Que faut-il enseigner ? La question du socle commun
Entretien réalisé le 15 décembre 2005 par
Catherine Lacronique,
inspectrice d’académie et inspectrice pédagogique régionale,
et Éric Deschavanne,
professeur de philosophie
Vous apparaît-il nécessaire de donner une place au politique dans la définition des programmes ?
Demander au Parlement de se prononcer sur les programmes scolaires est le type même de la fausse bonne idée. Il ne faut pas politiser les programmes ; ceux-ci doivent être le produit d’une libre discussion entre savants et professeurs. Je considère donc, mais cela ne vous surprendra pas de la part de quelqu’un qui en a été le président durant huit ans, que la suppression du Conseil national des programmes (CNP) n’est, de ce point de vue, pas une bonne nouvelle. Je suis tout à fait hostile à l’idée que les politiques s’occupent de définir les programmes. On peut être républicain, et même républicain orthodoxe, tout en considérant qu’il n’appartient pas au Parlement de discuter de cette question. Le Parlement peut certes se prononcer sur de grands objectifs consensuels, il faut toutefois avoir conscience qu’il se caractérise essentiellement comme un lieu de conflits. La polémique actuelle relative aux lois dans lesquelles les politiques ont inscrit une doctrine officielle sur des points d’histoire tels que l’esclavage, la colonisation ou les chambres à gaz montre suffisamment à quel point il est nécessaire de soustraire aux parlementaires la tâche de définir les programmes.
Quel bilan faites-vous du Conseil national des programmes ?
Le CNP, que l’on a eu, je le répète, tort de supprimer, a permis de réaliser quelques programmes excellents. Je suis notamment très fier des programmes scientifiques de seconde et de première : ceux de biologie sont sans doute un peu difficiles, mais les programmes de mathématiques et de physique-chimie sont très bons. Les programmes d’histoire-géographie également. Nous avons réussi à améliorer les programmes de français du lycée mais, malheureusement, pas ceux du collège, qui demeurent désastreux. Je considère qu’il s’agit là de l’un de mes deux grands échecs, l’autre étant celui de la réforme des programmes de philosophie – probablement parce que j’étais, en cette matière, à la fois juge et partie. Mon autre grande fierté concerne les programmes de l’école primaire : c’est dans ce domaine, ainsi que dans celui des programmes de physique-chimie, que la valeur ajoutée du CNP a été la plus grande.
Avez-vous travaillé, dans le cadre du CNP, à la définition d’un socle commun ?
Le ministère de l’éducation nationale, rue de Grenelle, à Paris
Je vous rappelle que c’est même nous qui avons inventé l’expression. Nous nous sommes inspirés d’un rapport – le Livre blanc des collèges – dont l’auteur, un Principal de collège, M. Blanchard, parlait de « champs disciplinaires ». À l’époque le SNES parlait de « culture commune ». J’ai choisi l’expression « socle commun » dans la mesure où le terme de « culture » ne me paraissait pas très adapté – la culture, c’est plutôt ce qui reste après l’école. Le rapport de la Commission Fauroux a par la suite donné à la notion de socle commun le sens de SMIC culturel, ce qui ne correspondait pas à notre conception initiale.
L’idée était de réfléchir à la formation commune pour pouvoir ensuite imaginer une réelle diversification des parcours, notamment de vrais aménagements du collège unique. L’objectif était d’offrir la possibilité aux élèves de la classe de quatrième, sans rétablir le palier d’orientation en fin de cinquième, d’accéder à des parcours réellement diversifiés, mais sur une véritable base commune, sur un « socle commun ».
À partir de cet objectif, nous avons réfléchi à la manière dont il fallait entendre cette notion. Il y a en effet deux conceptions possibles du socle commun. La première, la plus naïve, correspond à la manière dont on a interprété la loi Fillon. Définir le socle commun consisterait à se mettre d’accord sur un petit nombre d’éléments de connaissance à maîtriser : les vingt dates historiques, les quinze personnages clefs, les trois livres qu’il faut avoir lu, etc.
Un tel projet est absurde, et ce pour deux raisons : d’une part, il est utopique d’imaginer que l’on puisse mettre d’accord une communauté de professeurs sur un ensemble de connaissances élémentaires ainsi comprises – on peut débattre indéfiniment sur les raisons de choisir Flaubert plutôt que Stendhal, Robespierre plutôt que Danton, etc. ; d’autre part, en admettant qu’une commission parvienne à un tel accord, il faut se représenter que cela aurait nécessairement pour conséquence d’invalider le reste du programme. Si l’on estime que dans les programmes il y a l’essentiel et l’accessoire, autant supprimer ce qui n’apparaît pas fondamental.
C’est cette première conception qui est la plus répandue, celle, notamment, qu’ont reprise les parlementaires qui ont dernièrement voulu réfléchir au socle commun.
La seconde conception du socle commun consiste à chercher à définir l’essentiel des programmes en un autre sens. Prenons une métaphore : vous avez lu un grand livre – L’Éducation sentimentale, Le Rouge et le Noir, etc., et vous souhaitez, après l’avoir refermé, le raconter à quelqu’un : il vous faut nécessairement aller à l’essentiel. Vous n’allez pas réciter chaque phrase du livre ; vous évoquerez l’apport historique, le contenu psychologique, la grande expérience humaine (l’ascension sociale, par exemple, pour Le Rouge et le Noir) sur lesquels le livre donne à penser. C’est ainsi qu’il faut comprendre le socle commun : il s’agit, dans les programmes, de souligner ce qu’il faut avoir acquis. Cela ne signifie pas que le reste est accessoire ; le roman ne constitue pas « l’accessoire » relativement au résumé, lequel n’est en fait qu’une béquille permettant d’accéder au roman. Dans le roman, chaque phrase compte – ou chaque mot, chaque récit, chaque description – mais les phrases, les descriptions particulières sont au service d’un « message » dont le résumé peut rendre compte.
D’une certaine façon, on peut donc considérer que définir le socle commun revient à transformer le savoir en culture – ce qu’il reste quand on a tout oublié. Voyez cependant que ce qu’on a oublié ne constitue pas l’accessoire : s’il n’y avait pas toutes les phrases écrites par Stendhal, on ne lirait pas Le Rouge et le Noir. Le socle commun, c’est donc ce qui constitue l’essentiel des programmes en ce sens bien précis : il s’agit de définir ce vers quoi tendent les moments qui peuvent paraître secondaires dans les programmes – « secondaires », ne signifiant pas « inutiles ».
Le socle commun ne peut donc pas se réduire à l’idée d’outils fondamentaux – « lire, écrire, compter » par exemple ?
Non, parce qu’il n’y a pas que des outils et des compétences dans les programmes, il y a aussi des moments de culture, des expériences humaines fondamentales. On ne peut pas avoir une conception uniquement instrumentale du socle commun. Il comprend des éléments de culture humaniste qui relève des humanités, de la formation de soi : il ne s’agit pas là, à proprement parler, de compétences instrumentales. Autrement dit, et c’est une autre idée fausse qu’il faut combattre en matière de conception des programmes, ce serait une erreur de considérer que le but de l’école est de former des citoyens. Ce n’est pas parce qu’on l’entend dire partout que c’est juste, même s’il s’agit de l’un des aspects de la formation scolaire. Il est vrai, accessoirement, que nos collégiens deviennent des citoyens capables de penser par eux-mêmes et d’aller voter. Mais ce n’est pas le but de l’école, lequel est de faire entrer les enfants dans le monde du savoir.
Qu’est-ce, en effet, qu’un grand professeur ? C’est quelqu’un qui vous fait entrer dans le monde du savoir et de la culture, non quelqu’un qui fait de vous un bon citoyen, capable d’aller voter. Une fois que vous êtes entré dans le monde du savoir, vous en faites ce que vous voulez : vous pouvez être anarchiste ; vous n’êtes pas obligé d’être un bon citoyen.
Le but de l’école n’est pas de délivrer une formation morale et politique mais de faire entrer les enfants dans le monde des adultes. Dans celui-ci, il y a bien entendu la capacité d’être citoyen, mais il ne s’agit là que d’une compétence parmi dix autres possibles. Le plus important, c’est que les enfants entrent dans la science, dans la littérature, dans la philosophie, dans les éléments d’une culture qui n’est pas la culture des enfants.
La citoyenneté n’est qu’un élément parmi sept ou huit autres – la biologie, les mathématiques, la littérature, tous les éléments qui définissent la culture des adultes. La participation à la vie politique n’est pas la seule finalité de l’existence. La biologie, les mathématiques, la littérature ne sont pas des auxiliaires de la citoyenneté. On est allé tellement loin dans l’idée qu’il fallait former des citoyens autonomes, dotés d’esprit critique et capables d’aller voter, que l’on a oublié le fait que la quasi-totalité de ce qu’on apprend à l’école avait avant tout pour objectif de faire entrer les enfants dans le monde de la culture. Dit autrement : le but de l’école est de sortir les enfants du monde de Peter Pan, afin qu’ils cessent de considérer que rester jeune constitue la seule finalité de la vie.
Que les programmes soient destinés à préparer l’entrée dans le monde du savoir et non à former le citoyen renforce bien entendu ce que j’affirmais à l’instant : ce n’est pas le rôle des politiques de définir les programmes. Les programmes doivent être l’effet d’une discussion libre entre des gens savants. Pour faire un bon programme d’histoire ou de biologie, il faut être incroyablement savant. Au sein du CNP, je souhaitais qu’il y ait des parents, parce qu’ils connaissent les enfants, des professeurs, lesquels savent ce qu’est une classe, et des très grands savants, parmi ceux qui sont allés le plus loin dans leur discipline et qui sont capables de dire ce qu’il faut retenir d’essentiel dans celle-ci. En supprimant le CNP, on a perdu l’avantage que constituait la présence de ces trois composantes.
Du débat national sur l’avenir de l’école que vous avez lancé et dont Le miroir du débat rend compte des résultats, il ressort que la motivation des élèves constitue la préoccupation première des enseignants. Quels sont, selon vous, les leviers qui permettraient de motiver et de faire travailler efficacement les élèves ?
Pendant ces trente dernières années, sous l’effet de ce qu’on a appelé la rénovation pédagogique, on s’est posé la question de la motivation des élèves : le but était de concevoir des hameçons affûtés, brillants mais pas trop visibles. L’idée était de motiver les élèves pour les faire travailler. Je pense, tout à l’inverse, qu’il faut d’abord travailler et que la motivation vient ensuite. Nous nous apercevons en vieillissant que nous ne nous intéressons vraiment qu’aux disciplines dans lesquelles nous avons énormément travaillé.
Le travail précède donc la motivation. Or, il n’y a pas de travail sans contrainte : l’idée que l’on puisse remplacer le travail par la motivation est donc une idée absurde. Il y a un moment de contrainte absolument nécessaire, la motivation ne s’installe qu’après. Vous ne lirez jamais Kant ou Spinoza sans accepter un moment de contrainte ; ce n’est qu’après une grande quantité de travail que l’on perçoit le génie de ces auteurs. On peut dire la même chose du solfège qu’il faut travailler pour faire de la musique. La maîtrise – qui passe par une immense quantité de travail – vous donne la liberté.
Ma thèse est très simple : c’est le travail qui précède la motivation, et pas l’inverse. Les enfants, du reste, sentent la démagogie et ne respectent pas le professeur qui joue les gentils animateurs.
Comment jugez-vous les modalités actuelles de la formation des enseignants ?
La création des IUFM a été un désastre. Demander à des universitaires, quelle que soit leur valeur – elle est le plus souvent indéniable – de réaliser la formation des professeurs des écoles a constitué une erreur : comment voulez-vous, par exemple, qu’un professeur d’université ait la moindre idée sur la manière dont doit s’opérer l’apprentissage de la lecture ! La formation des enseignants, idéalement, devrait intégrer deux exigences : d’un côté, une formation universitaire de haut niveau, et, de l’autre, une véritable formation professionnelle. Il faudrait donc davantage de maîtres-formateurs en vue d’instituer davantage de stages – plus fréquents et plus longs. La formation universitaire étant assurée par le fait qu’on recrutait les professeurs à bac plus trois, il fallait établir un apprentissage professionnel, une école des métiers. Il importerait en outre de changer le concours, afin de l’indexer sur les programmes du primaire, en mettant l’accent sur les compétences scientifiques, lesquelles font aujourd’hui généralement défaut aux professeurs des écoles.
Vous avez souvent évoqué, lorsque vous étiez ministre, le problème de l’illettrisme : à quelles causes est-il selon vous imputable ?
Les explications habituellement avancées sont fausses. Le mal ne vient ni de la télévision, ni de la massification, ni de la méthode globale. Ainsi que je l’avais souligné dans La lettre à tous ceux qui aiment l’école, la tendance à vouloir privilégier, au cours des quarante dernières années, la stimulation des capacités de spontanéité des enfants, a conduit à oublier que l’éducation est, pour l’essentiel, transmission d’un héritage et d’un patrimoine.
En matière d’apprentissage de la grammaire, la valorisation de la créativité des enfants est rarement une réussite. La langue comme les règles de civilité constituent pour chacun de nous un héritage : ni vous ni moi n’avons inventé le français, pas plus que les formules de civilité dont nous faisons usage tous les jours. Même Céline n’a pas inventé le français !
Dans 99 % des cas, le contenu de l’enseignement est constitué par du patrimoine, de l’héritage, du traditionnel, par rapport à quoi l’attitude qui convient n’est pas celle de l’enfant roi mais l’humilité et le respect. La pédagogie qui a mis l’accent sur l’expression de soi, sur la spontanéité des enfants depuis quarante ans – la rénovation pédagogique que nous évoquions à l’instant – a donc occulté la dimension de la transmission.
Au lieu de faire des autodictées, il faut faire des dictées ; au lieu de faire des textes d’imagination, il faut faire des rédactions ; au lieu de faire La main à la pâte il faut faire des sciences ; au lieu de faire de l’histoire appuyée sur des documents, il faut faire des cours d’histoire. Quand un enfant utilise pour la première fois un microscope, la première chose qu’il voit, c’est son doigt ! La main à la pâte est une chose amusante pendant deux ans : vous mettez à la disposition des enfants des techniques et du matériel d’observation qui les amusent. Vous leur donnez ainsi le sentiment que la science est une discipline ludique. Or, la science n’est pas ludique : outre le temps perdu, on trompe l’enfant, lequel éprouvera une déception lorsqu’il devra affronter la connaissance dans sa dureté.
Quand vous quittez les activités d’éveil, vous entrez dans des apprentissages qui ne relèvent pas de l’expression de soi. La main à la pâte représente donc l’archétype de la pédagogie de l’hameçon que je dénonçais précédemment. Pour enseigner il faut avoir le courage de dire : c’est difficile, il faut d’abord apprendre et travailler avant de pouvoir découvrir le plaisir que peut procurer l’expérience de la connaissance. Le fait que la structure de l’ADN soit le produit de quatre acides aminés, cela ne se discute pas, cela ne se met pas au vote, cela s’apprend. L’enseignement des sciences ne peut donc, lui aussi, que souffrir de la survalorisation de l’expression de soi dans la société depuis quarante ans.
Que pensez-vous du projet d’instituer la bivalence des professeurs ?
Il s’agit d’une excellente idée, à la condition que la bivalence soit inscrite intelligemment dans le concours de recrutement. Chacun admet que l’on puisse être professeur de français et de latin-grec. Pourquoi ne pourrait-on pas être professeur de français et d’allemand, ou d’histoire et d’allemand, ou de français et d’histoire ?
Ce qui n’est pas raisonnable, c’est de demander à un professeur qui a obtenu un CAPES d’histoire d’enseigner l’allemand. Qu’il y ait dans le CAPES une ou deux épreuves qui préparent à l’enseignement dans deux disciplines. Cela existe déjà, avec le CAPES d’histoire-géographie, qui est du reste une spécificité française ; on pourrait aussi bien relier géographie et sciences de la vie et de la Terre (SVT) ; de même, on pourrait relier l’allemand, plutôt que le français, au latin-grec. La bivalence est donc une bonne idée mais il faudrait qu’elle soit inscrite dans les concours et préparée à l’université.
Qu’un professeur de français puisse enseigner l’histoire en sixième, cela n’a rien de choquant. Ce n’est pas revenir aux professeurs d’enseignement général de collège (PEGC), ni abaisser le niveau de formation, que de demander à un professeur d’histoire d’enseigner le français ou à un professeur de français d’enseigner l’histoire. Cela ne peut que contribuer à enrichir et à approfondir leur formation académique. La pluridisciplinaire n’opère pas au détriment du disciplinaire : ce ne peut être, si l’on choisit bien les disciplines qui travaillent entre elles, qu’une occasion d’enrichissement et d’approfondissement.
Je ne conçois pas, par exemple, en fonction de ce que sont les programmes, qu’un professeur de lettres soit incapable d’enseigner l’histoire en classe de sixième. Le programme d’histoire de sixième, qui enseigne les piliers de la civilisation européenne, est formidable pour un professeur de lettres, et réciproquement. Intelligemment préparée au niveau du Capes et de l’agrégation, la bivalence ainsi conçue ne peut qu’être bénéfique, sans entraîner aucune baisse de niveau disciplinaire. Cela permettrait en outre aux enfants d’avoir en classe de sixième trois ou quatre professeurs là où, dans la situation actuelle, ils passent subitement d’un enseignement par le seul professeur des écoles à un enseignement qui les met en relation avec neuf professeurs.
À l’école primaire, l’enseignement des langues devrait à l’inverse conduire à concevoir une exception à la polyvalence. Il aurait fallu, quand l’enseignement des langues a été introduit, ouvrir un véritable plan de recrutement sur dix ans de professeurs bilingues. On aurait besoin d’un corps d’instituteurs qui soit vraiment bilingues et capables, comme on le fait dans les écoles bilingues, d’enseigner une heure par jour dans une école en suivant le programme. J’aurais donc souhaité que l’on mette une option langue au concours de recrutement des IUFM et que l’on accepte cette exception à la polyvalence.