Quelle “ géographie ” structure l’économie numérique ?
L’économie est de plus en plus basée sur des facteurs de production “ numériques ”, qui utilisent des ressources technologiques manipulant l’information numérisée (texte, données, son, vidéo…). Alors que les facteurs de production traditionnels sont caractérisés par leur localisation géographique (gisement de matière première, facilité de communication, ressources énergétiques), les ressources technologiques sont faiblement influencées par la localisation, les distances, les frontières. De ce fait, elles contribuent à une globalisation.
Cependant, l’économie, si les distances et le poids des matières s’estompent, ne se développe pas au hasard.
De même que la géographie structure l’économie matérielle, l’économie numérique s’étend sur des bases stables : en quelque sorte une “ géographie du virtuel ”. Alors que la régulation économique au niveau d’un État devient illusoire, que la stratégie des opérateurs est souvent mondiale, la connaissance de l’échiquier au sein duquel se joue la compétition serait précieuse. D’autant que le stade d’une “ nouvelle économie ”, monde à part de l’économie traditionnelle, est dépassé.
Il faut anticiper sur les facteurs clés durables, géographiques, qu’ils soient réels ou virtuels. L’auteur propose une structure stable et objective pour se repérer sur cette géographie, et donner plus de sens, par-delà les péripéties, aux succès et échecs des acteurs économiques.
Structures de l’économie matérielle
La géographie structure l’économie matérielle
Dans une économie traditionnelle, les transformations matérielles ont un coût directement lié à la proximité des gisements de matières premières, à la combinaison optimale de plusieurs ressources à prix compétitif, aux facilités de transport, à la disponibilité, sur site, de main-d’œuvre qualifiée.
Jusqu’à épuisement du gisement, ou rupture technologique, cette géographie naturelle est le nid du développement : et de nombreux faits historiques illustrent cette règle primitive, depuis l’antiquité, jusqu’à notre époque :
- stabilité de la civilisation égyptienne, fondée sur le régime saisonnier du Nil,
- découverte du Nouveau Monde par la recherche d’une alternative à la route de la soie,
- implantation des industries dans les bassins miniers,
- développement de la pétrochimie dans les ports.
Alors que la fabrication de » l’offre » de marchandises, de produits finis, est ainsi naturellement localisée, il en va de même pour la » demande « .
Les premières civilisations fonctionnaient en autarcie, offre et demandes’équilibrant, mais, avec la continuelle extension des échanges, la localisation de la » demande » apparaît tout aussi déterminante, car le pouvoir d’achat appelle les affaires.
Le tissu économique reflète les particularités technologiques
La géographie, fondement de l’économie, est exploitée en utilisant la technologie de l’époque. La technologie a toujours été le moteur du développement. Elle a permis de passer du stade de la cueillette à celui de la culture. Et elle a été le ferment de la civilisation industrielle : extraire des matières premières de plus en plus difficiles d’accès, produire de l’acier en quantité et qualité, diffuser de l’énergie à bas prix, multiplier les industries de transformation…
Cependant, si la technologie a provoqué des révolutions en bouleversant les modes de vie et de production (par exemple : la » fée électricité » immortalisée par Raoul Dufy), elle a imposé ses particularités. Ainsi, la taille de certains investissements est-elle incontournable : des hauts fourneaux qui incitent au gigantisme, de la recherche pétrolière, de la recherche pharmaceutique, accessibles seulement à un petit nombre de multinationales.
Le poids économique des réseaux est aussi une caractéristique majeure, pour le transport de l’énergie (électricité, gaz), de l’eau, les télécommunications, les transports routier et ferroviaire.
Chaque nouvelle filière technologique a provoqué l’apparition de nouveaux métiers, eux-mêmes gardiens de règles du jeu, motivées par des impératifs de sécurité, de contrôle de la qualité et de » chasse gardée » économique.
S’est ainsi créé un tissu économique, d’abord local, rural, puis à l’échelle d’une nation, et de plus en plus international.
Une » comptabilité nationale » décrit ce tissu et retrace les échanges interindustriels, analyse la production intérieure, au travers de nomenclatures d’activités économiques représentatives de notre époque et de l’usage que nous faisons des technologies.
Jusqu’à présent, bien qu’elle ait fortement évolué en quelques générations, avec en particulier la marginalisation du monde agricole, l’organisation du tissu économique a été stable, et a progressé dans un cadre adapté aux technologies dominantes (énergie, chimie, sidérurgie, industrie automobile, aéronautique, transport).
Un modèle bousculé par plusieurs évolutions
Ce sont là évidences. Pourtant, concernant les technologies émergentes, les acteurs politiques, sociaux, voire économiques, n’ont pas toujours poussé l’analyse suffisamment pour faire les bons paris. En effet, la géographie est d’une rassurante stabilité. Et la recette économique qui a fonctionné ne semble pas, en première analyse, devoir être remise en cause. La » politique industrielle » a souvent été l’expression de cette continuité.
En réalité, si la géographie demeure, les évolutions technologiques déplacent les enjeux : la localisation, les distances interviennent à une autre échelle, et autrement. Résister, lutter à contre-courant ne fait qu’accélérer l’inéluctable.
Les » transferts de charge » sur les ressources du numérique
Chacun est conscient d’être dans un monde en mutation rapide. Mais ces évolutions sont complexes, et impliquent des technologies de plus en plus sophistiquées, multiformes, émergentes.
L’explication principale des évolutions actuelles provient de l’intrusion généralisée des technologies numériques dans la vie quotidienne, et au sein de la plupart des processus productifs, et comme composante de prestations immatérielles.
On peut caractériser ces évolutions par un » transfert de charge » sur les ressources numériques. Historiquement, le premier transfert a été d’utiliser des ordinateurs pour améliorer la productivité de travaux administratifs répétitifs : la technologie se substituait à de la ressource humaine productive. D’autres formes de transfert se sont développées, par exemple pour faciliter la vie du client, en lui fournissant des prestations adaptées, des capacités de recherche, la rapidité, la traçabilité… le client a vu ainsi sa propre charge diminuer, au prix d’une plus forte mobilisation de ressources informatiques.
Il n’existe guère de domaine qui ne soit concerné par de tels transferts : même les processus productifs les plus » lourds » sont l’objet d’automatisations, qui améliorent qualité et délai, et éliminent les postes de travail peu qualifiés.
Ainsi, la structure de coût des produits et services se transforme-t-elle, les technologies numériques se substituant aux facteurs de production traditionnels, ou apportant une valeur ajoutée supplémentaire. Cette mutation est souvent cachée, car elle peut se faire sans surcoût : l’évolution technologique très rapide permet d’améliorer les services rendus grâce aux performances accrues des processus.
Une mutation profonde
Non seulement la structure de coût est modifiée, mais, plus fondamentalement, de nouveaux apports de valeur sont possibles : les opérateurs économiques cherchent à se différentier par le service, par une meilleure connaissance, des prestations mieux adaptées, utilisant au mieux les informations disponibles.
Les systèmes d’information sont à la base des services proposés, des échanges commerciaux, financiers et administratifs.
Ces transformations sont profondes et concernent le contenu même des produits et services échangés.
Elles modifient aussi les modes de fonctionnement internes des opérateurs économiques :
- dans le secteur des services (institutions financières, assurances, caisses de retraite, administrations publiques…) les organisations traditionnelles n’ont plus de raison d’être, car leur logique était d’optimiser des traitements de masse maintenant automatisés ;
- dans les autres secteurs, l’informatique et les télécommunications sous toutes leurs formes apportent réduction des stocks, des délais, optimisation des transports, traçabilité, maîtrise de la qualité, diversification des processus productifs… avec les conséquences inéluctables sur les postes de travail.
Enfin, ces technologies modifient progressivement, et irrémédiablement, le partage des rôles entre les agents économiques.
Par exemple, il est économique pour une entreprise de demander à son fournisseur de gérer des informations qui la concernent1, plutôt que de devoir recréer cette gestion en interne.
Le principe est d’aller chercher le service là où il peut être réalisé à moindre coût, dans un jeu » gagnant-gagnant « .
Ce premier exemple correspond à une mise en commun du » patrimoine » système d’information le long d’une chaîne productive : client et fournisseur, contribuant à un apport de valeur, optimisant leur contribution en utilisant au mieux les informations créées, et en dépassant les comportements autarciques contre-productifs.
Une autre forme de redistribution des rôles, plus classique, est rendue systématique par les facilités technologiques. Elle est d’aller chercher à l’extérieur les produits et prestations qui peuvent être réalisés dans de meilleures conditions : économies d’échelle, délocalisation, masse critique de concentration de la compétence… Ce sont les logiques d’externalisation, qui correspondent à une meilleure organisation globale du tissu économique.
Cette » réingénierie » de l’économie elle-même dépasse largement les frontières. Là encore la technologie, et en particulier l’offre des réseaux Internet, dont le coût est indépendant de la distance2, a un rôle majeur, historique, dans la redistribution des activités économiques, et, en fait, des compétences.
De ce point de vue, les barrières douanières, les particularismes fiscaux, les disparités de coût du travail sont dérisoires. Car, globalisation, mondialisation, déréglementation sont des conséquences de la nouvelle donne technologique, qui voit l’importance de la » matière » décroître dans tous les secteurs, et les distances temporelles et géographiques se réduire, au point de modifier complètement les espaces économiques.
Un monde technologique en mouvement rapide
Une telle révolution technologique n’est pas une première dans l’histoire de l’humanité. La nouveauté porte plutôt sur la vitesse, et cette accélération explique les phases d’emballement et de désillusion qui nous caractérisent.
Le fait que la technologie de base, celle des divers composants électroniques, évolue rapidement en performance comme en coûts, est en général bien connu3.
Par contre, sur cette base technologique ont été développés de nombreux produits et services, sans lesquels l’intrusion technologique, sa dissémination, ses infinies variations n’auraient pas eu lieu. Là aussi s’est créé un tissu économique, une » industrie » de high-tech, devenu » nativement » mondial. Il fut un temps où quelques PME pouvaient jouer un jeu local, comme » éditeur » par exemple. Cette étape, par concentrations successives, est largement dépassée4.
Il est intéressant de s’interroger sur l’évolution de cette industrie5, qui génère l’offre technologique d’information et de communication actuelle. En effet, la structuration de cette offre n’est pas neutre pour les opérateurs économiques qui la mettent en œuvre ; et les conditions d’exercice de la compétition économique en sont transformées.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que ces professions qui contribuent à enrichir l’offre fondée sur les technologies numériques, à la diversifier sans d’autres limites que l’imagination des concepteurs et la viabilité économique, soient aussi elles-mêmes fortement atteintes par les mutations technologiques. L’innovation y est omniprésente. Chacun des acteurs économiques doit en permanence faire évoluer son offre pour l’adapter aux nouveaux standards, pour permettre son assemblage avec d’autres produits, de plus en plus nombreux et divers.
On constate d’ailleurs, dans ce monde technologique, une rupture apparue avec le présent millénaire. Cette rupture, liée à la généralisation des accords autour du langage XML (voir encadré page suivante), n’a pas produit ses effets, mais on peut prévoir qu’ils seront fondamentaux.
Les particularismes nationaux et régionaux ont un poids historique fort
La prise de conscience de ces mouvements fondamentaux est naturellement retardée, car l’incidence de toutes les révolutions technologiques n’est pas encore pleinement visible, et un temps de diffusion et d’adaptation est nécessaire. En outre, les particularismes nationaux ou régionaux, qui ont pris naissance à une époque reculée, ont encore un poids fort, et l’inertie législative, réglementaire, sociale, culturelle résiste aux logiques plus globales. Ces particularismes masquent le mouvement engagé.
Ils donnent lieu à un vrai débat. Va-t-on inéluctablement à une globalisation porteuse de stéréotypes dans tous les domaines, ou l’avenir durable ne serait-il pas au contraire dans la richesse de la diversité ?
Deux conceptions s’opposent :
- pour certains produits et services, les différences n’ont bien souvent plus de raison d’être : que dire du » patchwork » des systèmes de protection sociale, de retraite. Par exemple, le secteur des services financiers et d’assurance structuré traditionnellement par les initiateurs » historiques « , il y a parfois plusieurs siècles : mont-de-piété à Sienne, registre de marins créé par Colbert, ou quelques décennies, mutuelles agricoles, de commerçants, d’artisans. Ces particularismes ne résistent pas à l’analyse rationnelle, et la technologie poussera à les effacer. Elle joue dès à présent le rôle de révélateur, par exemple au travers des portails Internet qui donnent accès, pour des fonctions identiques, à divers systèmes administratifs (déclarations sociales par Net-entreprises) ;
- dans d’autres cas, le modèle socioculturel dominant engendre naturellement des résistances vives, des oppositions extrémistes. À terme, celles-ci sont probablement salutaires, car elles préservent de vraies alternatives, une créativité, autour de produits » culturels » originaux.
Sans doute, les particularismes s’estomperont-ils là où ils n’ont plus de sens, et demeureront-ils quand ils sont à la base même de l’apport de valeur (tourisme, culture…)6.
Le besoin d’une stabilité
Difficile époque, atteinte de fébrilité, de versatilité, où les acteurs économiques ont une visibilité réduite : y aura-t-il croissance durable ? Quels sont les moteurs de la croissance ? Quelle attractivité pour une nation ? Quelle globalisation est justifiée ?
Certes l’offre technologique permet le montage de solutions rapides, de maquettes, d’externaliser, bref, de gagner en réactivité.
Par contre, quelle sera la place de telle entreprise, de telle structure, au bout du chemin où nous conduit la logique d’exploitation optimale de la technologie ?
Plus prosaïquement, dans le champ informatique, il existe encore des projets lourds et complexes, des projets incontournables, des risques. La taille de ces investissements ne semble pas devoir se réduire, et le nombre de personnes concernées, clients, prospects, employés, ne cesse de croître, rendant les migrations de plus en plus lourdes.
L’urbanisme des systèmes d’information (voir encadré page suivante) est une réponse promue au sein des grandes entreprises et organisations. Cependant, au-delà de ces efforts de mise en ordre, peut-on construire sur des bases mouvantes, et répondre à des objectifs eux-mêmes perpétuellement remis en cause ?
Pour les managers, comme pour les informaticiens, il y a là défi. Le besoin d’une nouvelle stabilité, qui transcende le cadre des périmètres fluctuants, déplacés par les fusions, acquisitions, externalisations, est impérieux.
Une » géographie virtuelle » fondatrice de l’économie numérique
Nous avons vu que la géographie jouait un grand rôle dans l’organisation de l’économie traditionnelle, à la fois de par la localisation des ressources, les particularismes socioculturels et le pouvoir d’achat des consommateurs.
Les mêmes raisons qui expliquent que le développement économique exploite des particularismes » géographiques » jouent pour le développement d’une économie numérique.
Un tissu économique ne se crée pas au hasard.
Il se forme des lignes de partage entre les acteurs économiques, qui, pour n’être pas matérialisées physiquement, n’en sont pas moins réelles.
Ces lignes de partage sont stables et représentent une » géographie virtuelle « , base invariante sur laquelle se fonde l’organisation de l’économie.
De multiples processus de transformation traversent le tissu économique et concrétisent les offres en réponse aux demandes du marché. On peut ainsi examiner les deux extrémités de ces processus : du côté de la demande, et de celui de l’offre.
Une demande fondée sur une » géographie événementielle »
Du côté de la demande, fait historique majeur, les réseaux irriguent progressivement la majorité de la population solvable.
Certes, il y a une » fracture numérique » qui laisse à l’écart des agents économiques dispersés, durablement éloignés du » haut débit « . Pour les autres, c’est-à-dire les entreprises et organisations, et les populations urbaines, il n’y a plus discrimination pour l’accès aux réseaux.
Se développe ainsi une » médiation numérique » qui donne accès aux produits et services traditionnels, ainsi qu’à des produits et services numériques. Ces produits peuvent être atteints dans des conditions identiques de n’importe quel emplacement : leur marché devient global, sous réserve de la dimension culturelle mentionnée ci-dessus.
La médiation numérique facilite une plus forte satisfaction de la demande, dans ses dimensions » non géographiques « , et une organisation sur des fondements » événementiels « . Car les principaux obstacles à la satisfaction de la demande sont les limites naturelles de la connaissance. Une hyperspécialisation des offres les rendrait inaccessibles au plus grand nombre.
En effet, il s’agit, au-delà de la satisfaction du client, qui est variable selon son besoin, de précéder en quelque sorte ces besoins en orientant l’offre par rapport aux événements qui les provoquent7.
Si fond de commerce il y a, dans cette économie médiatisée, il n’est point local, dû à une proximité géographique, mais » situationniste « , dû à une proximité de situation. Et ces situations génératrices de besoin sont particulièrement éternelles dans leur répétition : il y aura toujours des événements de la vie familiale, de la vie professionnelle, scolaire, des loisirs, des transports, qui suscitent des besoins spécifiques, dans une offre optimisée et adaptée à chaque époque de l’humanité.
L’intimité événement est l’aboutissement de » l’orientation client » prônée par les grands cabinets de consulting et les grands éditeurs.
L’offre fondée sur une » géographie des compétences »
Du côté de l’offre, la globalisation provoquée par l’ubiquité du réseau pousse à la création de » monopoles naturels « . En particulier, la production des produits numériques est à coût marginal quasi nul : la loi est à rendement croissant.
Un opérateur spécialisé qui a atteint le seuil critique ne pourra plus être concurrencé, car un nouvel entrant sera pénalisé par un coût de production supérieur8.
En outre, les produits numériques peuvent aisément être mixés pour créer une offre composite, sans aucune contrainte matérielle (sécurité, disponibilité, traçabilité, fraîcheur, conditionnement, transport, livraison), et à la condition de définir des interfaces stables entre les différents services numériques proposés.
Cela dit, dans un monde technologique en évolution rapide, les positions ne sont jamais définitivement acquises. La recherche développement est plus que jamais fondamentale : sans elle, aucun avenir n’est durable. Les monopoles naturels ne sont plus des monopoles dus à des gisements géographiques, mais à des acquis de compétence. Une compétence entretenue et qui permet la maîtrise d’une technologie au niveau global. En quelque sorte, un savoir-faire unique que l’on ne peut aller chercher ailleurs, car, dès qu’une alternative est possible, pour un coût similaire voire inférieur, un différentiel de coût salarial pouvant être déterminant, elle sera activée et diffusée grâce au réseau global.
Car il s’agit de réaliser les bons paris économiques, et au bon niveau. Là encore les États-nations sont naturellement dépassés, et agissent souvent à contre-courant, poussés, par le raisonnement autarcique, à sacrifier compétence stratégique à » défense de l’emploi « .
L’économie numérique a son industrie : depuis les microprocesseurs, les composants logiciels de base, jusqu’aux services les plus divers ; les investissements sont à la taille des enjeux. Les paris industriels, dans l’économie numérique, sont supranationaux, et certainement plus difficiles que dans l’industrie classique. En effet, ces deux types d’industries sont globalisés, comme, par exemple, l’industrie automobile, celle de l’acier, mais l’économie numérique évolue très rapidement, et un grand nombre de paramètres peuvent être déterminants. La flexibilité de l’immatériel rend les paris particulièrement aléatoires.
Cela renforce l’importance de disposer d’une véritable compétence stratégique sur une filière technologique, pour la précieuse réactivité qui peut être mobilisée.
Du côté de l’offre, le tissu de l’économie numérique se fonde ainsi sur une » géographie des compétences « .
Des échanges » interindustriels » de plus en plus complexes
Comme dans l’industrie traditionnelle, les industriels de l’économie du numérique sont dans des relations d’affaires qui leur permettent, globalement, d’améliorer l’offre et de l’adapter de mieux en mieux aux cycles de vie qui motivent les besoins et l’utilité finale.
Cependant, les échanges ne portent plus sur des produits matériels, qui supposent réapprovisionnement, stockage, conditionnement, transports, comme dans les échanges interindustriels classiques. Il s’agit plutôt de prestations réciproques, chacun ajoutant sa contribution pour une partie de la valeur apportée. Le schéma habituel des échanges interindustriels, avec les industries traitant les matières premières, les industries de transformation, les services, se transpose. On peut ainsi définir une typologie des contributions » industrielles » à l’économie numérique :
- élaborer les composants matériels de base (microprocesseurs, ordinateurs, matériels réseau, portables),
- équiper ces matériels avec système d’exploitation, navigateur, gestion de base de données, pour les transformer en » machines à tout faire « ,
- fournir des logiciels sectoriels ou spécialisés pour répondre à des besoins d’une profession, d’une activité économique, de particuliers…
Avec la globalisation qui est en cours, ce tissu industriel s’organise autour de quelques multinationales, chacune cherchant à conserver une position dominante sur son » créneau » (cf. Intel pour les microprocesseurs, Microsoft pour les systèmes de base, Oracle pour les bases de données) et éventuellement à étendre son hégémonie, ou à résister à l’hégémonie en nouant des partenariats avec d’autres opérateurs.
Mais on est loin d’avoir découvert tous les usages de ces technologies. Il y aussi la place pour des initiatives apportant une innovation technologique, ou un mix-produit performant. Le tissu économique suit ainsi une double évolution :
- une consolidation autour de quelques acteurs mondiaux, qui sont à présent en situation de monopole naturel et disposent, par la maîtrise d’un univers technologique, de barrière à l’entrée de concurrents. Dans la course à la taille, ils font partie d’un » club » de plus en plus restreint ;
- une extension vers de nouveaux horizons, par une diversification massive des usages, qui, au-delà des briques de base revendiquées par le club, laisse place à la diversification, l’initiative, la recherche de la différence.
La flexibilité du produit ou du service numérique repousse ainsi les limites habituelles, et le tissu économique est plus complexe, évolutif, extensif, que celui observé dans les échanges interindustriels habituels. Les territoires d’une » comptabilité nationale « , bien adaptés pour représenter le fonctionnement et le développement du patrimoine industriel, par exemple au niveau d’une nation, sont dépassés, et on ne dispose guère d’approche macroéconomique permettant de représenter et de quantifier ces échanges.
Hybridation des économies traditionnelles et de l’économie numérique
Ancienne et nouvelle économie
Les succès et malheurs de la » nouvelle économie » sont connus, et l’objet de débats passionnés. Le fait est que la nouvelle économie n’a pas répondu aux espoirs que certains lui faisaient porter.
Mais faut-il en réalité opposer l’économie traditionnelle, qui explique encore une large part du produit intérieur brut, et nouvelle économie, dont le poids demeure faible, malgré une croissance rapide ?
En fait les apports des technologies sont bien plus dans la rénovation de » l’ancienne économie » que dans la création d’une économie entièrement numérique, comme la » bulle Internet » l’a fait croire.
Opposer ancienne et nouvelle économie, si on cantonne cette dernière à une économie entièrement numérique, n’a pas de sens.
Le fait majeur est l’invasion de l’ensemble de l’économie traditionnelle par des produits et services nés de son » hybridation » avec des apports de valeur fondés sur des produits et services numériques. Le codage numérique est en effet devenu la norme pour tous les médias, que ce soient textes, images, sons, vidéos…
Une économie hybride
Pour les économies qui mettent en œuvre à la fois les facteurs productifs traditionnels, et ces nouveaux facteurs, tous se mixent. La géographie traditionnelle garde une importance, certes amoindrie par les phénomènes que nous avons décrits, mais aussi renforcée par les particularismes culturels.
Pour l’économie hybride, fortement numérisée, l’ensemble des géographies, naturelles et virtuelles, contribue à fixer l’échiquier économique. Dans cette économie, les systèmes d’information jouent un rôle grandissant, et il devient impératif de » situer » les investissements ainsi réalisés. Cette approche, en quelque sorte cartographique, fait apparaître les structures fondamentales qui président au jeu des acteurs économiques au sein d’un » univers économique « .
On peut en effet schématiser les relations au sein d’un univers où les acteurs économiques sont en forte symbiose, chacun se spécialisant dans l’apport de valeur.
Dans le cas particulier de telle ou telle entreprise ou organisme, il est en général assez rapide de détecter l’univers auquel ils participent, leur structures invariantes (voir encadré sur la » trame business »), et les » frontières » de ce territoire.
On constate que les frontières sont stables, et que l’organisation d’un tel univers obéit à des constantes (voir à ce sujet le schéma ci-dessus).
Exemple de l’univers “ passager ” d’un aéroport selon les dimensions événement et chaîne de valeur |
Remettre en cause nos repères
L’économie, dans sa globalité, est en mutation : la technologie en est le » fauteur de trouble « , qui bouscule les structures traditionnelles.
Les systèmes politiques peuvent accélérer, ou ralentir ces mutations. Cependant, la technologie galope plus vite que les réformes politiques, les accords entre nations, les abandons de souveraineté : de fait, une part de plus en plus grande de l’économie échappe à toute » adhérence » territoriale.
Nous ne pouvons donc ni raisonner dans l’illusion de l’exclusivité de la bonne vieille économie, celle des vrais produits bien matériels, et portant en quelque sorte de » vraies valeurs « , ni ne jurer que par l’économie numérisée à tout crin, qui représenterait le seul salut au développement.
Il nous faut reconstruire nos repères, sans délaisser la géographie traditionnelle, mais en la complétant par une » géographie du virtuel » dont on prend seulement maintenant conscience9.
La mise en évidence de ces nouveaux repères peut nous aider à sortir des querelles d’école, des discours incantatoires, et des malheureuses impasses auxquelles une vision autarcique, court-termiste, rassurante nous amènerait infailliblement.
Car il est possible, et souhaitable, sur l’échiquier économique, de repérer le territoire des affrontements, les invariants qui jalonnent » longitudes » et » latitudes » de la géographie d’une économie mixant systématiquement productions matérielles et numériques, dans toutes leurs déclinaisons.
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1. Ainsi toute société a intérêt à passer un accord avec son agence de voyage, qui a en charge la billetterie, pour que les dépenses de déplacement du personnel soient imputées sur les codes analytiques » maison « . Ceci évite une coûteuse resaisie.
2. Se rend-on compte par exemple qu’une très large part des communications Internet intra-européennes passent en réalité par l’Amérique de Nord ?
3. Cf. loi de Moore.
4. Par exemple, il y a eu, il y deux décennies, des éditeurs » régionaux » de progiciel de comptabilité, puis des éditeurs » franco-français « . Ce marché est devenu, au moins pour la gamme » grand compte « , le champ d’affrontement de mastodontes mondiaux.
5. Il s’agit plutôt d’entreprises de service, mais qui ont une approche » industrielle « .
6. Par exemple, la musique » classique » ne touche plus qu’un faible pourcentage de la population, et a perdu son caractère » populaire « . Ses qualités issues de siècles d’enrichissement (polyphonie, harmonie, orchestration, structure tonale, atonale), son infinie diversité garantissent cependant sa pérennité.
7. Le premier exemple qui nous a permis d’illustrer cette logique est celui d’une plate-forme aéroportuaire, où l’offre des divers intervenants est directement liée soit aux événements du » parcours passager « , soit aux événements du » parcours avion » (voir schéma). De grandes compagnies d’assurances ont utilisé, dans le même ordre d’idées, le concept d’événement du xixe siècle, pour symboliser l’invariance de la notion de sinistre.
8. Par exemple, un institut allemand a mis au point un moteur de recherche capable d’identifier une mélodie chantée ou sifflotée. Un tel composant, s’appliquant sur un langage aussi universel que la musique, aura un marché mondial (en direct, mais aussi intégré à d’autres services) et, si les algorithmes sont efficaces, une avance concurrentielle.
9. Le repérage » trame business » mis en évidence pour les études d’urbanisme des systèmes d’information a une portée générale, et constitue une base de réflexion et d’action, une référence utile.