Quatuors
Franck avec le Quatuor Zaïde, Mendelssohn avec le Quatuor Arod, Intégrale Weinberg par le Quatuor Danel.
Pourquoi les compositeurs, de Beethoven à Chostakovitch, ont-ils mis le meilleur d’eux-mêmes dans leurs quatuors à cordes ? Pourquoi l’auditeur éclairé éprouvet- il à l’écoute d’un quatuor un bonheur incomparable ?
C’est que le quatuor est vraisemblablement la forme la plus pure de l’univers musical. Tout d’abord, quatre notes est le chiffre optimal pour constituer une harmonie, les jazzmen le savent bien : moins de quatre, l’harmonie est pauvre et incertaine ; au-delà de quatre, il y a des risques de redondance.
Ensuite, en écoutant un quatuor, on distingue chacun des quatre instruments et l’on peut se concentrer à volonté sur l’un d’eux ; et, de même, on peut les suivre simultanément tous les quatre.
Enfin, et surtout, il peut y avoir, il y a souvent une sorte de phénomène alchimique qui se produit entre les quatre musiciens ; chacun de nous en a fait l’expérience au concert, ému aux larmes par quatre musiciens touchés par la grâce.
FRANCK PAR LE QUATUOR ZAÏDE
Franck n’a écrit qu’un quatuor, comme Fauré, Debussy, Ravel, et il est le sommet absolu de toute son œuvre, au-dessus de la Sonate pour violon et piano et du Quintette avec piano.
Profondément romantique – mais d’un romantisme français – c’est une pièce proustienne par excellence ; c’est-à-dire qu’elle ne peut que susciter chez l’auditeur un sentiment de nostalgie douce.
Composé en 1890, deux ans avant le Quatuor de Debussy, le Quatuor de Franck ne comporte pas de novation harmonique ou rythmique : tout est dans la richesse des thèmes et dans la palette des couleurs.
Vous ne pourrez pas écouter le Larghetto sans qu’il fasse remonter de votre mémoire des souvenirs heureux embrumés du regret du temps qui passe.
Encore faut-il que les interprètes soient à la hauteur de cette exigence, et qu’ils sachent restituer les couleurs : chaque mesure a sa valeur propre, et aucune ne peut être jouée de manière linéaire. À cet égard, l’interprétation du Quatuor Zaïde1 est exemplaire, une merveille de sensibilité subtile.
Le Quatuor Zaïde, constitué de quatre (belles) jeunes filles, est aujourd’hui un des grands quatuors européens.
Sur le même disque figure la déchirante Chanson perpétuelle de Chausson, parfaitement en situation avec le Quatuor de Franck, chantée par l’excellente soprano Karine Deshayes au timbre pur et heureusement dépourvu de vibrato, accompagnée par le Quatuor auquel s’est joint Jonas Vitaud au piano. Un grand disque.
MENDELSSOHN PAR LE QUATUOR AROD
Le Quatuor Arod, créé il y a quatre ans, vient d’enregistrer son premier disque, consacré à Mendelssohn2.
Le disque comporte deux quatuors : celui en la mineur de l’opus 13, le n° 2 de l’opus 44, et quatre mouvements indépendants regroupés a posteriori dans l’opus 81.
Mendelssohn est reconnu aujourd’hui comme le Mozart du XIXe siècle : il en a l’immense science musicale et le génie créatif, et sa musique possède l’apparente facilité qui séduit le profane dès le premier abord et derrière laquelle se cache une grande complexité d’écriture.
Comme pour Franck, les quatuors sont le sommet de l’œuvre de Mendelssohn. Et les deux plus forts sont le dernier (opus 80), et le premier, l’opus 13 enregistré ici, écrit à 18 ans, que les quatre jeunes musiciens jouent avec un engagement, une fougue et en même temps une rigueur qui emportent l’enthousiasme.
Les Quatre pièces de l’opus 81 méritent la découverte, particulièrement la 4e, une fugue en mi bémol majeur. Un beau lied, Frage (sur un poème de Goethe), chanté par la mezzo-soprano Marianne Crebassa, clôt cet autre grand disque.
LES QUATUORS DE WEINBERG
Mieczyslaw Weinberg, né en 1919 à Varsovie et mort (dans la misère) à Moscou en 1996, a été évoqué à plusieurs reprises dans ces colonnes : avec plus de 500 œuvres, dont 22 symphonies (et aussi 65 musiques de film dont Quand passent les cigognes), une créativité foisonnante, une puissance et aussi un style qui n’appartient qu’à lui, Weinberg est un créateur majeur, et l’on se perd en conjectures sur la raison pour laquelle il n’est pas encore reconnu et joué comme un des très grands compositeurs du XXe siècle, au même niveau que Prokofiev, Chostakovitch, Bartok, Mahler.
L’excellent Quatuor Danel (Belgique) a enregistré l’intégrale de ses 17 quatuors3. Weinberg, ami et protégé de Chostakovitch, a échappé successivement et de peu à la Shoah et aux purges staliniennes, et ses quatuors, comme ceux de son ami, sont empreints d’une inquiétude qui se résout toujours, in fine, en sérénité.
À la limite de l’atonalité mais ne relevant d’aucune école, ils sont d’une incroyable richesse thématique et harmonique et, surtout, suscitent une profonde émotion dès la première écoute.
Ils constituent, à l’égal des quatuors de Chostakovitch et de Bartok, une somme majeure du XXe siècle, un concentré, en quelque sorte, de toute son œuvre et qu’il est urgent de découvrir.
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1. 1 CD NoMadMusic
2. 1 CD ERATO
3. 6 CD WDR 3