Que faut-il enseigner ? La question du socle commun

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006
Par Claude LELIEVRE

Tout com­mence dès le début de la Ve Répu­blique. L’ordonnance du 6 jan­vier 1959 de Jean Ber­thoin, ministre de l’Éducation natio­nale d’un gou­ver­ne­ment diri­gé par Charles de Gaulle, pro­longe la sco­la­ri­té obli­ga­toire de deux ans et la porte à seize ans révo­lus pour les enfants qui auront six ans à par­tir du pre­mier jan­vier 1959. La mesure ne sera donc effec­tive qu’à par­tir seule­ment de 1967. Et c’est le début des com­pli­ca­tions et de la confu­sion car, entre le moment de la déci­sion (qui aurait dû être accom­pa­gnée d’une redé­fi­ni­tion de l’instruction obli­ga­toire appro­fon­die que l’on pou­vait attendre de cet allon­ge­ment) et le moment où la pro­lon­ga­tion de la sco­la­ri­té obli­ga­toire devient effec­tive, la réforme Cap­pelle-Fou­chet de 1963 ins­ti­tue un Col­lège d’enseignement secon­daire (le CES) qui réunit “ sous le même toit toutes les formes d’enseignement entre la fin des études élé­men­taires et la fin de la sco­la­ri­té obligatoire ”.

Le trai­té de Rome, signé en 1957, vient d’instituer l’Europe com­mu­nau­taire. La mise en orbite par l’Union sovié­tique, en 1957 éga­le­ment, du pre­mier satel­lite ter­restre – le Spout­nik – inter­pelle l’ensemble des pays de l’Ouest : qu’en est-il de la supré­ma­tie scien­ti­fi­co-tech­no­lo­gique des uns et des autres, de la “ bataille des cer­veaux ” ? C’est dans ces cir­cons­tances que Charles de Gaulle, en natio­na­liste moderne, met en oeuvre sa poli­tique prio­ri­taire en matière d’enseignement : le déve­lop­pe­ment volon­ta­riste des ensei­gne­ments supé­rieurs. De la fin des années cin­quante à la fin des années soixante, le nombre d’étudiants est mul­ti­plié par 2,5. Le bud­get du supé­rieur, en francs constants, fait plus que suivre puisqu’il est mul­ti­plié par 4.

Mais il faut ali­men­ter ce recru­te­ment élar­gi des élites, en met­tant au point un dis­po­si­tif d’orientation qui puisse cap­ter tous les bons élèves : la déper­di­tion d’élèves capables en fait de pour­suivre des études longues en classe de fin d’études (dans les écoles com­mu­nales) ou en cours com­plé­men­taires (dans les CEG, col­lèges d’enseignements géné­raux) doit ces­ser. Puisque chaque type d’établissement a ten­dance à gar­der ses bons élèves, on crée un seul type d’établissement (le CES) qui regroupe toutes les formes d’enseignement (la voie I, la filière longue des lycées ; la voie II, la filière courte des CEG ; et la voie III, dite “ tran­si­tion-pra­tique ” ). Le col­lège à filières est né, qui est avant tout une gare de triage pour cap­ter tous les bons élèves et les mener vers des études longues. Le col­lège va être domi­né désor­mais par la ques­tion de l’orientation d’une part, et réglé “ idéa­le­ment ” par la culture requise pour l’élite d’autre part. Et nous avons beau­coup de mal à sor­tir de ces orien­ta­tions, de cette problématique.

Un pro­blème, à l’évidence, n’avait pas été réso­lu : la redé­fi­ni­tion du sens de la sco­la­ri­té obli­ga­toire pour tous, de l’école obli­ga­toire. Lorsque Valé­ry Gis­card d’Estaing devient pré­sident de la Répu­blique en 1974, c’est l’une des toutes pre­mières prio­ri­tés qu’il s’assigne. Dès sa pre­mière confé­rence de presse à l’Élysée, le 25 juillet 1974, il déclare que “ le pre­mier objec­tif, c’est l’élévation du niveau de connais­sance et de culture […] : on peut se poser la ques­tion de savoir si, à côté de l’obligation de sco­la­ri­té jusqu’à seize ans, il ne fau­drait pas ima­gi­ner une autre obli­ga­tion qui serait de don­ner à chaque Fran­çaise et à chaque Fran­çais un savoir mini­mal.” On tient là le sens et le prin­cipe fon­da­men­tal de ce qui sera appe­lé plus tard le “col­lège unique ”.

Mais de gauche ou de droite, ce pro­jet est accu­sé de vou­loir “ mini­mi­ser les savoirs ”, de vou­loir le nivel­le­ment par le bas. Et le “col­lège unique” (qui n’a de véri­table sens que dans le cadre d’une sco­la­ri­té obli­ga­toire clai­re­ment défi­nie) n’a pu être fon­dé à par­tir de ce qui était son prin­cipe et son ambi­tion ; d’où un dérè­gle­ment per­ma­nent, qui a essai­mé peu à peu dans l’élémentaire lui-même, puisque la ques­tion de la défi­ni­tion de ce qui devait être prio­ri­tai­re­ment atten­du à la fin de la sco­la­ri­té obli­ga­toire dans son ensemble n’a pas eu de réponse claire et opératoire.

Le col­lège dit unique a conti­nué à être domi­né par la ques­tion de l’orientation qui était au fon­de­ment du col­lège pré­cé­dent, le CES ; et il a conti­nué à être défi­ni (le plus sou­vent par défaut, donc dans la culpa­bi­li­té et le désordre) par la culture d’élite de la “ filière longue ”. Au débat cultu­rel néces­saire et fon­da­men­tal, à la défi­ni­tion d’une culture mini­male “ plan­cher ” ont été sub­sti­tuées des mesures péda­go­giques ou orga­ni­sa­tion­nelles sans fon­de­ment – cultu­rel – véritable.

Cette ques­tion récur­rente res­sur­git à chaque grand rap­port, depuis celui de Bour­dieu de 1985 (“ Des pro­grammes natio­naux devraient défi­nir le mini­mum cultu­rel com­mun, c’est-à-dire le noyau de savoirs et de savoir-faire fon­da­men­taux et obli­ga­toires que tous les citoyens devraient pos­sé­der ”) jusqu’à celui de Dubet sur le col­lège en 1999 (“ Le col­lège doit mieux défi­nir les savoirs et les com­pé­tences qu’il peut attendre de tous afin de mieux iden­ti­fier et hié­rar­chi­ser les prio­ri­tés […], ce qui sup­pose une réflexion sérieuse sur les com­pé­tences et les connais­sances qui doivent consti­tuer le socle com­mun d’une génération ”).

Mais il faut attendre le rap­port Thé­lot de 2004 pour que cela puisse avoir cer­taines consé­quences sur le plan poli­tique, pro­gram­ma­tique et ins­ti­tu­tion­nel dans le cadre de la loi d’orientation pour l’avenir de l’école votée au prin­temps 2005.

Ce rap­port peut s’appuyer en effet sur les résul­tats du “ grand débat sur l’avenir de l’école ” qui a mis en évi­dence que l’une des trois pré­oc­cu­pa­tions prio­ri­taires des Fran­çais consul­tés est celle de la réus­site de tous les élèves. C’est pour­quoi le rap­port de la Com­mis­sion peut s’intituler “ Pour la réus­site de tous les élèves ” et mettre à sa base et en son pre­mier cha­pitre : “La sco­la­ri­té obli­ga­toire : s’assurer que chaque élève maî­trise le socle com­mun des indis­pen­sables et trouve sa voie de réussite. ”

Comme le sou­ligne le Rap­port, “ Les per­sonnes qui se sont expri­mées lors du débat public ont pri­vi­lé­gié les sujets qui por­taient sur les moyens de faire réus­sir tous les élèves. La Com­mis­sion a en consé­quence orga­ni­sé sa réflexion en vue de réa­li­ser cette ambi­tion : une école qui arme tous les futurs citoyens de connais­sances, de com­pé­tences et de règles de com­por­te­ment indis­pen­sables à une vie sociale et per­son­nelle réus­sie, et qui per­mette à cha­cun de faire des choix éclai­rés et d’exercer au mieux ses talents. ”

Il s’agit en fait d’une véri­table révo­lu­tion coper­ni­cienne dans la pro­blé­ma­tique sco­laire qui a été domi­née jusqu’ici – sous la Ve Répu­blique – par la ques­tion de la repro­duc­tion élar­gie des élites, par la vue du haut voire d’en haut.

Pour­tant, comme le disaient déjà en 1989 les socio­logues Bau­de­lot et Esta­blet dans leur livre Le niveau monte où ils éta­blis­saient à par­tir de l’étude des résul­tats sécu­laires des tests admi­nis­trés lors de l’incorporation à l’armée que si le niveau de réus­site à ces tests avait effec­ti­ve­ment mon­té pour les 40 % qui les réus­sis­saient déjà le mieux, il s’était au contraire tas­sé pour ceux qui les réus­sis­saient le plus mal, “ il reste encore aujourd’hui une quan­ti­té sub­stan­tielle de jeunes qui sortent de l’école sans maî­tri­ser les élé­ments fon­da­men­taux d’un savoir mini­mum. L’élévation géné­rale du niveau n’a exer­cé sur le leur aucun effet d’entraînement : il n’y a aucune rai­son que la situa­tion s’améliore tant qu’on comp­te­ra sur la hausse du pla­fond pour rele­ver le plancher. ”

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