Quelle industrie pour l’Europe, quelle Europe pour l’industrie ?
La construction européenne fut, au départ, l’œuvre de quelques hommes politiques et hauts fonctionnaires visionnaires. L’ouverture des frontières arracha alors beaucoup d’entreprises, à leur corps défendant, au confort des protections nationales.
Mais dans cet espace européen que le marché unique a créé, de nombreuses entreprises industrielles ont su trouver à la fois la stimulation de la concurrence et le point de départ d’un développement mondial.
Les entreprises sont devenues les plus fervents défenseurs de la construction européenne, comme on l’a vu au moment du traité de Maastricht et de l’introduction de l’euro. Mais elles sont aussi confrontées directement aux faiblesses de l’Europe, et des économies européennes, avec les défis qui en résultent.
La Table ronde des industriels européens, qui réunit 45 patrons d’entreprises internationales et européennes, a, depuis plusieurs années, martelé le thème de la compétitivité industrielle de l’Europe.
En dix ans, notre croissance a pris un retard de 15 points sur les États-Unis. Cette croissance anémique reflète d’abord une insuffisante valorisation de l’esprit d’entreprise, avec un souci excessif de protection des situations existantes, au détriment des créations nouvelles. Mais elle met aussi en cause des structures de coûts alourdies par le poids des dépenses publiques et des transferts sociaux, et une trop faible flexibilité pour s’adapter et trouver rapidement les solutions des problèmes nouveaux.
Si la construction européenne a instillé un esprit de concurrence et élargi l’horizon des entreprises, elle n’a pas pu faire évoluer suffisamment les sociétés des différents pays.
Ces pays eux-mêmes ont connu des évolutions assez contrastées, entre les progrès énormes faits par l’Irlande, l’Espagne ou le Portugal, le changement de cap réalisé par le Royaume-Uni avec Margaret Thatcher, et les évolutions plus progressives, mais souvent trop lentes de la France ou de l’Allemagne. Mais au-delà de cette diversité, que les nouveaux pays d’Europe centrale et orientale vont encore enrichir, la question de la cohérence des orientations de l’Europe se pose, et renvoie à celle des institutions.
Les entreprises ont été favorables à l’élargissement, qui répond à une logique politique et économique évidente. Les difficultés qui peuvent en résulter pour certains secteurs ne doivent cependant pas être négligées, et des transitions longues peuvent être nécessaires. Comme on l’a vu dans les cas de l’Espagne et du Portugal, un objectif précis et daté permet de concentrer les volontés sur les réformes et les adaptations, beaucoup plus qu’un rendez-vous incertain.
Mais les entreprises sont, depuis l’origine des discussions, inquiètes des conséquences institutionnelles de l’élargissement, qui va mettre en évidence les insuffisances déjà patentes de la situation actuelle.
L’incapacité des gouvernements des Quinze à se mettre d’accord sur une réforme institutionnelle permettant un fonctionnement efficace a conduit à reporter tous les espoirs sur la Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing. Celle-ci a déjà réussi à populariser l’idée d’une Constitution européenne qu’elle s’est attachée à rédiger. Mais le parcours est encore semé d’embûches.
La Convention doit en effet entrer maintenant dans le jeu délicat de l’équilibre des pouvoirs au sein d’une Union élargie. Ce challenge de convergence entre des approches institutionnelles parfois opposées est redoutable. Mais il n’est pas le seul. Une Convention présentant un projet constitutionnel séduisant sur le plan politique ne peut pas suffire. Elle doit aussi rendre possible un projet économique efficace.
Sans vouloir empiéter sur le domaine de la responsabilité politique qui n’est pas le leur, les entreprises sont attachées au dynamisme de l’Union. Trois domaines sont particulièrement importants pour elles :
- le fonctionnement efficace des mécanismes du marché unique, et des relations commerciales avec le reste du monde,
- la convergence des politiques budgétaires et monétaires vers un allégement des contraintes et un progrès de compétitivité,
- la dynamisation de l’économie, notamment par un renforcement du potentiel européen de recherche et d’innovation.
Il s’agit tout d’abord de faire fonctionner plus efficacement ce qui existe – le marché unique, avec la liberté des échanges, mais aussi les normes, la politique de la concurrence, la gouvernance et la régulation financière.
Dans ce domaine, les entreprises ont besoin de systèmes de décision rapides et prévisibles.
Si le travail de la Commission a suscité et suscite encore des critiques, la perspective de voir les décisions de ce type confiées à un processus intergouvernemental vulnérable aux blocages et aux jeux politiciens serait particulièrement inquiétante.
Il faut ensuite améliorer la coordination des politiques budgétaires et fiscales, ainsi que leur cohérence avec la politique monétaire.
Compte tenu des différences entre les pays européens, il est légitime qu’ils puissent conduire des politiques budgétaires et fiscales différentes. Mais elles ne peuvent être fondamentalement divergentes sans mettre en cause l’unité économique et monétaire.
À cet égard le pacte de stabilité et de croissance est à la fois nécessaire, insuffisant et trop mécanique. Sa première faiblesse a été d’accepter un rythme de baisse des déficits trop lent en période de bonne croissance. Un véritable système contracyclique supposerait des encouragements aux États « vertueux » qui, ne dilapidant pas les fruits de la croissance, seraient mieux placés en cas de ralentissement économique. Définir une direction commune, et renforcer les compétences et les pouvoirs des organes européens dans ce domaine paraît indispensable.
En matière fiscale, les entreprises ont toujours espéré que la concurrence entre États tirerait les prélèvements obligatoires à la baisse et redouté que « l’harmonisation » conduise en fait à un renoncement collectif aux efforts de réduction des dépenses publiques. Mais pour autant la règle de l’unanimité en matière fiscale a de graves inconvénients pratiques. Un système européen évitant les doubles impositions, une représentation européenne commune pour les négociations internationales, en matière fiscale comme en matière commerciale, seraient des améliorations appréciables. De même une harmonisation du régime d’imposition des dividendes et des plus-values permettrait le développement des marchés financiers nécessaires à la croissance.
Ceci serait possible en reprenant et en élargissant la proposition franco-allemande d’introduire le vote à la majorité qualifiée pour les questions fiscales directement liées au marché « intérieur ».
Enfin, le principal défi européen1 est la dynamisation de notre économie, qui passe par innovation, recherche, mais aussi culture d’entrepreneuriat et de remise en cause des situations acquises. L’agenda de Lisbonne, et son objectif de faire de l’Europe l’économie de l’information la plus compétitive au monde en 2010, répondait à ce souci, mais là encore, la mise en œuvre a été défaillante, mettant en évidence les limites du processus intergouvernemental actuel, lorsqu’il n’est pas appuyé sur des compétences et des ressources clairement définies.
Investir dans la recherche et le développement par une action publique européenne, et par des incitations coordonnées à la recherche privée, faciliter les procédures des brevets, et réduire les contraintes réglementaires qui ralentissent la mise sur le marché des innovations devraient être l’objectif d’une politique européenne nouvelle, qu’il faudra dégager des contraintes politiques et bureaucratiques des programmes actuels.
Si tels sont les objectifs économiques essentiels de la nécessaire réforme de l’Europe, quelles conséquences en tirer au niveau des institutions ?
Puisqu’un système réellement fédéral, qui aurait sans doute la préférence des entreprises, a peu de chances d’être accepté actuellement, il faut au moins assurer stabilité, continuité et prévisibilité des processus. Seule l’action d’un exécutif stable, ramassé et fort, qu’il s’appelle Commission ou autrement, peut le permettre.
L’action européenne doit en même temps acquérir une légitimité politique et démocratique qui lui fait souvent défaut, au moins aux yeux de l’opinion. La subordination de l’exécutif à un organe politique, de type intergouvernemental, qui définit les grandes orientations, est donc nécessaire. Mais il faut éviter que cet organe soit le lieu de blocages – d’où la généralisation de la décision à la majorité qualifiée -, de compromis incohérents ou instables – les règles d’application doivent relever de l’exécutif permanent et la présidence tournante doit être abandonnée – ou d’affrontements entre les pouvoirs – la relation Commission/Conseil doit être organisée.
Enfin le rôle de contrôle du Parlement doit être redéfini et simplifié, mais à condition de modifier son régime électoral pour donner aux députés européens une véritable responsabilité vis-à-vis de leurs électeurs.
Espérons que les problèmes de politique extérieure, qui n’avaient pas lieu d’être évoqués ici, et qui ont gravement divisé les Européens dans un passé récent, ne compromettront pas le travail de la Convention, et l’adoption rapide d’une Constitution européenne favorisant le progrès économique et permettant aux entreprises de porter efficacement le drapeau européen dans la concurrence mondiale.
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1. Voir The European Challenge, document ERT, mars 2003.