Quatre X ingénieurs du Génie maritime mis à l’honneur
La Marine a choisi d’honorer quatre ingénieurs polytechniciens de l’ancien corps du Génie maritime en donnant leurs noms à une série de navires. Qui sont ces illustres anciens ?
Le choix d’honorer d’un coup quatre ingénieurs du Génie maritime en donnant leurs noms à quatre nouveaux bâtiments ravitailleurs est un fait sans précédent, puisque seuls dix ingénieurs, tous polytechniciens sauf Sané (1740−1831), avaient été jusqu’ici distingués par dix-neuf bâtiments portant leurs noms. Deux d’entre eux, également de très bons ingénieurs, ont été ministres de la Marine et des Colonies (Forfait et Brun), quatre se sont fait connaître par des bâtiments de surface (Sané, Dupuy de Lôme, Joëssel, également métallurgiste de premier plan, et Bertin) et deux autres par les premiers sous-marins (Zédé fils et Romazzotti). Enfin deux ingénieurs sont morts dans des accidents : Mangini (explosion de chaudière) et Halbronn (accident lors d’un vol d’essai). Zédé est distingué pour la cinquième fois, Bertin pour la deuxième fois.
Gustave Zédé (1825−1891), X 1843, GM 1845
Gustave Zédé est le fils de Pierre Zédé (1791−1863), lui-même ingénieur du GM Protégé par Dupuy de Lôme (1816−1885), il devient en 1864 son second à la direction du matériel, puis il est rattaché à l’inspection générale en 1876. Il quitte la Marine en 1881 pour entrer aux Forges et chantiers de la Méditerranée, dont il devient le vice-président à la mort de Dupuy.
Reprenant une idée de son mentor, déjà exploitée en partie par Charles Brun avec son Plongeur de 1866, Zédé établit les plans du Gymnote, et ce petit engin expérimental en forme de cigare de 17,6 m de longueur et de 28,7 t de déplacement en surface (contre 423 t pour le Plongeur), mû par un moteur électrique est, en dépit de ses faiblesses, le premier qui ait résolu le problème de la navigation sous-marine, étant parvenu à naviguer à immersion constante et à se rendre d’un point à un autre point indiqué d’avance.
Construit à Toulon sous la direction du neveu par alliance de Zédé, l’ingénieur Romazzotti (1855−1915), le Gymnote appareille pour la première fois le 17 novembre 1888 et donne 7 nœuds en surface et 5 en plongée. En 1890, il réussit à passer sous la quille d’un cuirassé sans être remarqué. Après bien des difficultés, dues notamment aux accumulateurs et aux gouvernails horizontaux, le navire est considéré comme étant au point en 1894, avec une excellente tenue en immersion. La propulsion est cependant remplacée. Le Gymnote reste en service jusqu’en 1907 ; une collision entraîne sa radiation. Romazzotti construit un sous-marin plus grand (226 t en surface) lancé en 1893 puis muni d’un tube lance-torpilles, auquel on a donné le nom de Gustave-Zédé.
L’autonomie des premiers sous-marins, qui n’ont pour toute source d’énergie que des accumulateurs, est insuffisante ; de plus, ils n’ont qu’une faible flottabilité en surface. C’est un autre ingénieur du GM, Maxime Laubeuf (1864−1939), qui va trouver la solution appliquée jusqu’au Nautilus américain (1955) : le Narval, mis en service en 1900, possède une double coque et une double propulsion (à vapeur et électrique), et ses ballasts remplissent l’espace compris entre les deux enveloppes. Le succès du Nautilus permet de revenir à la conception initiale du sous-marin, celle du Gymnote, avec coque et propulsion uniques, mais en s’affranchissant de la nécessité de naviguer périodiquement en surface.
Émile Bertin (1840−1924), X 1858, GM 1860
Le jeune Bertin a été marqué par l’enseignement de Frédéric Reech (1805−1884) à l’école d’application. Son aîné avait introduit les lois du physicien autrichien F.-J. von Gertsner (1756−1832) sur la houle, publiées en 1804 et restées longtemps ignorées par suite de l’isolement du monde maritime. Son insistance sur la description des turbines hydrauliques avait intrigué ses élèves, Dupuy comme Bertin : il semblait pressentir l’invention de la turbine à vapeur.
Bertin est affecté à Cherbourg de 1863 à 1881. Il y apprend son métier et se trouve en présence de problèmes pratiques variés qui l’obligent à observer, à réfléchir et à innover. Il écrit : « Les chantiers sont pour nous ce qu’est le laboratoire pour un chimiste : il n’existe pas de science véritable indépendante de la pratique. » Parmi ses travaux, on cite toujours ceux qui portent sur la houle et sur le roulis, qui l’ont fait remarquer au-dehors par des publications. Sa conception du compartimentage des navires afin de maintenir leur stabilité après des avaries de combat a été une œuvre durable dans la Marine, mais il a dû vaincre bien des obstacles. Il obtient l’autorisation d’équiper le croiseur protégé Sfax, mis en chantier en 1882, de « caissons Bertin ». Le succès entraîne leur adoption sur tous les bâtiments cuirassés construits par la suite en France et ailleurs, mais après l’Italie.
Envoyé au Japon en mission de 1886 à 1890, Bertin y réorganise l’arsenal de Yokosuka fondé en 1864 dans la baie de Tokyo par l’ingénieur du GM Léonce Verny (1837−1908) et crée ceux de Sasebo (Nagasaki) et Kure (Hiroshima). Il donne l’impulsion définitive à sa marine militaire, concurremment avec des ingénieurs et officiers britanniques. Il dresse les plans d’environ soixante-dix unités dont les trois cuirassés garde-côtes Matsushima de 4 300 t et cinq croiseurs, deux unités seulement ayant été produites par le Japon, les autres par la France et la Grande-Bretagne. La marine japonaise est en état de battre celle de la Chine en 1894, puis d’écraser la marine russe en 1905. Le Japon dépend encore de l’étranger à cette dernière date. Il se hâte de rattraper son retard : le cuirassé Satsuma mis en service en 1909 est le second du type Dreadnought, et ses dernières commandes importantes en Grande-Bretagne datent de 1913.
Après 1870, la marine française régresse à nouveau vers la marine d’échantillons sous l’influence d’officiers dont les opinions divergent quant à la consistance et à l’emploi des forces navales et d’ingénieurs qui veulent continuer de construire des navires de leur chef. On convient enfin de confier à un service unique la conception et les plans généraux des navires et ceux de leurs appareils propulsifs, les études de détail restant à la charge des ports, mais sous le contrôle de la nouvelle « section technique » créée en 1895 (puis service technique et enfin STCAN). Bertin est nommé à sa tête et conserve la place pendant dix ans, jusqu’à sa retraite. Il donne les plans du croiseur Jeanne‑d’Arc, du dernier cuirassé garde-côtes, le Henri-IV, des 18 derniers croiseurs-cuirassés et des 6 cuirassés d’escadre de la classe Patrie (14 500 t).
Bertin a attaché une très grande importance aux mesures faites à la mer. Surmontant les réticences de son entourage, il a aussi soutenu de toute son autorité la création à Paris d’un bassin d’essais des carènes, inauguré en 1906 et le premier sous la forme moderne. Cet ingénieur et inventeur a été élu à l’Académie des sciences en 1903.
Jacques Stosskopf (1898−1944), X 1920S, GM 1922
Né à Paris et descendant par son père d’une famille alsacienne, Jacques Stosskopf est le fils d’un employé supérieur de banque parisien. Il parle l’allemand. Mobilisé en avril 1917, il est admis à l’X dans la promotion 1920S, qui comprend les élèves qui ont fait la guerre.
Il commence sa carrière à Cherbourg en 1924, où il est occupé à l’armement et aux essais de torpilleurs fournis par les chantiers privés. Appelé au service technique à la fin de 1928, il y collabore étroitement avec l’un des architectes navals les plus fameux du corps, Henri Antoine (1889−1951), auteur des plans des torpilleurs, contre-torpilleurs et croiseurs légers (dont l’Émile-Bertin) de l’entre-deux-guerres. Il est muté à Nantes en 1936, au service de la surveillance des travaux confiés à l’industrie puis, en octobre 1939, à Lorient où il rejoint Antoine qui vient d’être nommé directeur des constructions navales, avec le grade d’ingénieur en chef de 1re classe.
Sa carrière, jusque-là somme toute ordinaire, va prendre un tour particulier lors de l’occupation allemande du port de Lorient, qui commence le 21 juin 1940. À la suite du premier séjour de l’amiral Dönitz (1891−1980), Lorient est choisi dès ce moment pour abriter la première base sous-marine allemande, à cause de son emplacement et de ses installations. Un blockhaus gigantesque est construit en trois tranches, à partir de février 1941, sur la presqu’île de Keroman ; il comprend trente places protégées pour les U‑Boote à partir de janvier 1943. Les ateliers de la base sont servis par des personnels allemands ou aux ordres des Allemands, alors que les Français gardent les leurs, au moins jusqu’aux bombardements de 1943 qui anéantissent la ville et le port, rendant l’arsenal en partie inutile.
Stosskopf est recruté dès la fin de 1940 par le capitaine de corvette Henri Trautmann, du 2e bureau de la Marine à Vichy, qui cherche des agents en zone occupée, pour transmettre à l’Intelligence Service (MI 6) ou plus probablement à l’ambassade américaine des informations sur l’activité allemande dans le port. Antoine, tout en respectant les termes de la convention d’armistice, limite l’activité des ouvriers pour les Allemands, favorise l’action de son subordonné et fait de lui son officier de liaison avec Vichy. Stosskopf, chef de la section des constructions neuves puis sous-directeur des constructions, au caractère ferme et droit, empreint de raideur, joue un double jeu risqué et très pénible. Il parvient, par son sens de l’observation et sa mémoire, et par des intelligences à l’intérieur du port et même dans la base, à laquelle il a lui-même accès grâce à ses relations avec l’état-major allemand, à établir et à transmettre pour chaque sous-marin : son emblème, son numéro, le nom de son commandant, ses dates de départ et de retour, ses mouvements, ses victoires (marquées sur le kiosque), les renseignements tirés des bons de commande ou de travail adressés à l’arsenal, les innovations techniques qu’on a pu observer. Il transmet aussi des plans et des schémas. L’importance de son travail et l’usage qui en a été fait restent mal connus.
L’invasion de la zone libre contraint Stosskopf à changer de filière : il communique désormais ses renseignements au MI 6 par le réseau Alliance, également indépendant des services de De Gaulle, qui a compté jusqu’à trois mille agents. Des arrestations très nombreuses frappent ce réseau à partir de septembre 1943 par suite d’infiltrations, et les soupçons des Allemands, qui se plaignaient de l’indolence du personnel français, se renforcent quant aux activités d’espionnage au sein de l’arsenal de Lorient. Averti du danger d’arrestation, Stosskopf refuse de déserter son poste. Le 21 février 1944, il est arrêté par le SD de Vannes. Les papiers conservés à son domicile provisoire de Quimper sont brûlés, et aucun informateur n’est inquiété : il n’a pas parlé. Le 20 mai, il est transféré à Strasbourg puis au camp de Schirmeck avec de nombreux membres du réseau Alliance, hommes et femmes. Cent six hommes sont conduits par groupe de douze au camp du Struthof tout proche les 1er et 2 septembre 1944 et abattus d’une balle dans la nuque, et leurs corps sont immédiatement brûlés.
Stosskopf a été promu ingénieur général de 2e classe et commandeur de la Légion d’honneur à titre posthume. La base sous-marine de Lorient porte son nom depuis 1946.
Jacques Chevallier (1921−2009), X 1940, GM 1942
Né le 28 décembre 1921 à Vendôme (Loir-et-Cher), Jacques Chevallier, fils d’un chirurgien, entre à l’École polytechnique en 1940, puis fait le choix du Génie maritime. Après un début de carrière classique qui l’emmène de l’arsenal de Bizerte à celui de Toulon, il rejoint l’Établissement des constructions et armes navales d’Indret où il acquiert, au sein du service des appareils moteurs qu’il dirige, les vraies bases du métier d’ingénieur qui vont le faire distinguer. En effet, après le fiasco en 1958 du projet du sous-marin Q 244, qui devait être un sous-marin doté d’un réacteur à uranium naturel et eau lourde, il est choisi pour diriger le groupe (puis département) de propulsion nucléaire au CEA. La mission qui lui est confiée est de développer un nouveau projet sur de nouvelles bases techniques : ce sera le prototype à terre de Cadarache (PAT), réacteur à eau légère et uranium enrichi. Il y est secondé par un jeune capitaine de corvette brillant, Jean-Louis Andrieu, celui-là même qui avait été désigné comme commandant du Q 244.
Le nouveau projet s’appuie sur l’expérience que Chevallier a acquise à Indret, qui lui fournit d’ailleurs une partie très importante des composants du réacteur : la cuve, comme les deux générateurs de vapeur et le pressuriseur et autres capacités sous pression. L’entreprise est couronnée de succès avec la première divergence du PAT le 14 août 1964, suivie de la divergence du réacteur du premier SNLE, Le Redoutable, en janvier 1969.
Sa mission accomplie, Jacques Chevallier quitte provisoirement le CEA la même année pour prendre brièvement la présidence de la Compagnie centrale d’études industrielles (Cocei). Il y revient dès 1972 comme directeur des applications militaires, poste qu’il conserve jusqu’en 1986, date à laquelle il est nommé délégué général pour l’armement, auprès du ministre André Giraud (X44), jusqu’en 1988. Il décède le 11 décembre 2009 à Vendôme.