Que retenir de l’imagerie de l’industrie du futur ?
Volontiers décrite comme une révolution qui se ferait autour d’un travailleur, tantôt écrasé tantôt libéré et replacé en son centre, la longue marche des entreprises vers l’industrie du futur mobilise diverses images, plus ou moins rigoureuses, qu’il est bon de comparer à la réalité de terrain.
L’industrie dite du futur désigne le recours aux technologies numériques pour optimiser tous les stades de la production industrielle, à la fois à l’échelle de l’atelier et à celle de toute la chaîne de sous-traitance. Il s’agit pour les entreprises de viser la livraison de biens ou de services toujours plus personnalisés et toujours plus compétitifs (la personnalisation de masse). Cela mobilise diverses solutions technologiques : robotique, impression 3D, maintenance prédictive, gestion des flux de données, voire des big data, etc.
Une quatrième révolution industrielle ?
Sans doute pas. Outre que les descriptions ne s’accordent pas toutes sur ce chiffre 4, il faut rappeler que les historiens se démarquent de la notion de révolution industrielle. Les changements qui ont marqué les différents âges industriels furent progressifs.
Il en va de même pour cette dernière mue, qui prolonge les développements antérieurs de la productique puis de l’informatique. Ni ses racines techniques, ni ses logiques d’action industrielles ne sont radicalement nouvelles. Quant à sa cinétique, même des mots comme accélération ou emballement méritent un mûr examen, quand on sait le ralentissement continu des gains de productivité dans nos économies modernes.
Attendons donc prudemment quelques décennies et laissons aux historiens le soin de dire si la période actuelle méritait d’être qualifiée de révolution industrielle. Ce qui est nouveau en revanche, c’est la mobilisation, l’état d’esprit ambiant. À strictement parler, l’industrie du futur devrait donc être qualifiée de mythe, c’est-à-dire de récit mobilisateur, d’horizon de conquête partagé. La nouveauté n’est pas tant que les entreprises se modernisent pour rester compétitives, mais que de nombreuses parties prenantes (conseillers ministériels, commentateurs, consultants, journalistes…) réalisent que c’est un impératif économique. Autrement dit que l’érosion de la part de l’industrie dans notre PIB ne résulte pas uniquement d’une mécanique inexorable liée aux gains de compétitivité naturels dans ce secteur, mais qu’elle révèle également des faiblesses de nos entreprises dont le coût pour nos populations, nos territoires et nos institutions aurait pu devenir intenable.
Faire croître le nombre de robots par salariés actifs ?
Non. De nombreux rapports mesurent le nombre de robots installés par salariés dans différents pays pour en déduire leur niveau de maturité technologique. C’est une erreur, parce que plus des deux tiers des robots industriels installés dans le monde le sont dans quatre pays seulement (le Japon, la Corée, l’Allemagne et les États-Unis). Et pour cause : on trouve la plupart de ces robots dans deux secteurs industriels : la construction automobile et la construction d’équipements électroniques.
Rappelons que ce taux de robotisation des économies est décorrélé de leur productivité (élevée aux USA, faible au Japon), de leur taux d’emploi industriel (faible aux USA, élevé en Allemagne), de leur taux d’investissement, etc. Une étude récente de La Fabrique de l’industrie montre même que ce taux de robotisation est indépendant du taux d’investissement des entreprises industrielles dans les biens d’équipement !
Il faut donc cesser de faire jouer au robot industriel le rôle de thermomètre qui indiquerait le niveau de modernité de nos industries. C’est une des technologies sur lesquelles s’appuient nos entreprises qui se modernisent, mais une technologie parmi beaucoup d’autres.
Remplacer les opérateurs par des machines et des logiciels ?
Non. Si le taux de robotisation est si souvent commenté, c’est parce qu’il est le corollaire positif d’un autre axiome, angoissant celui-là, qui voudrait que la diffusion des automatismes, robots et autres logiciels évolués rende le travailleur humain rapidement substituable et détruise donc de nombreux emplois. La peur pluriséculaire du chômage technologique a ainsi retrouvé une certaine verdeur. En particulier, un article scientifique publié en 2017 par deux chercheurs d’Oxford, Frey et Osborne, et annonçant que 47 % des emplois américains étaient susceptibles d’être automatisés, a eu l’effet d’une bombe.
Les nombreuses études à ce sujet sont à la fois contradictoires et fragiles. Si des analyses prospectives peuvent à la rigueur établir la part des tâches automatisables dans un horizon de temps pas trop lointain, il est beaucoup plus difficile d’en déduire la part de celles qui seront automatisées et totalement illusoire d’en conclure le nombre d’emplois menacés. Les liens en apparence logiques entre ces étapes du raisonnement sont entachés d’une telle incertitude que même les ordres de grandeur des résultats sont douteux. En outre, ces études travaillent sur une seule colonne du bilan : elles ne prétendent pas chiffrer les emplois nouvellement créés par ces mêmes technologies et encore moins les emplois induits par les gains de productivité qu’elles permettent.
Il n’y a pas à ce jour d’argument robuste pour imaginer que l’introduction de nouveaux automatismes se ferait au détriment de l’emploi agrégé, ni à l’échelle des pays, ni à celle des territoires, ni même à celle des entreprises. On dispose à l’inverse de plusieurs études de cas montrant un lien positif entre robotisation et création d’emplois, qu’il est là aussi prématuré d’extrapoler à l’échelle de territoires entiers.
“Plusieurs études de cas
montrent un lien positif entre
robotisation et création d’emplois”
Libérer l’opérateur grâce à la technologie ?
Parallèlement au débat sur les destructions et créations d’emplois s’en déroule un autre sur l’évolution du contenu du travail et de son organisation sous l’effet des nouvelles technologies. D’un côté, certains redoutent que l’industrie du futur consacre une hypertaylorisation de l’industrie, qui verrait chaque opérateur mesuré et évalué dans ses moindres gestes, connecté à son employeur même lors de ses phases de repos. De l’autre, il est soutenu au contraire que les nouvelles technologies de production affranchissent l’opérateur de tâches pénibles, dangereuses ou même simplement répétitives et donc qu’elles le libèrent, le rendant plus disponible pour des opérations qualifiées et valorisantes.
Il faut rappeler ici les mots de l’historien Melvin Kranzberg : « La technologie n’est ni positive, ni négative, ni neutre. » Autrement dit, le progrès technique induit nécessairement des transformations dans le contenu et l’organisation du travail, mais celles-ci ne sont pas comme génétiquement inscrites à l’intérieur de chaque technique, et donc pas par essence positives ou négatives pour le travailleur. Tout dépend des conditions de déploiement sur le terrain : efficacité industrielle du site, qualité de la communication entre les équipes, qualité du dialogue social, stratégie industrielle de l’entreprise…
En particulier, sur la base des retours du terrain dont on dispose, le déploiement de nouvelles technologies s’accompagne d’un enrichissement perçu du travail s’il va de pair avec un effort de formation et de montée en compétence des salariés et un accroissement de l’autonomie des équipes. Mais même dans ces cas archétypaux (plus de formation, plus d’autonomie et plus d’innovation égalent plus de compétitivité), la notion d’enrichissement du travail peut demeurer relative et n’est jamais à coût nul. Parmi toutes les bonnes pratiques recensées, à savoir des innovations techniques ou managériales libérant des gains de productivité tout en renforçant le sentiment des salariés de s’accomplir dans leur travail, je ne me souviens d’aucune évacuant totalement le risque d’hyperconnexion entre le salarié et son entreprise, ni celui d’une érosion progressive des savoir-faire métiers issus de l’expérience.
Si les nouvelles technologies modifient le contenu des postes de travail, c’est parce qu’elles offrent certes de nouvelles possibilités de l’organiser (travail à distance, partage d’information…), mais aussi parce qu’elles modifient jusqu’à l’acte technique (travailler la donnée plutôt que la matière) et le substrat de compétences et de culture des équipes impliquées. A contrario, si l’on raisonne à métier et à personnel constants, les cadres éprouvés de négociation collective sur le contenu du travail et des formations ont bien davantage fait leurs preuves à ce jour que de vagues prophéties technophiles.
Un double progrès
Le récit mobilisateur autour de l’industrie du futur, parfois appelée industrie 4.0, favorise deux progrès également nécessaires : la conquête de gains de productivité dans nos entreprises qui décrochent depuis plus de dix ans sur les marchés étrangers et la montée de l’autonomie et des compétences dans des organisations industrielles qui ont parfois tardé à faire ce pari. Plus le récit est enflammé, plus il s’apparente à celui d’une révolution qui ne ferait que des gagnants, et plus il s’éloigne de la réalité. Ce qu’il faut retenir, c’est que ce récit 4.0 mobilise aujourd’hui les représentants de salariés, des employeurs et les pouvoirs publics, dans plusieurs pays. Ce faisant, il réhabilite une envie d’industrie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos entreprises. Et c’est là l’essentiel.
Robotisation
Le taux de robotisation des économies développées reflète avant tout leur coloration sectorielle. Ainsi par exemple, on comptait en 2016 un peu plus de 300 robots pour 10 000 employés en Allemagne contre 130 en France. Mais dans le seul secteur automobile, le taux de robotisation était identique dans les deux pays (autour de 1 150 pour 10 000 salariés). Ces chiffres ne révèlent donc pas un déficit général d’équipement par rapport aux entreprises allemandes, comme on l’entend souvent, mais bien davantage le fait que la construction automobile pèse moins dans l’économie française.