Quatre scénarios sur la précarité et la grande pauvreté en Europe à l’horizon 2015
Les données de base : l’héritage européen et le calendrier communautaire
Les données de base : l’héritage européen et le calendrier communautaire
Dans le monde aujourd’hui, l’Europe veut incarner un modèle social de démocratie, d’économie régulée et de protection sociale. Elle apparaît comme l’un des continents qui a le mieux réussi dans le combat contre la grande pauvreté. Elle semble avoir les connaissances et les ressources nécessaires pour éradiquer la misère à l’intérieur de ses frontières et pour contribuer à l’éliminer à l’extérieur.
Mais en a‑t-elle la volonté ?
Au sein du groupe d’étude, des représentants du Sud ont rappelé une vérité facilement occultée : la prospérité de l’Occident n’a-t-elle pas été en partie bâtie sur le pillage des richesses naturelles des pays du Sud et sur l’exploitation de leurs populations pendant cinq siècles ? Ce pillage a‑t-il maintenant cessé ?
Le processus d’élargissement de l’Union européenne ramène dans la famille de l’Union européenne des populations qui en avaient été éloignées par les accords de Yalta et qui ont connu une importante croissance de leur taux de pauvreté pendant quarante années de totalitarisme. Le calendrier communautaire fait aussi partie des données de base du problème : en 2004, aujourd’hui, 10 nouveaux pays ; deux autres adhésions à prévoir en 2007, et entre 2007 et 2013, de nouvelles perspectives budgétaires seront à définir.
Quatre scénarios d’évolution à l’horizon 2015
Les quatre scénarios élaborés se fondent sur quatre postures différentes, du compromis à la rupture vertueuse en passant par la dérive et le démantèlement. Ils n’ont pas la même probabilité d’occurrence.
Scénario n° 1 : La gestion compassionnelle de la misère
Ce scénario se situe dans le prolongement direct des tendances actuelles où la pauvreté est considérée comme un accident individuel ou collectif : » les pauvres sont restés au bord de la route « , il faut leur permettre de se réadapter et de monter dans le train de la croissance.
Ni ignorée ni attaquée à la racine, la grande pauvreté est soulagée et administrée. Des mesures correctives à coût très limité sont prises et confinées dans le domaine d’une politique sociale. Les régulations par la loi font place à des régulations contractuelles. Cette charité étatique limitée ne remet pas en cause le modèle socio-économique dominant. Les pays de l’Union européenne se sentent fiers des filets de sécurité qu’ils ont instaurés, sans voir que leurs » planchers de ressources » sont en fait des plafonds.
Le mouvement social ne pèse pas suffisamment pour imposer une économie plus humaine à une société qui se déculpabilise par des gestes de compassion. Des populations aux emplois précaires expriment quelquefois des protestations. Soumis à des contrôles incessants, les chômeurs et autres assistés sociaux survivent dans des dispositifs d’insertion.
La dualité du système scolaire s’accroît avec un pôle élitiste et un pôle de relégation. Sans perspective crédible d’insertion, les jeunes des quartiers défavorisés cèdent à la violence et à l’emprise de diverses mafias.
Le budget de l’Union européenne est légèrement augmenté en 2007 notamment pour financer des mesures de sécurité. Dans la nouvelle Convention européenne, on ne trouve pas mention de l’objectif d’éradication de la grande pauvreté. Sur le plan international, l’Union européenne s’efforce de promouvoir quelques régulations pourvu que la logique du marché demeure prépondérante.
En 2013, la grande pauvreté n’a pas diminué dans l’Europe de l’Ouest. À l’Est, le niveau de vie moyen a augmenté, mais une partie notable de la population s’enfonce dans la pauvreté.
Scénario n° 2 : la misère ignorée
» S’ils sont dans la misère, c’est de leur faute ; ils n’ont qu’à saisir les chances que la société leur donne « , ainsi pense l’opinion publique dominante, qui ignore les causes structurelles de la misère. L’État se désinvestit du social. Pour faciliter la croissance, dans le modèle ultralibéral » à l’américaine « , les cotisations sociales des entreprises sont réduites et le droit du travail revu à la baisse.
La Charte européenne qui a été adoptée réaffirme les valeurs de l’Union mais elle n’est pas contraignante et les élections de juin 2004 ont donné une large majorité à la droite libérale.
La grande pauvreté est criminalisée et la justice, comme les services d’éducation, fonctionne à deux vitesses. Au nom de l’égalité devant l’école, les Zones d’éducation prioritaires sont abandonnées. Dans les quartiers les plus défavorisés, l’obligation de scolarité n’est plus assurée. Des initiatives locales de solidarité foisonnent pour pallier un peu les manques de protection sociale mais le mouvement social manque de forces.
En 2007, le budget européen est réduit sauf pour ce qui concerne la sécurité intérieure commune. En 2013, le taux de chômage moyen a beaucoup diminué et la croissance économique se poursuit à un niveau satisfaisant. Mais la richesse est concentrée dans les mains d’une minorité.
De nombreux travailleurs ont un salaire de misère et le nombre de personnes sans protection sociale a crû dans tous les pays de l’Union.
Scénario n° 3 : la gestion nationaliste de la misère
L’Union européenne a éclaté sous l’effet de ses tendances centrifuges et les pays vivent un repli nationaliste. » À chacun ses pauvres et les étrangers chez eux » : c’est l’opinion dominante sur la grande pauvreté.
La forte poussée de la droite aux élections de 2004 a conduit à des politiques de stricte fermeture à l’égard des immigrants et des demandeurs d’asile. Les immigrés illégaux sont reconduits aux frontières et leurs pays d’origine économiquement sanctionnés. Les immigrés clandestins s’enfoncent dans une misère durable, tandis que des dispositifs de requalification des chômeurs nationaux de longue durée sont mis en place.
C’est à l’occasion des discussions sur le budget de l’Union en 2007 que l’éclatement a lieu. L’aide publique au développement n’a jamais été aussi basse. Les ex-pays de l’Union, en récession, entrent dans le cercle vicieux de l’instabilité, avec son cortège d’émeutes de la faim, de conflits ethniques et de guerres endémiques.
Scénario n° 4 : la misère hors la loi
L’opinion dominante considère la misère comme une violation des droits de l’homme. Le corps politique place la misère hors la loi et son éradication est un des objectifs prioritaires des traités européens et des législations nationales. Des arrêts de la Cour de justice européenne obligent des pays à changer leurs législations sur des problèmes tels que le placement d’enfants ou les expulsions locatives.
Pour mettre en œuvre un modèle social spécifique, le Conseil européen décide un net accroissement du budget de l’Union. Des fonds structurels sont affectés aux régions les plus pauvres, notamment à l’Est. Des facilités de trésorerie sont accordées aux pays candidats. De nouvelles normes comptables plus sociales et plus écologiques sont étudiées et mises en œuvre dans les administrations et les entreprises.
La présence des associations de lutte contre la pauvreté au Conseil économique et social européen permet de nouvelles synergies. La Confédération européenne des syndicats prend l’initiative de rénover profondément le code du travail.
L’accès pour tous aux apprentissages fondamentaux (lire, écrire, compter, s’exprimer) et à une qualification professionnelle devient une priorité. Travailleurs et chômeurs non qualifiés bénéficient de crédits formation de longue durée.
En matière d’immigration et de droit d’asile, l’Union et les États membres ratifient la convention des Nations unies sur les droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs familles. Sur le plan international, l’Union accroît le montant de l’aide publique au développement. Les marchés européens sont plus favorables aux produits du Sud. Le nouveau président des États-Unis ouvre des possibilités pour une coopération internationale rénovée. L’ONU étudie et propose des dispositions spécifiques pour favoriser le développement durable et quelques années plus tard engage un processus de rénovation des institutions internationales : conseil mondial de sécurité économique et sociale, représentation des pays du Sud dans les instances du FMI et de l’OMC.
En 2013, la grande pauvreté n’a pas disparu dans l’UE mais la mise en œuvre des droits fondamentaux pour tous a très vigoureusement progressé dans tous les pays de l’Union.
Conclusion
Le scénario n° 1 est le plus probable : il est une prolongation de la tendance actuelle. Scénario de rupture, le scénario n° 2 est peu crédible à court terme. Mais à moyen terme, les sirènes libérales et leur peu de goût pour les droits sociaux peuvent être tentantes. Le scénario n° 3 représente aussi une tentation récurrente, d’autant plus forte qu’elle reçoit l’appui des impérialismes d’États dominants. Mais les États-Unis sont aussi une démocratie…
Comme le soulignait Jean-Pierre Dupuy à l’occasion de ce travail : » L’un des quatre scénarios a pour titre La pauvreté hors la loi. Il n’est pas interdit d’espérer et de vouloir ! » Le scénario n° 4, en effet, est le seul scénario de rupture vertueuse, en cohérence avec les valeurs dont se réclament bruyamment les démocraties européennes. Trop beau pour être tout à fait vraisemblable, il a le mérite d’indiquer la direction à suivre.
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