Que connaît-on de la “fuite des cerveaux” ?
Les “ressources cognitives” sont le moteur de la croissance économique. Qu’est-ce qu’un “cerveau” ? Que se passe-t’il aux Etats-Unis ? En Israël…
Madame Blondel commence sa conférence en présentant trois documents :
- le rapport annuel 2003 de l’Académie des technologies,
- « Les enjeux présents et futurs de la répartition des ressources cognitives » (conférence à l’Université de tous les savoirs – 10 juillet 2003),
- un avis de l’Académie des technologies, remis le 18 décembre 2003 à Madame Claudie Haigneré, ministre déléguée à la Recherche et aux Nouvelles technologies, et portant le titre : « Les indicateurs pertinents permettant le suivi des flux de jeunes scientifiques et ingénieurs français vers d’autres pays, notamment vers les USA ».
Ces deux derniers textes ont été rédigés par Madame Blondel elle-même. Ils soulignent combien cette question de la « fuite des cerveaux » évolue vite dans les conditions actuelles.
Certes le problème est ancien et existait déjà dans les années cinquante et soixante puisque le professeur Bruce William a pu dire, en 1967, que 4 % des universitaires des États-Unis étaient nés à l’étranger, ainsi que 20 % des académiciens et 40 % des prix Nobel de physique et de chimie de ce pays.
Cependant aujourd’hui le mouvement est mondial, le tiers-monde est presque partout déficitaire en ce qui concerne les migrations de personnes hautement qualifiées, les États-Unis et le Canada sont bénéficiaires dans toutes les branches et l’Europe est dans une situation intermédiaire, recevant de nombreux cerveaux du tiers-monde mais en perdant au profit de l’Amérique du Nord.
Mais il faut aussi compter avec un changement de nature du phénomène. La connaissance a longtemps pu être considérée comme un bien de nature particulière, extra-économique en quelque sorte, puisque l’on pouvait la partager sans la perdre, à la différence des biens matériels ordinaires, l’utiliser sans la détériorer mais au contraire en l’enrichissant et la diffuser de manière quasi gratuite, en comparaison des autres biens, même si cette diffusion requiert une compétence appropriée chez ceux qui la reçoivent.
Mais les « ressources cognitives » sont maintenant reconnues par les économistes comme le moteur principal de la croissance économique de sorte que la connaissance tend à acquérir une valeur marchande tandis que la fracture technologique entre le Nord et le Sud va croissant et que les « objets scientifiques » deviennent de plus en plus souvent brevetables et donc appropriables. La connaissance est donc en train de perdre son caractère de bien public (dont chacun peut disposer sans avoir à en payer le coût de production), sa valorisation économique va de pair avec le besoin de secret. Alors que l’on a longtemps cru que la connaissance pourrait servir à répandre et à équilibrer les richesses de par le monde, peut-être devient-elle au contraire un facteur de leur polarisation.
Ainsi la part des activités de connaissance (éducation, recherche, communication, média, informatique…) dans la production de biens et de services tend-elle partout à croître ; dès 1980 elle dépassait aux USA le tiers du PNB. De même dans les pays de l’OCDE, les investissements « immatériels » liés à ces activités croissent beaucoup plus vite que les investissements matériels. Ajoutons que le plan de relance décidé en 2003 par les Américains place les dépenses de recherche en toute première priorité avec un budget de 117 milliards de dollars en 2004.
Dans ces conditions il y a risque de formation de véritables cercles vicieux : l’intellectuel africain, souvent très doué, n’a guère de possibilité d’employer ses compétences dans son pays lequel devient de plus en plus déficitaire et par le fait même ne peut plus développer ses ressources et procurer des enseignements de qualité. L’Inde, la Chine et la Corée s’efforcent de parer à ce danger, la première maintient des contacts étroits avec sa diaspora américaine, les deux autres font de grands efforts pour rapatrier leurs jeunes scientifiques formés aux États-Unis et leur ouvrir des possibilités attractives sur le sol national. L’Europe n’en est pas encore à ce stade mais ferait bien de rester vigilante et de ne pas laisser enclencher un processus cumulatif peu réversible.
Mais il nous faut revenir à l’observation du phénomène et aux indicateurs : combien de « cerveaux en fuite » ? Pourquoi cette fuite ? Quelle est la valeur de notre perte ?
La première difficulté est de définir ce qu’est un « cerveau ». On peut utiliser soit le critère de la fonction (ensemble des chercheurs publics et privés) soit le critère du diplôme (doctorats par exemple) ; ces deux critères ne coïncident pas car chacun sait que les docteurs – les titulaires d’un doctorat – ne deviennent pas tous des chercheurs, loin de là, et qu’inversement les « chercheurs » ne sont pas tous des docteurs (rôle des ingénieurs, notamment en France).
D’autre part qu’appelle-t-on « fuite » ? Les séjours d’étudiants ne peuvent évidemment pas être considérés comme tels sauf si l’étudiant reste aux USA après sa thèse. Il faudrait pouvoir soustraire des flux d’émigration les flux de retour, mais la composition (âge – discipline – niveau…) n’est pas la même. Il est donc plus sûr d’étudier les stocks et leurs variations ; c’est ainsi que de 1993 à 1997 le nombre de résidents permanents français titulaires d’un doctorat a augmenté de 30 % ce qui semble assez grave même si le chiffre absolu de ces docteurs, qui est de l’ordre de 2000 en 1997, ne représente que 0,4 % de l’ensemble de la population américaine des docteurs en science et en ingénierie.
Ces nombres sont toutefois à comparer avec les nombres américains globaux. C’est ainsi qu’en 1997 les Américains ont enregistré 22 000 nouveaux résidents dits « de première catégorie » (soit de « qualité exceptionnelle ») et 28 000 en 2000 (venus pour moitié de Chine, de l’Inde et de la Grande-Bretagne).
Notons en passant un déséquilibre : parmi les 10 000 docteurs scientifiques que la France « produit » chaque année il y a peu de docteurs en engineering, d’où une proportion élevée d’étudiants français aux USA dans cette discipline.
Pour répondre à l’interrogation sur les causes de ces fuites, ce sont les avantages d’un chercheur s’installant aux États-Unis qu’il faut essayer de mesurer :
1) meilleures conditions de travail et de recherche (publications, congrès, équipements, etc.),
2) état du marché : trois ans après la soutenance de la thèse, les taux de chômage des docteurs sont 1,9 % aux USA et 7,4 % en France,
3) taux d’insatisfaction : 3 à 4 % aux USA, 20 à 25 % en France (public et privé),
4) niveau de salaire des post-docs au bout de trois ans (en 2001) : aux USA 58 % dépassaient 15 000 francs par mois tandis qu’en France 59 % étaient en dessous de 10 000 francs par mois,
5) une plus grande flexibilité américaine (embauche, prospection d’emploi, etc.).
Notons tout de même que les États-Unis ont quelques points faibles, sans parler des côtés plus ou moins marginaux comme les faibles durées de congés annuels ; en particulier le grand reproche est un enseignement secondaire moins performant, ce qui peut inciter au retour de nombreux chercheurs autour de la quarantaine quand leurs enfants sont adolescents.
En résumé, on peut dire que la France et l’Europe sont de bonnes productrices et de mauvaises employeuses de chercheurs (docteurs et ingénieurs), lesquels représentent 0,9 % de la population active aux États-Unis et au Japon (dont 83 % dans le privé), mais seulement 0,6 % en France et en Europe (dont seulement 40 % dans le privé). Conscients de cette situation, les experts européens – après le conseil de Lisbonne (mars 2000) qui donna pour objectif à l’Europe de faire de l’Union « l’économie fondée sur la connaissance la plus compétitive du monde » – ont conclu qu’il fallait au minimum créer 550 000 emplois scientifiques dans l’Europe des Quinze d’ici à 2010.
Quelques chiffres avant de conclure : aux États-Unis et en l’an 2000 on a dénombré parmi les docteurs scientifiques 37 % de nés à l’étranger, ce pourcentage monte même à 51 % en engineering et 45 % en mathématiques, en physique, en informatique, en science de la vie (pharmacie, professions de santé). Ces docteurs venus de l’étranger sont surtout des Chinois (20 %), des Indiens (16 %), des Britanniques (7 %), des Taïwanais (6 %), des Allemands (4 %), la France compte pour moins de 1 %.
En conclusion, il n’y a pas trop d’inquiétude avec les chiffres français actuels, mais il y a risque d’enclencher un processus cumulatif croissant et irréversible. Nous devons prendre conscience de ce fait, comme les Chinois et les Indiens l’ont déjà fait, et procurer à nos chercheurs de larges et utiles possibilités d’emploi sur le sol national ou au moins européen.
Questions
Les étudiants américains se désintéressent-ils des études scientifiques ?
Oui, mais cela est vrai en France aussi. Ce qui progresse ce sont les études de finances, de marketing, de services.
Que peut-on dire des rapports entre les élites scientifiques et la société ?
Réponse de l’un des participants : Cela dépend beaucoup de l’importance de la culture dans cette société. À ce sujet, il y a grand intérêt à étudier le cas de la Russie. Depuis que la situation s’y est quelque peu stabilisée on constate que les scientifiques russes préfèrent rester dans leur pays et travailler en coopération – même avec des salaires trois ou quatre fois moins élevés.
J’ai analysé l’annuaire des anciens de Polytechnique et le classement par lieu de résidence. Il y a environ 15 000 X dont 500 vivent aux USA, 100 au Canada, 800 en Europe hors de France et 300 en Asie et Océanie. Qu’en pensez-vous ?
Je trouve que c’est beaucoup ! J’aurais pensé moins.
J’ai lu un rapport disant qu’environ 2 500 jeunes Français émigraient en Israël chaque année. Est-ce que c’est vraisemblable ?
Cela se peut, mais bien sûr ces émigrants ne sont pas tous des docteurs, et puis il faut tenir compte des taux de chômage israéliens et des retours qui doivent eux aussi être nombreux.
Pour vous donner un autre point de vue sur l’importance de la « société de la connaissance » (knowledge-based economy) rappelons que pendant la décennie 1980–1990 l’emploi américain croît de 1,1 % par an, mais la croissance est de 4,9 % par an pour les emplois liés à la connaissance, emplois dont le nombre atteint aujourd’hui un million dans les domaines non académiques et 300 000 dans les domaines académiques.
Il y a grand intérêt à lire le rapport de mars 2003 sur les indicateurs économiques dans l’Union européenne ; citons aussi le problème particulier des biotechnologies où le marché du travail des docteurs est très défavorable alors que l’on pourrait s’attendre à une forte demande de chercheurs dans cette technologie de pointe.
La réunion se termine par une discussion animée où l’on rappelle que les études coûtent cher aux jeunes étudiants américains lesquels doivent rembourser les prêts consentis. Cela explique les salaires élevés proposés outre-Atlantique aux jeunes chercheurs : l’Amérique profite ainsi des dépenses faites par les contribuables des autres nations pour faire fonctionner leur système éducatif et épargner cette charge à leurs étudiants.