envisager un futur radieux.
J.-F. R. : Un des objectifs majeurs va être de conserver nos talents. Un rapport de la Maison Blanche met en lumière le manque de cerveaux pour les technologies quantiques, à l’échelle mondiale, et tout particulièrement aux États-Unis. Pour eux, il est crucial d’organiser un brain drain depuis l’Europe, pour réagir rapidement et ne surtout pas attendre plusieurs années en espérant une nouvelle génération de PhD. Si l’on veut garder une industrie quantique en France, nous nous devons d’être attractifs. Nous devons convaincre que nous avons des laboratoires et des capacités dignes des meilleurs mondiaux.
P. S. : L’enjeu actuel, c’est de rendre le campus attractif, malgré tous les bulldozers, sans cafétéria ni cinéma. Heureusement, le métro 18 arrive et des restaurants, des cafés poussent petit à petit. Cela peut sembler futile, mais c’est très important pour attirer de nouveaux profils, mais aussi pour garder des étudiants qui ont parfois déjà passé plusieurs années dans la région et qui pourraient être tentés d’aller voir ailleurs.