Quel programme de maths, face à l’effondrement du secondaire ?
La chute du niveau des mathématiques dans le secondaire est dramatique. En 1994, un lycéen de première C, avait fait plus de mathématiques qu’un bachelier S d’aujourd’hui.
“ En prépa, certains ne maîtrisent pas la logique formelle ”
Un autre problème, encore plus préoccupant, tient à la baisse des exigences. On peut trouver à l’entrée en prépa des élèves ne sachant pas additionner des fractions, multiplier les nombres à deux chiffres, manipuler les nombres négatifs. Certains ne maîtrisent pas la logique formelle.
Ainsi, un professeur avait demandé à ses élèves : « Quelle est l’assertion dans la dernière phrase ? » Dix sur trente ont répondu qu’une assertion logique était une proposition vraie ou fausse, n’ayant donc pas compris le sens de la question. C’est un problème pour les prépas, où les élèves doivent avoir une aisance en mathématiques.
Le programme de terminale S n’est sans doute pas mauvais comme préparation à des études où les sciences dures ne jouent pas un grand rôle, mais il est inadapté comme préparation aux classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) en MPSI et PCSI.
REPÈRES
Les matières enseignées en prépas scientifiques, idéalement, prépareraient de futurs scientifiques. Ce truisme vaut d’être entendu. Les programmes existants, qu’il s’agisse de maths, de physique ou de chimie, privilégient parfois la tradition à l’innovation. Ils peuvent donner le sentiment d’un académisme : le concours d’entrée à l’École polytechnique serait-il comparable au concours d’entrée au Conservatoire ? Or, la première n’est pas la Comédie-Française. Elle n’a pas à défendre et illustrer un répertoire : la géométrie descriptive, d’assez longue date, fut larguée du programme des classes préparatoires.
La mission de l’École est de former Pour la Patrie, la Science et la Gloire. Les réflexions qui suivent visent à améliorer encore, dans cet esprit d’une formation polyscientifique, les programmes existants.
Les mathématiques buissonnières
Autre conséquence pour le recrutement en prépa, on ne sait pas bien jauger le niveau des élèves en regardant leurs dossiers. Une mention très bien au bac n’est absolument plus significative. Certains élèves, très scolaires, peuvent avoir des notes toujours supérieures à 18 et s’effondrer en maths sup.
“ Une discipline qui exige de la confiance en soi ”
Certes, le début de la prépa a toujours été anxiogène pour les élèves : ils étaient valorisés par leur environnement scolaire et se retrouvent avec de meilleurs élèves qu’eux. Mais le nombre d’élèves concernés par ce phénomène a nettement augmenté, et ce sont ceux issus de milieux défavorisés auxquels nuit le plus l’effondrement du secondaire.
Un phénomène prend toutefois de l’ampleur : l’explosion depuis une quinzaine d’années d’activités mathématiques proposées en dehors des cours. Au sein des lycées, on trouve des clubs de maths ayant pour but de stimuler les élèves.
Il existe également diverses compétitions : au concours général s’ajoutent les olympiades académiques et, dans un style différent, le concours Kangourou.
On peut également noter des conférences, voire des cycles de conférences, souvent de très grande qualité.
L’association Animath fédère de nombreuses activités et effectue un travail remarquable.
Frédéric Morlot cite, de même, la revue Tangente et la Fédération française des jeux mathématiques, merveilleuses initiatrices de « mathématiques buissonnières » qui ont un fort impact sur les meilleurs élèves et ont été à l’origine de sa vocation pour l’enseignement des maths.
L’aspect rassurant des gammes
Pour autant, le développement de ce secteur périscolaire ne peut combler la faiblesse des programmes et des exigences du lycée, selon Nicolas Tosel, et cela pour deux raisons.
D’abord, parce que, par nature, le périscolaire ne donne pas un cadre approprié pour travailler les gammes, c’est-à-dire les exercices de calcul. Il faut du reste dénoncer l’idéologie qui tend à évincer les activités mécaniques dans l’enseignement.
Le calcul est consubstantiel à l’activité mathématique.
Le calcul est consubstantiel à l’activité mathématique et prétendre que les ordinateurs l’éliminent presque complètement est une imposture comparable à celle qui voudrait que l’on apprenne à écrire sans maîtriser les bases de la grammaire et de l’orthographe.
Les gammes ont par ailleurs un côté très rassurant pour les élèves ; cet aspect est fondamental dans une discipline qui exige autant de confiance en soi.
Ensuite, parce que, malgré de nombreux efforts, les activités périscolaires s’adressent en premier lieu à des élèves venant de milieux informés, que l’on retrouvera souvent dans les classes de CPGE de très haut niveau.
L’accroissement de l’hétérogénéité
LE CASSE-TÊTE DES PROGRAMMES
La mise au point des programmes doit tenir compte de plusieurs contraintes. Être adaptés à l’ensemble des élèves et pas seulement aux meilleurs. Permettre une différenciation entre eux, de façon à ce que les meilleurs ne viennent pas à s’ennuyer. Aborder des sujets essentiels comme l’analyse réelle de base, des éléments de topologie, de calcul différentiel et d’algèbre linéaire. Donner une culture scientifique de base, apprendre à calculer, stimuler la curiosité.
Un enjeu majeur est l’apprentissage de la conceptualisation, pour lequel les mathématiques jouent un rôle privilégié. Les compromis sont périodiquement remis en cause par l’évolution de la démographie des élèves et de leur niveau.
Ces dernières décennies ont été marquées par deux évolutions d’un effet quasi sismique : l’effondrement du niveau de l’enseignement secondaire, et la forte augmentation du nombre d’écoles d’ingénieurs.
Avec la création de nombreuses écoles, le nombre d’élèves en prépa s’est accru de 82 % entre 1975 et 2002. Leur hétérogénéité a donc augmenté. Ce qui convient aux meilleurs est beaucoup trop lourd pour nombre d’élèves, et ce qui convient à l’ensemble est trop mince pour les bons élèves.
C’est pourquoi de nombreux professeurs regrettent qu’il n’y ait plus la possibilité de différencier les programmes, comme quand on distinguait les programmes étoilés et les non étoilés. Les premiers étaient plus consistants et convenaient aux bons élèves.
Il y avait ainsi des concours « primés » et des concours « non primés ». Mais cette différenciation a été combattue par la Conférence des grandes écoles (CGE). La réforme de 1995 avait laissé subsister des approfondissements destinés aux classes étoilées. Le « toilettage » de 2003 les a supprimés.
On ne peut donc plus différencier officiellement les programmes. Il se crée pourtant des différences de fait entre les classes, certaines sans que cela soit décidé consciemment : il n’est pas sûr que toutes les prépas arrivent à assimiler la totalité du programme, alors que quelques-unes pourraient aller nettement au-delà.
L’évolution des matières
Nicolas Tosel résume l’évolution des programmes depuis une quarantaine d’années. Au début des années 1970, ils contenaient encore une part très importante de géométrie et de cinématique. Progressivement, ces thèmes ont disparu au profit d’un approfondissement de la topologie et de l’algèbre linéaire. Les séries de Fourier, centrales en mathématiques et dans les applications, ont été introduites dans les années 1980.
La réforme de 1995 a représenté un aboutissement, avec des programmes riches et cohérents. L’étude des équations différentielles, jusque-là traitée de manière vieillotte par une liste de recettes d’intégration, y a été modernisée par une orientation plus qualitative, permettant d’aborder les systèmes dynamiques.
Malheureusement, les programmes se sont vite révélés trop conséquents pour la plupart des classes et ont nécessité un « toilettage » en 2003. Ce travail, mené trop vite et sans véritable réflexion, a abouti à un ensemble assez peu cohérent.
Les programmes de 2013 ont à peu près supprimé la géométrie et introduit les probabilités et l’informatique. Pour Nicolas Tosel, qui a piloté le groupe de travail MP pour cette réforme, ils sont nettement plus cohérents que ceux de 2003.
L’ajout de chapitres de calcul en début de première année était une nécessité pour limiter les dégâts causés par la faiblesse des exigences dans le secondaire en matière de calcul. L’introduction des probabilités est de même une bonne chose.
Frédéric Morlot
VIRTUOSITÉ ET OUVERTURE D’ESPRIT
Il existe aussi des manières délibérées de différencier les contenus, avec deux sortes de « hors programme ».
Le premier type, orienté vers les concours, comprend des exercices qui demandent une virtuosité particulière. On sait que les meilleures écoles aiment à donner ce type d’exercices, et les meilleurs s’y entraînent.
Le second type a pour but d’ouvrir l’esprit des élèves, en faisant par exemple des explorations en dehors du programme. Nicolas propose deux heures de maths supplémentaires tous les quinze jours aux élèves que cela intéresse. Frédéric distribue des polycopiés (nombreux) hors programme à ceux que cela intéresse et des devoirs supplémentaires à la maison.
Les TIPE peuvent être l’occasion pour certains de travailler des mathématiques hors programme pour élargir leur culture.
La disparition du lien maths-physique
Mais, il regrette la disparition des séries de Fourier et des équations différentielles non linéaires.
“ Des coupes claires dans les programmes de géométrie des lycées ”
Au-delà de l’appauvrissement conceptuel qu’elles représentent, elles réduisent à très peu de chose le lien maths-physique. Il convient cependant que des allégements importants étaient inévitables pour la très grande majorité des classes du fait du manque de formation des élèves et de l’hétérogénéité du public.
Au sujet du lien maths-physique, si la disparition progressive des programmes de CPGE d’une géométrie un peu vieillotte semble raisonnable, il n’en est pas de même des coupes claires dans les programmes du lycée.
La disparition d’une notion aussi centrale que le barycentre, la pauvreté du calcul vectoriel sont très préjudiciables, d’autant qu’elles vont de pair avec un enseignement de la physique où il n’est plus fait appel aux projections.
Un profit pour l’ingénieur
On enseigne les probabilités finies en première année et les probabilités discrètes en deuxième année.
Cela va dans le sens de l’histoire : un ingénieur tirera davantage profit de cet enseignement que de l’étude des quadriques. De plus, elles peuvent interagir avec d’autres mathématiques et contribuer au renouvellement de l’enseignement. Enfin, cela permet de conceptualiser et de calculer, tout en donnant un mode de pensée très utile dans beaucoup d’applications des mathématiques.
Frédéric a toutefois été surpris de voir que les probabilités qu’il enseigne en première année sont à peu de chose près les mêmes que celles qu’il avait vues en première S en 1998.
L’état de la science
Les mathématiques enseignées sont-elles proches de celles d’aujourd’hui ? Non, car celles-ci demandent trop de technicité. Nicolas donne à quelques très bons élèves, dans le cadre d’un TIPE par exemple, des articles récents à étudier et ceux-ci en sont très fiers.
“ La puissance mathématique n’a probablement pas baissé ”
Finalement, les mathématiques les plus récentes étudiées sont les probabilités développées dans les années 1930, ou l’analyse il y a cent ans. C’est récent à l’échelle d’une discipline très ancienne.
Ce qui paraît le plus important, c’est d’entraîner les élèves à raisonner avec rigueur, à étudier des situations données en étudiant à fond toutes les possibilités, leur transmettre les fondements d’un esprit scientifique, utile pas seulement dans la science mais précieux pour les situations qu’ils auront à affronter plus tard.
Le grand écart, jusqu’où ?
L’INFORMATIQUE POUR TOUS
L’informatique est introduite de deux façons : l’option informatique, créée en 1995 ; l’informatique pour tous, qui vient d’être mise au programme.
L’option informatique donne beaucoup de place à l’informatique théorique et à l’algorithmique, proches des mathématiques. Pour l’informatique pour tous, il s’agit d’apprentissage de la programmation.
Selon Frédéric Morlot, l’avantage de ce cours est d’être fondé sur l’apprentissage du langage Python, très utile car largement utilisé dans l’industrie. Il convient au plus grand nombre et l’on peut accéder à une bonne maîtrise en neuf mois avec deux heures de cours par semaine.
En revanche, on ne sait pas encore clairement qui enseignera cette matière : ce sont aujourd’hui 40 % des profs de maths, 20 % des profs de physique et 40 % de profs de sciences de l’ingénieur, d’où des différences significatives dans le contenu enseigné.
Le niveau des élèves baisse-t-il à la sortie des prépas, compte tenu de la baisse du niveau d’entrée ?
La « puissance mathématique » des recrutés par l’X n’a probablement pas baissé, mais ils maîtrisent moins d’outils théoriques (structures-quotients et factorisation de morphismes, algèbre quadratique, complétude, connexité, calcul différentiel).
En s’interrogeant sur le niveau en maths de ceux qui intègrent l’X comparativement à celui de sa promotion en 2001, Frédéric Morlot a le sentiment qu’ils se tiennent, au moins pour les meilleurs élèves. Nicolas Tosel a le même sentiment (qu’il faudrait étayer par des études précises).
Cela pose toutefois une question qui préoccupe les professeurs. Ils se sentent en position de grand écart, avec la baisse continuelle du niveau du secondaire. Cela tient pour l’instant, grâce à la capacité de résilience étonnante des élèves qui opèrent un rattrapage spectaculaire. Mais jusqu’à quand ?
Un contrat moral entre professeurs et élèves
Quel est le contrat moral avec les élèves ? C’est un contrat implicite, dans lequel le mot-clé est la confiance. Faire ses cours avec soin, corriger de façon précise les copies, se tenir au courant des évolutions des concours, telle est la base du métier.
Être disponible envers les élèves, soutenir ceux qui sont proches de flancher. Les rassurer, surtout en première année, mais pas trop pour qu’ils ne se relâchent pas.
Reconnaître qu’on peut se tromper, remercier les élèves qui signalent des erreurs, ce qui arrive vite au tableau. Valoriser ceux qui proposent des démonstrations plus élégantes, faire en sorte que ceux qui pensent avoir une bonne idée s’expriment. Les colles sont des moments privilégiés pour aider les élèves à s’affirmer.
Les deux enseignants se sentent très gratifiés par leur métier. Le fait de transmettre une tradition millénaire belle et utile leur fait beaucoup sens. Professeur est un très beau métier quand on a des collègues de qualité et un bon contact avec les élèves.
Malgré l’hétérogénéité, l’un et l’autre ont des élèves d’un tel niveau qu’ils ont même le sentiment d’être au volant d’une Ferrari.
Compte rendu du débat rédigé par Michel Berry