Quelle énergie pour demain ?
Les médias regorgent d’émissions et d’articles se rapportant à l’énergie, et pourtant nous sommes extrêmement mal informés, parfois même désinformés, sur ces questions d’importance majeure. Chacune des nouvelles qui pleuvent quotidiennement ne concerne qu’un fait particulier, alors qu’une perspective globale est presque toujours indispensable pour appréhender chaque fait, sa signification et sa portée.
De plus, il est nécessaire dans ce but de disposer d’un minimum de données économiques, scientifiques et techniques. Malheureusement celles-ci sont insuffisamment connues du grand public, des journalistes et même des décideurs ; en témoignent certaines décisions politiques récentes en France ou dans le monde.
Partant de ce constat, l’ouvrage de Pierre Bacher passe en revue les aspects les plus variés de l’utilisation de l’énergie, afin que le lecteur puisse se former une opinion raisonnée sur des problèmes qui conditionnent l’avenir de l’humanité.
Pierre Bacher était particulièrement bien placé pour ce faire. Après avoir, à Saclay, contribué auprès de Jules Horowitz (41) à la recherche sur la physique des réacteurs, il a passé trente ans à la direction de l’Équipement d’EDF où il s’est intéressé de près à toutes les formes d’énergie actuellement utilisées pour produire de l’électricité et à toutes celles qui sont susceptibles de se développer. Sa rigueur intellectuelle et morale le met à l’abri des positions dogmatiques ou passionnelles, dans un domaine où les idées reçues simplistes sont hélas trop nombreuses, et il cherche plus à éclairer son lecteur qu’à lui imposer ses convictions personnelles.
Malgré sa petite taille (176 pages), ce livre parvient à cerner les multiples facettes du problème de l’approvisionnement du monde en énergie : les diverses formes d’énergie et leurs spécificités, les besoins face aux ressources, les problèmes industriels, économiques, démographiques et géopolitiques, les nuisances envers l’homme et envers l’environnement.
Ayant participé à titre professionnel à de nombreux débats et discussions, Pierre Bacher connaît bien les questions que se posent les uns ou les autres : ceci lui permet de mettre l’accent sur les points où l’information est la plus nécessaire ou la plus attendue, tels que le développement durable chez nous et dans les pays les plus démunis, les pollutions, les déchets, l’effet de serre ou les dangers sanitaires.
Il dégage en passant les raisons culturelles qui rendent si difficile l’indispensable dialogue entre ingénieurs, médecins, journalistes et citoyens. Ne pouvant rendre compte ici du foisonnement des idées, je me borne à cette énumération de quelques-uns des thèmes étudiés. Je souhaite cependant ajouter ci-dessous quelques commentaires personnels inspirés par deux caractéristiques de l’ouvrage, afin de montrer combien celui-ci est stimulant.
Je soulignerai d’abord le souci constant d’apporter à chacune des grandes questions abordées plusieurs éclairages complémentaires, et de peser les avantages et inconvénients des divers choix possibles. Il importe en effet de prendre conscience des risques de chaque décision envisageable, y compris ceux de l’inaction, et de les hiérarchiser. C’est sur de telles comparaisons que devraient toujours reposer les opinions et les décisions.
Je citerai à ce sujet la loi Barnier sur l’environnement. Elle définit le principe de précaution comme » le principe selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable « . Il est remarquable que le législateur n’ait pas donné un caractère absolu à ce principe, mais qu’il ait inclus des réserves : les mesures doivent être proportionnées, ce qui suppose une évaluation comparative de leurs conséquences, et avoir un coût acceptable. Sans ces réserves, souvent méconnues, le principe de précaution peut conduire à des décisions discutables ou même aberrantes.
Le Danemark, ayant voulu rejeter le nucléaire, a fourni un effort considérable pour s’équiper en éoliennes ; mais l’énergie du vent n’est susceptible de subvenir qu’à une part minime des besoins, et la production électrique danoise continue : à être dominée par les centrales thermiques, de sorte que c’est le pays d’Europe (après le Luxembourg) qui émet par habitant le plus de gaz carbonique dans l’atmosphère (12 tonnes par tête et par an, deux fois plus qu’en France). La Hongrie a lancé lors du premier choc pétrolier une campagne de calfeutrage des fenêtres pour économiser l’énergie : l’accumulation dans les appartements de radon, gaz radioactif émis par le béton des murs, soumet chaque hiver la population à un taux d’irradiation supérieur à l’effet des retombées de Tchernobyl.
Peser le pour et le contre nécessite de s’appuyer sur des nombres, Une seconde caractéristique remarquable de l’ouvrage consiste donc à inclure au fil du texte les ordres de grandeur des diverses données, scientifiques, techniques ou économiques, qui doivent sous-tendre toute réflexion. J’illustrerai ici l’intérêt de ce genre d’estimations en donnant quelques chiffres qui méritent d’être connus.
On comprend mieux les enjeux mondiaux lorsqu’on sait qu’au cours des cinquante dernières années la population mondiale est passée de 2.5 à 6 milliards tandis que la production d’énergie était multipliée par plus de 4, lorsqu’on sait aussi que la puissance moyenne consommée est actuellement de 5 kW pour un Européen, de 11 kW pour un Américain du Nord, de 1 kW pour un Chinois et moins encore pour un Africain.
En ce qui concerne les combustibles fossiles, il n’est pas indifférent d’apprendre que le taux de gaz carbonique dans l’atmosphère a augmemé de 5% au cours du XIXe siècle, de 20% au cours du XXe. En tant que physicien, je trouve intéressant de prendre aussi en considération, pour comparer les diverses sources d’énergie, certaines données issues de la science. La classification des forces microscopiques mises en jeu pour produire de l’énergie permet de distinguer trois niveaux.
Les énergies de type mécanique ou gravitationnel sont les plus diluées : leur mise en oeuvre nécessite la manipulation d’énormes quantités de matière.
Pour libérer une énergie de 1 kwh, il faut faire chuter 3 tonnes d’eau d’une hauteur de 100 mètres dans une usine hydraulique, ou manipuler 10 000 m3 d’air arrivant à 100 km/h dans une éolienne.
Les énergies chimiques et thermiques font toutes intervenir à l’échelle atomique la même force de Coulomb, ce qui explique qu’elles sont caractérisées par des chiffres comparables, Elles sont plus concentrées que les précédentes, puisque l’on obtient 1 kWh thermique en brûlant environ 0,1 kg de pétrole, de charbon ou de gaz, en condensant 1,6 kg de vapeur d’eau, ou en captant l’énergie solaire sur une surface de 1 m2 pendant une heure.
Enfin, les énergies nucléaires sont plus concentrées encore : utiliser seulement 1 g d’uranium dans une centrale nucléaire fournit une quantité de chaleur de 100 kWh ; la fusion de 1 g d’hydrogène dans le Soleil libère 180 000 kWh de rayonnement.
La science peut également nous guider en précisant les contraintes imposées par les lois naturelles. Ainsi, la physique des matériaux limite la capacité des accumulateurs à une valeur dont nous approchons actuellement, ce qui nous empêche de trop rêver au développement des voitures électriques.
Je n’ai pu donner qu’une idée vague de l’intérêt de l’ouvrage de Pierre Bacher, dont je voudrais pour conclure souligner les qualités. Rédigé avec grande clarté et concision, il est vivant, facile à lire et accessible au plus large public malgré sa profondeur et sa richesse. La vision d’ensemble qu’il fournit sur l’un des enjeux majeurs du prochain siècle me parait indispensable à la culture de tout citoyen.