Que peut-on attendre des études prospectives ?
Sous l’apparence d’une unique question, ce titre en contient deux : l’une sur la nature de la prospective et de sa démarche, l’autre sur l’utilité de telles réflexions.
La nature de la prospective
Partons d’une évidence : nous ne connaissons pas l’avenir et il n’existe pas de coffre-fort nous permettant d’y accéder si nous en avions la clef. Si certains humains croient aux voyantes, ces lointaines héritières des prophètes, de Tirésias, de Cassandre, de la Pythie et de Nostradamus, les prospectivistes contemporains ne pensent pas avoir le don de lire dans le futur. Ils construisent des hypothèses sur des avenirs possibles à partir de faits et de concepts accessibles aux cerveaux humains d’aujourd’hui et, par induction, élaborent des conjectures.
Ce processus admet implicitement que l’avenir n’est pas écrit, mais qu’il résulte de l’interaction de multiples facteurs que l’on peut classer en catégories, relevant de la nécessité, du hasard et de la volonté. À notre échelle, la nécessité se manifeste sous deux formes : celle des lois dont la pérennité est admise par la science, celle de régularités statistiques dont on peut raisonnablement extrapoler la continuité sur un horizon limité. La différence est essentielle : le gaz carbonique aura dans cinquante ans la même formule chimique qu’aujourd’hui ; en revanche, la croissance d’une population que l’on peut juger quasi sûre sur une ou deux décennies « normales » n’a rien de certaine sur un siècle ou en cas de catastrophe pandémique.
S’il n’y avait que des facteurs de nécessité, la prospective se limiterait à l’extrapolation des tendances passées et se réduirait à une prévision. Nous nous gaussons maintenant de cette attitude, mais elle n’était pas ridicule après la Seconde Guerre quand la croissance se poursuivait à des taux presque constants et cette vision avait déjà l’avantage de conduire à l’intériorisation du changement.
Mais on ne peut négliger le hasard. Le prospectiviste n’a pas à se demander si certains événements d’apparence incertaine sont le résultat de microdéterminismes ou d’indéterminations à très petites échelles. Il prend comme un fait qu’en science de nombreux phénomènes peuvent être correctement analysés à l’aide de modèles où interviennent des éléments aléatoires. De quelle nature sont ces éléments ? En premier lieu, les découvertes fondamentales de la science (la relativité n’est pas née dans un crâne de prospectiviste) ; ensuite, l’émergence de personnalités exceptionnelles (en bosse et en creux) : la révolution russe eût-elle eu ce développement sans Nicolas II, la révolution française sans Louis XVI ? enfin, les batailles décisives et les accidents de grande ampleur (la peste noire et peut-être le déluge).
Impossible toutefois de se limiter au hasard et à la nécessité. La prospective opère dans un cadre social où les individus et les groupes anticipent et agissent. C’est dans ce sens que l’on peut parler de volonté. Les porteurs de ces volontés sont des acteurs dont la nature et la liste varient d’un thème à l’autre. Leur importance a été de plus en plus reconnue au fur et à mesure du développement de la prospective.
En quoi consiste dès lors la démarche prospective ? Même si, dans la pratique, compte tenu des délais, des moyens et de la nature des problèmes posés, elle peut prendre des formes variées, elle comporte toujours une rétrospective, une identification des acteurs, de leurs objectifs et de leurs ressources, une énumération des variables jugées essentielles et de leurs liaisons entre elles et avec les acteurs. Ainsi doit toujours s’élaborer à la base un système dont on pense qu’il représente dans le cadre étudié une bonne caricature du proche passé et du présent et dont on étudiera les déformations, continues ou de rupture, qu’il peut subir à l’avenir. Pourquoi utiliser le terme de système et non celui de modèle ? Parce que le premier paraît plus général que le second et autorise de façon plus libre le mélange d’éléments quantitatifs et qualitatifs. Mettre en évidence le système sur lequel on va raisonner a le mérite de faciliter dialogue, discussion et contestation. À ce stade, on construit généralement un ou plusieurs avenirs possibles dans leurs trajectoires et leur état à un horizon donné. Ce ou ces scénario(s) supposent des hypothèses que l’on s’impose ou que l’on induit du passé et du présent du système conceptuel retenu.
Dans ces conditions, la prospective est-elle une science, une technique, un art ? Une science ? Certainement pas. Elle ne partage avec cette dernière, et encore dans les meilleurs cas, que l’honnêteté intellectuelle. Une technique ? J’hésite. S’il existe en prospective des éléments de méthode, on ne peut dans ce domaine écrire un manuel comme un traité de calcul des moteurs électriques. Un art ? Peut-être, mais au sens des Arts et Métiers. La prospective mélange en effet raisonnement et imagination. La seconde est indispensable car nous avons tendance à penser en termes d’orthogenèse, imaginant le futur comme une continuité du présent avec un minimum de surprises. Le premier est nécessaire car il permet de construire le cadre conceptuel de l’analyse. De cette dualité de la démarche résultent quelques conséquences :
- il est souhaitable que la prospective soit un travail de groupe pour bénéficier d’une variété de connaissances et de regards ;
- il est préférable que l’animateur de l’équipe ait une large culture en sciences sociales, en histoire et dans le domaine étudié ;
- la prospective ne se réduit pas à la rédaction d’un compte rendu de discussions de café du commerce. Elle demande du travail, du temps et des moyens ;
- la prospective implique de l’humilité, car elle ne révèle pas l’avenir mais peut aider à comprendre comment il se forme, les opportunités qu’il peut offrir, les menaces qu’il peut mûrir.
L’utilité des études prospectives
Une étude prospective se conçoit en fonction des intérêts ou des besoins de ceux qui en seront les destinataires, les auditeurs ou les lecteurs et qui s’en serviront dans leurs processus de décision en tant qu’acteurs. Mais, comme toute information, elle peut aussi servir comme une arme aidant un acteur à en manipuler d’autres. Ces propositions, évidentes, recouvrent en réalité une grande variété de situations. J’en ai choisi quelques-unes parmi les plus fréquentes.
L’étude demandée et utilisée par un décideur unique
Ce cas extrême a le mérite de la simplicité. Le décideur, Premier ministre tout puissant, général en chef à la Napoléon, chef d’entreprise autocrate demande à des collaborateurs une réflexion prospective lui permettant d’évaluer plusieurs projets stratégiques.
De tels travaux sont en général confidentiels. Ils ont le mérite d’éclairer des éléments que la vie quotidienne et le passé de l’organisation conduisent à occulter ou de mettre en évidence des acteurs négligés.
Dans cette catégorie d’études prospectives, l’horizon dépend étroitement des problèmes du décideur. Michel Godet a écrit : « La puissance des phares doit être fonction de la vitesse de la voiture. » Cet horizon peut atteindre quelques décennies quand l’interrogation est démographique ou porte sur les retraites, il couvre souvent vingt ans pour des analyses régionales ou dans les secteurs à équipements lourds comme l’électricité, il ne dépasse guère dix ans dans un groupe industriel.
Les relations entre décideur et prospectiviste n’ont rien de simple, car ces deux activités nécessitent une mobilisation différente des aptitudes et les décideurs, en fonction de leur personnalité, sont plus ou moins aptes à intégrer des travaux de prospective dans leur processus d’action.
L’étude demandée et utilisée par un comité de direction
Nous sommes ici dans le cas d’une structure hiérarchique et il existe en fin de compte un numéro 1 pour prendre la décision, mais il le fait après une discussion au sein d’un Comité de direction. La réflexion prospective présente alors un second intérêt : permettre au Comité d’élaborer une vision commune du monde « pertinent » pour l’organisation. Une vision commune ne signifie pas un ralliement autour d’un avenir jugé le plus probable, mais une compréhension partagée des acteurs, des liaisons et des forces qui peuvent modeler les avenirs possibles.
La prospective peut aussi jouer le rôle de création d’un « paysage » commun dans les conseils de collectivités territoriales dans lesquels siègent souvent des représentants de différents partis politiques. Si ces représentants s’opposent pour des raisons profondes – ou de pure tactique – sur les projets qu’ils défendent, ils peuvent néanmoins avoir intérêt à partager la connaissance des tendances longues à l’échelon local, des perspectives possibles de l’environnement national et international, des opportunités des développements technologiques. Cette connaissance les aide à mieux comprendre leurs oppositions et à séparer celles qui sont superficielles de celles qui ont un caractère fondamental.
Les études rédigées à des fins de publication
La Pythie de Delphes.
Les commanditaires de telles études sont des clubs ou des fondations, des organisations intergouvernementales, des ministères ou des administrations.
L’intérêt de ces travaux est qu’ils sont souvent les seuls à aborder les problèmes dans un cadre large, le monde, l’Europe, la France et peuvent servir à ce titre de bases sur lesquelles seront construits des projets plus spécifiques. Ils disposent aussi pour cette raison de moyens matériels et humains plus importants que ceux d’autres réflexions prospectives.
Mais l’obligation de publication soulève quelques difficultés spécifiques :
- en amont, certains domaines ou scénarios peuvent être interdits. Ainsi, Interfuturs n’avait pas à examiner le devenir de l’Empire soviétique, ni à envisager la décomposition de l’Union européenne (ce que d’ailleurs l’équipe n’avait pas l’intention d’introduire) ;
- la rédaction du texte doit répondre à des impératifs contradictoires : s’appuyer sur une synthèse crédible et convaincante qui donne à l’ensemble sa cohérence, utiliser une langue simple, précise, subtile, fidèle à la complexité des résultats, contenir les estimations chiffrées ou les graphiques essentiels, renvoyer en annexe des éléments peut-être passionnants, mais accessoires. L’expérience montre que ces critères sont rarement satisfaits ;
- tout en n’étant ni agressif, ni alarmiste, ni provocateur, le document final ne doit pas être châtré par élimination d’éléments peu favorables aux commanditaires. S’il s’agit de réactions épidermiques qui ne portent pas sur le fond, un rédacteur habile peut aisément s’en accommoder. Certains cas peuvent être plus difficiles à résoudre, mais l’équipe de prospective doit être ferme sur sa déontologie.
Les collections d’articles de prospective
Ce numéro de La Jaune et la Rouge illustre cette dernière situation. Les sujets ont été harmonisés, mais non les systèmes dont proviennent les contenus. Le gain en diversité augmente la richesse du contenu, mais affaiblit la cohérence des hypothèses. Dès lors, c’est à chaque lecteur de faire sa synthèse en y ajoutant d’ailleurs le fruit de ses connaissances personnelles.
La diversité peut aussi augmenter le plaisir de la lecture, car si la prospective est une activité sérieuse, difficile et qui doit rester modeste, elle peut être la source de grandes joies intellectuelles.