Quatre questions d’actualité à propos du travail et de l’emploi
Question 1
Faute d’emploi, faut-il attribuer un revenu social aux personnes sans activité ?
Créer plus d’emplois grâce à une croissance plus riche en emplois (notamment dans les P.M.E.), par une meilleure redistribution des emplois (réduction générale, temps choisi), créer des emplois dans le secteur associatif (emplois jeunes, par exemple), telles sont les trois voies que la société française tente d’explorer actuellement. Mais le temps presse, les villes brûlent, la révolte gronde devant les Assedic, ne s’agit-il pas de scénarios à long terme, qui vont demander des années pour porter leurs fruits ?
Ne faut-il donc pas se rallier aux propositions consistant à verser à tous les citoyens un « revenu d’existence » dissocié du travail ?
Éléments de réponse, ouverture au débat
On peut répondre, tout d’abord, que les trois stratégies évoquées plus haut ne sont pas forcément des solutions à long terme. Elles sont déjà en route, elles pourraient être accélérées. Sans être exagérément optimiste, on pourrait imaginer dans un délai de trois ans, avec une forte volonté politique et un soutien de l’opinion, réduire sensiblement le chômage. Mais on ne peut qu’être d’accord sur le fond de la question : cela ne suffit pas et c’est trop long. En urgence, pour demain matin, il faut trouver une solution permettant à chaque citoyen de vivre décemment.
Examinons donc cette idée consistant à verser à chaque citoyen un salaire social, sans aucun lien avec le travail.
C’est une idée qui peut être justifiée sur le plan philosophique et défendue sur le plan éthique. On trouve d’ailleurs pour la soutenir des penseurs nombreux et variés, qui vont de l’humanisme chrétien à l’humanisme marxiste. Elle peut également être justifiée sur le plan de la gestion sociale : l’absence de revenus, la précarité sont les causes de la délinquance, de la drogue, de la violence ; on court le risque d’une explosion sociale. Ces deux types de raisonnement se renforcent pour faire apparaître comme inévitable, pour certains, l’invention d’une forme de revenu social, « inconditionnel, universel ».
Ceci étant, l’idée d’un revenu social est placée au centre d’un nœud de contradictions. Si une allocation est versée à tous les citoyens, son montant risque d’être faible, pour rester dans un certain réalisme. Supposons qu’il soit de 1 500 F par mois, comme le suggère Philippe Van Parijs, c’est appréciable mais ne règle en rien la question de la survie.
Si son montant est élevé, du niveau du SMIC, par exemple, il se pose au moins deux problèmes. D’une part celui de la crédibilité économique. D’autre part, en supposant que ce problème soit réglé, il reste le danger plus grave d’encourager la segmentation sociale. Si le revenu social est élevé, proche du SMIC, il risque, en effet, d’enfermer le bénéficiaire dans la trappe de l’exclusion. À la limite, ce n’est plus une trappe mais une prison, dont on ne peut plus s’évader. C’est l’outil idéal pour donner un alibi moral à la société duale et un outil pour inciter à s’exiler soi-même. Le revenu social fort c’est courir le risque de voir se constituer des « réserves d’Indiens », réserves géographiques dans des endroits sympathiques, désertifiés par l’exode rural ou dans la périphérie des villes ; réserves sociologiques invisibles, donc encore plus redoutables, où, de père en fils, on exile définitivement les non-compétiteurs.
Supposons, à l’inverse, que ce revenu social, pour être réaliste, soit « conditionnel », c’est-à-dire non pas attribué à tous les citoyens mais aux plus démunis d’entre eux, on tombe en premier lieu sur l’arbitraire du choix. Quel est le critère du « pauvre », qui va en décider, quelle humiliation sera imposée pour en bénéficier ?
Enfin, en arrière-plan du débat se pose le problème de la valorisation du travail : à budget disponible égal, vaut-il mieux le dépenser pour « créer des emplois », d’une manière ou d’une autre, dans le secteur productif ou dans le secteur associatif, ou pour verser un revenu déconnecté de l’emploi ?
Oublions les débats théoriques et revenons sur terre, à l’urgence immédiate. Il est inacceptable de voir des chômeurs en fin de droits réduits à la mendicité, il n’est pas supportable de tolérer la pauvreté absolue, dans un pays riche comme le nôtre.
Il existe en France un dispositif qui s’appelle le R.M.I., il faut le maintenir, l’étendre et l’améliorer. En particulier le rendre cumulable avec un emploi, à plein temps ou à temps partiel, pour en faire non pas une trappe d’exclusion mais un marchepied pour une réinsertion éventuelle.
On pourrait également coupler le R.M.I. à la notion de « socle de droits sociaux élémentaires », versés en partie sous une forme non monétaire, consistant, par exemple, à garantir à chaque citoyen sans ressources, le droit à un logement, le droit à la santé, le droit à la retraite.
Toutefois, le RMI devrait être conçu comme une solution « provisoire », c’est-à-dire une solution de dignité minimum offerte de manière évidente tant que la société n’est pas en mesure d’offrir une activité rémunérée à chacun. Ce « provisoire » risque de durer longtemps, mais peu importe. Intellectuellement, il est important de conserver l’idée que l’objectif à atteindre reste le droit à l’activité pour chacun. On peut enfin élargir l’idée du revenu social à d’autres formules, qui le sortiraient de la notion d’assistance.
Par exemple supposons que tous les jeunes de 18 à 25 ans reçoivent un genre de revenu social « étudiant » correspondant à un demi-SMIC et une aide facilitant leur embauche à mi-temps. C’est un genre d’allocation universelle « conditionnelle » (liée à la condition de l’âge et au fait de suivre une formation) mais en même temps elle est » inconditionnelle » : peuvent en bénéficier tous les jeunes sans exception. Supposons que tout citoyen de 60 ans, même s’il n’a pas cotisé quarante ans (je pense en particulier aux femmes veuves ou divorcées qui ont interrompu leurs versements à un moment ou un autre de leur vie), reçoive une « allocation universelle », complétant ses autres revenus à hauteur du SMIC : on est encore une fois dans un revenu conditionnel, non ségrégatif, et dont la justification est évidente.
Supposons que tout citoyen salarié ait la possibilité de s’évader un an tous les dix ans, pour des occupations diverses, et reçoive une « allocation universelle » lui permettant de financer (au moins en partie) le temps libéré. Par exemple pour se recycler, par exemple pour une activité civique, par exemple pour faire du bénévolat dans une association, par exemple pour rien, pour le plaisir.
Dans les trois cas, les conditions sont objectives (il faut avoir entre 18 et 25 ans, ou plus de 60 ans ou avoir travaillé dix ans, etc.). On évite donc le côté arbitraire, caritatif. Tout le monde en profite à un moment ou un autre de sa vie, cela paraît plus juste ; tout le monde en comprend la justification sociale, c’est non controversé ; et dans les trois cas c’est très « partageur » d’emplois. Ne faudrait-il pas alors aborder le débat sur le revenu social par cette approche pragmatique et différenciée, plutôt que par un discours trop théorique ?
Question 2
Le travail est-il une valeur en voie de disparition ?
L’impossibilité de proposer « du travail » à chacun amène de nombreux auteurs à s’interroger sur l’importance qu’il faut attribuer au travail en tant que « valeur » sociale. Certains remettent en cause l’idée selon laquelle la reconnaissance d’un individu passe par le travail. Faut-il considérer, comme Dominique Méda, que le travail soit « une valeur en voie de disparition » ?
Éléments de réponse, ouverture au débat
Non : la mutation du travail à laquelle nous assistons ne nous conduit pas à la disparition de la valeur travail mais au contraire à sa réinvention. Pour parler du travail, nous devons prendre garde aux multiples définitions du mot travail qui sont parfois la source, voire la seule cause, d’interminables débats. Le mot travail est très ambivalent : en ancien français il est parfois associé à la fois à la souffrance (tripalium, torture, etc.), mais tout au long du Moyen Âge il a signifié également voyager (d’où travel en anglais, qui est de la même famille). Il désigne à la fois l’action (le fait de faire, souvent lié à l’effort, à la peine) et le résultat de l’action (souvent lié au bénéfice matériel ou psychologique qu’on en tire). Il est négatif quand on parle de « labeur » et positif quand on parle « d’ouvrage ».
Beaucoup de ceux qui rejettent la notion de travail valorisent la notion « d’activités » exercées dans un cadre associatif, qui peuvent être associées à une « indemnité » : je me demande dans ce cas quelle est la différence entre les deux. Elle s’explique plus par une attitude de rejet psychologique de l’univers de l’entreprise que par une différence conceptuelle. On peut donner au travail une définition très large, comme le fait Alain Supiot : « le premier sens du mot travail désigne ce qu’endure la femme dans l’enfantement. »
On peut, pour être opérationnel, se contenter d’une définition économique simple telle que celle-ci : « Le travail désigne toute dépense volontaire d’énergie, effectuée avec des outils, dans le but de produire une valeur ajoutée. »
Plus que jamais, il apparaît que le travail constitue une caractéristique essentielle de l’homme, présentant un caractère anthropologique et conditionnant l’expression de l’identité humaine. L’homme est un animal qui a inventé le travail et qui par ce mode opératoire est devenu moins dépendant de la Nature.
Par rapport à l’animal qui se contente de cueillette, puisant dans un stock naturel limité, entièrement dépendant du climat, des saisons, de la prodigalité des arbres, de la générosité ou de la sécheresse de la « Terre-Mère » qu’il tète et qu’il grignote, l’homme a créé sa différence en inventant des outils qui l’ont fait passer du stade des cueilleurs à celui des producteurs, du stade des dépendants à celui des « travaillants ». Quand on retrouve des silex taillés constituant des outils, près d’un tas d’ossements, on dit « tiens, voilà un homme ». L’homme est un animal qui travaille.
Il en est de même dans l’histoire individuelle. L’histoire de l’homme est un cheminement de chacun sur l’axe qui va de la dépendance à l’autonomie.
Depuis la dépendance biologique absolue du fœtus, rompue par la rupture du cordon ombilical, puis la dépendance alimentaire du sein jusqu’au sevrage, puis la dépendance alimentaire, éducative, sociale, jusqu’au départ du foyer parental où l’on devient autonome parce que l’on travaille.
Dans le cheminement de sortie de la dépendance affective, si difficile, si long, au point que peu de gens y arrivent totalement, le fait de sortir ou non de la dépendance matérielle joue incontestablement un rôle d’appui ou de frein. La sortie de la dépendance matérielle, c’est-à-dire le moment où je produis la contrepartie de ma consommation, constitue un seuil symbolique déterminant. La société sans emploi détermine pour les jeunes une période floue qui peut être longue où l’on ne sait pas exactement si elle traduit une grande autonomie de chacun, suffisamment « libres » pour vivre sous le même toit sans se gêner, ou une grande difficulté à sortir de la dépendance où l’on se dit : « pourquoi aller au froid dehors alors que dedans il fait chaud ». Comment des parents pourraient-ils pousser des enfants hors du nid, ou bien comment les enfants pourraient-ils se jeter eux-mêmes à l’eau les yeux fermés, dans l’univers vide du chômage dont l’issue est un destin de « sans domicile fixe » ?
Le maintien prolongé de l’état de dépendance matérielle peut entraîner une véritable culture de la dépendance, qui s’inscrit dans les neurones individuels, ou bien à l’inverse, par reflet, une culture de la rébellion.
Culture de la dépendance, qui entraîne des stratégies de calcul, d’exploitation systématique des sources d’allocations publiques ou privées, civilisation de la débrouille administrative où l’on organise sa vie en système de navigation inter-allocation. Inversement, pour retrouver une identité, culture de la rébellion, manifestation urbi et orbi de contre-dépendance, où je casse pour casser, où je brûle des voitures pour rire, où je détruis la mauvaise société pour m’affirmer.
Enfin, le travail est le constituant de l’échange social. Beaucoup de personnes ont mal compris Dominique Méda. Elle n’a jamais dit que le travail était « une valeur en voie de disparition » (bien que cette phrase soit le sous-titre de son livre), mais exactement l’inverse. Elle se plaint que le travail soit exagérément surévalué, elle critique « la centralité excessive du travail », qui « justifie une politique du travail à tout prix, même s’il est sans intérêt, même mal payé, même ne servant à rien « . « Aucun analyste sérieux ne se risque à soutenir qu’il n’y aura plus de travail », soutient-elle, mais elle défend ardemment l’idée selon laquelle « il n’y a pas que le travail dans la vie ». Qui ne serait d’accord ! Toute l’analyse de Dominique Méda consiste à dire que le travail n’est pas la seule forme de lien social. C’est pourquoi elle plaide pour un partage du travail qui permettra à chacun de consacrer plus de temps « à soi, aux autres, et à une activité politique ».
Le point sur lequel elle n’insiste pas suffisamment, selon moi, c’est le fait que le travail conditionne l’insertion sociale. Proposer à un exclu de faire du bénévolat dans une association, c’est sympathique et il faut le faire, mais il restera toujours un exclu. Une personne n’ayant pas de travail et vivant de revenus distributifs peut-elle avoir une vie sociale épanouie ? Personnellement, je réponds non, je pense que ce serait un lien social appauvri. La participation à la production économique ne constitue pas en soi un lien social exclusif ou suffisant, mais constitue une condition d’accès aux autres formes de lien social. Parce que je pense que, de la même manière que pour la relation au père et à la mère, la relation sociale a une double composante, affective et matérielle, échange de ma production et échange d’amour ou de violence. Si je suis dépendant matériellement de l’autre, ma relation affective sera faussée.
Or, je serai dépendant matériellement de la société dans son ensemble, si je ne produis pas, à la fois parce que la société est un genre de vaste coopérative de production où il y a des choses à faire (qui va débarrasser la table ?) et d’autre part parce que je dois assurer la contre-valeur de ma consommation (sinon d’où vient-elle, qui me la donne ?). Cette dépendance matérielle va me gêner pour exprimer de l’amour (par le don ou la solidarité) et peut se transformer en violence. Inversement, celui qui me nourrit va avoir du mal à m’exprimer de l’amour (ce sera plutôt de la commisération) et aura tendance à exprimer de la violence à mon égard, parfois non visible, se traduisant en ségrégation douce.
En résumé, il est légitime de dire que le travail ne remplit pas à lui seul l’espace du social, il est légitime de reconnaître qu’il existe un territoire non économique source de lien social. Il est souhaitable de développer toutes les formes d’activité parallèles et complémentaires du travail, toutes les formes de bénévolat, qui constituent des modalités de lien social. Mais il est nécessaire de réaffirmer que le travail (la participation à la production collective) est la condition non suffisante, mais nécessaire, pour avoir accès au social.
Question 3
Si le travail ne disparaît pas, dans quelles directions va-t-il évoluer ? Va-t-on assister à la fin du salariat ?
Éléments de réponse, ouverture au débat
Il est certain que la conception et l’organisation du travail salarié dans l’entreprise vont connaître des mutations profondes qui sont déjà visibles. Deux points méritent d’être évoqués : pour ceux qui continuent à exercer leur activité sous la forme du salariat, un bouleversement dans les formes et dans les rythmes ; d’autre part, le développement, à côté du salariat traditionnel, d’autres modalités de travail plus autonomes.
Le bouleversement des rythmes, du point de vue de l’entreprise, s’appelle flexibilité interne, souplesse, annualisation. Elle est devenue une préoccupation générale. Les contraintes de la compétitivité ont d’abord conduit à gérer les stocks de manière flexible. On fonctionne en « flux tendus », entre autres pour éviter la charge financière que représente un stock qui dort et également pour personnaliser les produits et les adapter à la demande. Par voie de conséquence, le travail a tendance lui aussi à s’organiser en flux tendus. On s’efforce d’adapter le salarié aux rythmes de l’entreprise déterminés par son marché.
D’où le développement de nouvelles modalités : soit des contrats saisonniers à durée déterminée, soit des formes de travail intermittent, soit principalement la mise en place de l’annualisation (cette technique consiste à comptabiliser le temps de travail sur l’année et à moduler la durée du travail en fonction des circonstances et des saisons). Les exemples sont nombreux dans tous les secteurs. On ne travaille plus tous ensemble mais à des rythmes différents, suivant le service, le secteur de fabrication, le métier. D’autre part, pour mieux utiliser les équipements, les entreprises développent le travail en équipes.
L’entreprise travaille en continu, les hommes travaillent à tour de rôle. Enfin, elles ont tendance à encourager le temps partiel pour gérer des sureffectifs fréquents ou rajeunir la pyramide des âges. La plupart des grandes entreprises ont déjà mis au point une batterie de formules de « temps choisi » et des consultants se sont spécialisés dans la recherche d’une adaptation entre la demande des entreprises et les désirs des salariés. En résumé, tout bouge : le volume du travail, ses rythmes, les horaires.
Du point de vue du salarié, le développement de la flexibilité peut se traduire par un développement de la précarité, le salarié à temps plein n’est plus tout à fait sûr de son plein temps ; le travailleur intermittent se sent en insécurité ; il s’installe dans la précarité, il se sent « ballotté », naviguant dans l’incertitude, d’un emploi à un autre : c’est la « galère ». Pour que cette évolution devienne positive pour le salarié, il faut impérativement explorer des voies nouvelles. D’une part, la formule du type Groupement d’Employeurs, qui devrait être repensée et développée. Elle pourrait permettre d’apporter au salarié la sécurité, de le faire bénéficier d’un contrat à durée indéterminée, même si son mode d’activité est intermittent, partagé entre plusieurs entreprises.
D’autre part, celle du « contrat d’activité » décrit dans le rapport Boissonnat qui consisterait à garantir un statut stable, tout en permettant de faire alterner des phases de travail dans une entreprise, d’activité dans une association, et de formation. Bien entendu, cette nouvelle manière de travailler peut devenir positive lorsqu’elle rencontre le désir des salariés de travailler moins et à leur rythme, lorsqu’elle est choisie, lorsqu’elle devient une manière d’autogérer son temps de travail sur sa vie, et odieuse quand elle est imposée.
Le statut des cadres lui-même va évoluer. Nous allons vers des structures où il y aura moins de cadres, plus de coopération, plus de transversalité. L’écart va se creuser entre les fonctions qui demandent plus de responsabilité, une compétence à globaliser, à synthétiser, à effectuer des liaisons au sein de nouveaux collectifs intelligents. Et celles où le cadre, pour ne pas être exploité par les temps excessifs et irréguliers, demande à être payé au temps passé. (Un récent sondage, chez Thomson, a montré que 53 % des cadres souhaitaient revenir à la pointeuse…) À l’inverse, pour ceux dont le niveau s’élève, on passe de la notion de métier à celle de compétence, c’est-à-dire d’un savoir spécifique à une aptitude à conceptualiser. La notion de responsabilité s’élève. Le salaire tend à s’associer à la réalisation d’objectifs.
À côté du travail salarié, de nouvelles formes de relation à l’entreprise vont se développer. Les entreprises ont tendance à externaliser tout ce qui n’est pas dans leur vocation principale, pour se concentrer sur leur métier. Le travail se parcellise en de multiples projets, note Denis Ettighoffer, (il se fractionne en de multiples tâches partagées avec de plus en plus de gens, parfois éloignés géographiquement). Les formes d’organisation pyramidales, héritées de l’époque taylorienne sont remplacées par des structures polycellulaires constituées d’équipes qui travaillent par objectifs, en réseau.
C’est ce que l’on appelle les « équipes projets » qui font penser à l’équipe de production d’un film de long métrage : des centaines de personnes de tous métiers, rassemblées pour quelques mois sur un projet. Quand le film est diffusé, il ne reste plus rien de l’équipe, tout le monde s’est dispersé. De ce fait, les emplois à durée déterminée se développent au détriment des emplois stables : en 1993, plus de 70 % des recrutements se sont effectués sur des contrats à durée déterminée. En fait, on passe de la notion de statut (le salarié, le cadre, dans un emploi à vie), à celle de fonction (une tâche à effectuer, par définition à durée limitée). Faut-il encore parler d’entreprises ou de réseaux productifs ? En effet, ce que l’on voit apparaître, ce sont plutôt des ensembles, des systèmes de production, d’échanges, de troc, organisés en centres de profit le long de la chaîne de la valeur ajoutée. L’entreprise devient un holding de sous-traitants, un fédérateur, un catalyseur, un élément d’un réseau.
Trois notions pourraient qualifier le travailleur du futur : une personne autonome, un polyactif, un networker.
La notion d’autonomie se relie à la nouvelle organisation de l’entreprise. On est moins un salarié travaillant dans un bureau qu’un nomade effectuant une mission. Le nouveau travailleur, surtout pour les cadres, aura tendance à se situer moins dans une logique de recherche d’emplois que dans une logique d’offre de service. En France, les travailleurs indépendants sont majoritaires dans le secteur des services ; ils représentent 14 % de la population active et ce taux a tendance à croître. En Angleterre, les professions indépendantes sont passées de 1,7 million en 1973 à 3 millions en 1990. De plus en plus, les entreprises développent l’essaimage, consistant à orienter les salariés vers des petites entreprises sous-traitantes ou bien les incitent à devenir sous-traitants en créant leur entreprise. Beaucoup voient cette tendance conduire à « la fin du salariat ». Le salariat s’élargit à des activités qui se situent à la frontière de l’exercice libéral, et en parallèle le statut de travailleur indépendant, travaillant souvent en « entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) » se développe.
La notion de polyactivité est le corollaire de cette nouvelle organisation. Puisque l’entreprise ne garantit plus le plein temps, le salarié partage sa compétence avec d’autres, souvent avec son accord et son appui. Le travailleur déploie ses compétences sur plusieurs lieux. Pour la grande entreprise, c’est un moyen de réduire sa masse salariale sans licencier : on délègue ou on prête du personnel compétent. Pour la P.M.E., c’est une manière de se procurer un bon niveau de compétence sans devoir embaucher à plein temps. Citroën à Rennes, depuis 1986, Renault, EDF, Thomson, Rhône-Poulenc ont mis en place des programmes de temps partagé pour développer l’emploi local. Aux USA, 7 millions de personnes (soit 6 % de la population active) mènent une double vie, voire un triple emploi. En matière de polyactivité, il ne faut pas oublier l’intérim qui est limité en France par diverses dispositions réglementaires mais qui connaît un renouveau, à tous les niveaux de qualification.
Le terme de networker, désigne les nouveaux nomades électroniques qui préfigurent peut-être le travailleur du futur. Il n’est plus nécessaire d’être dans les mêmes locaux puisque l’on utilise le « bureau virtuel ». En 1992, 3 millions de personnes communiquaient à distance avec leur entreprise, ils sont 8 millions cette année. Aux U.S.A., 11 millions de personnes échangent chaque jour 16 millions de messages électroniques avec ou entre les 2 000 premières entreprises. La visioconférence se développe à grands pas en même temps que son prix baisse : le coût horaire entre la Grande-Bretagne et les États-Unis est tombé de 1 000 à 100 livres (bientôt elle sera accessible par Internet au prix d’une communication locale).
Question 4
Peut-on envisager de retrouver un jour le plein emploi ou la pleine activité ?
Eléments de réponse, ouverture au débat
Chacun commence à être convaincu du fait que le volume du travail dans le secteur productif va décroître en même temps que les richesses augmentent. Même si la croissance se maintient, même si la tendance séculaire à la réduction du temps de travail se prolonge, il apparaît de plus en plus évident qu’il faut élargir le champ offert aux énergies, c’est-à-dire qu’il faut créer de nouvelles formes d’activités. On voit ainsi soutenir de plus en plus souvent l’idée suivante : puisqu’il n’y a plus assez d’emplois dans le secteur productif, créons à côté un troisième secteur. On l’appelle troisième par rapport au secteur public et au secteur privé. C’est celui qui s’exerce dans le cadre d’entreprises qui n’ont pas de but lucratif mais un but social : améliorer la qualité de la vie, créer un espace de lien social, proposer des formes nouvelles d’activités ou de nouvelles formes d’emploi.
Il faut dissiper à ce sujet une ambiguïté. La version que nous jugeons négative de cette position consiste à dire : après tout, pourquoi nous battre pour avoir un emploi (dans le secteur productif) puisqu’il n’y en a pas assez. Créons un nouveau concept, différent du travail et de l’emploi : l’activité. On oppose ainsi travail et emploi d’une part (notions supposées réservées au secteur productif) à une notion vague et floue d’activité. Bien entendu, il faut créer un secteur d’activités d’utilité collective et sociale. Mais ce secteur a pour vocation de proposer lui aussi des emplois, liés à un travail. De vrais emplois, liés à un vrai statut, un vrai salaire, dans de vraies entreprises. Il n’y a pas l’emploi et le travail valorisé d’une part et un sous-emploi, un sous-travail, un sous-statut d’autre part. Il y a lieu tout simplement d’affirmer à haute voix le droit à l’emploi pour tous, c’est-à-dire le droit pour chacun de travailler soit dans le secteur productif soit dans le troisième secteur. Il ne s’agit pas d’abandonner les activités productives à une catégorie de citoyens et de réserver à d’autres un secteur particulier qui deviendrait vite un ghetto dévalorisé et ségrégatif, mais de faciliter des alternances entre les deux pour chaque personne, sous des formes variées.
Nos descendants trouveront sans doute étrange notre société qui ne garantissait pas l’emploi, comme nous trouvons étrange celle de nos parents qui ne garantissait pas la santé ou celle de nos grands-parents qui ne garantissait pas l’éducation. Le » droit à l’emploi pour tous ceux qui le souhaitent » sera probablement inscrit au programme de tous les partis politiques et trouvera peu à peu sa concrétisation. Si l’on fait un peu de prospective crédible, on peut considérer que nous travaillerons bientôt tous » à mi-temps sur la vie « , suivant des rythmes nouveaux. Par exemple, entre 20 ans et 25 ans, une phase d’études à mi-temps et de travail à mi-temps et pour quitter la vie professionnelle, une phase également conçue sur le rythme du mi-temps ; la pleine activité sera certainement établie autour de la référence aux 32 heures, avec des temps de récupération disséminés sur l’année ; tous les dix ans, nous aurons pris l’habitude de nous évader un an, soit pour la formation, soit pour la famille, soit pour faire du bénévolat, soit pour écrire des poèmes.
Notre temps s’organisera autour du slogan : « vivre à trois temps ». Vivre à trois temps, c’est pouvoir participer librement, à son rythme et à sa convenance, à trois univers complémentaires. D’une part à la sphère productive de l’économie marchande, celle qui produit la richesse monétaire, engendre l’innovation technologique, structure les modes de vie (nous y participerons tous mais moins longtemps). D’autre part, nous aurons la possibilité de participer à la sphère de la production sociale, celle des activités d’utilité collective, dans une association. Nous aurons donc deux emplois dans deux entreprises différentes, soit en même temps, soit à des rythmes décalés. Enfin s’ouvrira un temps de plus en plus large pour la troisième sphère, celle du temps individuel, qui pourra être consacrée à de multiples activités, depuis l’autoproduction ayant une valeur économique jusqu’aux activités créatives, ludiques, sportives, culturelles, politiques, etc.
Références bibliographiques
- Aznar Guy, Caillé Alain, Laville Jean-Louis, Robin Jacques, Sue Roger, Vers une économie plurielle, Syros, 1997.
- Boissonnat Jean, Le Travail dans vingt ans, Odile Jacob, 1995.
- Construire le travail de demain, C.J.D, Éditions d’Organisation, 1995.
- Clerc Denis. « L’activité, fille indigne du plein emploi », Alternatives économiques, 1997.
- Dent Harry, Job Choc, Éditions First, 1994.
- Gorz André, Métamorphoses du Travail, Galilée, 1988.
- Jacob Annie, Le travail, reflet des cultures, PUF, 1994.
- Méda Dominique, Le Travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, 1995.
- Rifkin Jeremy, La fin du Travail, La Découverte, 1996.
- Rigaudiat Jacques, Réduire le temps de travail, Syros, 1993.
- Robin Jacques, Quand le travail quitte la société industrielle, Transversales.
- Roustang Guy, Laville Jean-Louis, Eme Bernard, Mothé Daniel, Perret Bernard, Vers un nouveau contrat social, Desclée de Brouwer, 1996.
- Supiot Alain, Critique du droit du travail, PUF, 1994.
- Le Travail au XXIe siècle, ouvrage collectif, Dunod, 1995.