Quelle prise en compte d’Internet pour l’analyste-stratège ?
Cela peut-il être d’ordre stratégique ?
Commençons par nous entendre sur le terme de stratégie, si couramment mis à toutes les sauces.
Chez Mars & Co où, depuis vingt ans, nous nous consacrons exclusivement à l’assistance en ce domaine des directions générales d’une sélection de grands groupes multinationaux, nous considérons qu’est stratégique ce qui conditionne de façon majeure (et rédhibitoire, voire létale en cas d’erreur d’orientation) l’avenir d’entités économiques cohérentes (on emploie parfois le terme de business unit). Par exemple, l’activité plâtre d’un groupe de matériaux de constructions ; la clientèle entreprise d’un groupe d’assurances, le pôle communication d’un groupe de services, etc.).
Cette préoccupation trouve toute sa plénitude dans le cas d’activités du secteur concurrentiel et de groupes privés ne bénéficiant d’aucun type de soutien ou protection spécifiques.
L’analyse stratégique, au sens plein du terme, va donc viser à faire un diagnostic extrêmement précis – sorte de check-up économico-financier – des business units prises avec l’intégralité de leur chaîne de valeur ajoutée (des achats à la vente finale, en passant par toutes les étapes de production, logistique, marketing, administration, etc.) dans le but de :
- faire le bilan des forces et faiblesses à chaque stade, et le bilan d’ensemble ;
- déterminer les facteurs structurels qui expliquent les niveaux atteints sur les invariants de l’équation économique (les coûts unitaires, les volumes, le premium de prix). Ces facteurs structurels peuvent être de nature très diverse selon les cas : taille d’usines dans des industries lourdes, choix technologiques, intensité de la R&D et/ou des dépenses publicitaires (exemple de la grande consommation), choix d’organisations et de processus (services à valeur ajoutée faible ou modérée), sélectivité du recrutement (…dans un cabinet de conseil) ;
- évaluer le montant des efforts (en argent, en ressource humaine et en temps passé) qu’il faudrait en principe consacrer pour tout mettre à niveau, et en pratique faire les arbitrages qu’implique la rareté de ces ressources.
On voit clairement qu’on n’est jamais très loin des notions de comptes d’exploitation et de comptes de bilan… à ceci près qu’il ne faut pas uniquement chercher à optimiser les fameux facteurs structurels par rapport à la situation présente, mais aussi relativement à la concurrence et avec un souci de projection dans l’avenir (une analyse insuffisante des tendances de marché pouvant réduire à néant des efforts de » mise à niveau « , tel un tapis qu’on tire sous vos pieds).
Et Internet ?
Le paragraphe précédent nous éclaire immédiatement sur la considération plus ou moins stratégique avec laquelle il faudra dans les directions générales envisager ce phénomène : Internet sera stratégique ou plutôt présentera une chance/un risque de l’être (nuance importante), s’il peut avoir un impact net sur la compétitivité. Et cela dans une optique moyen/long terme, structurelle : nous ne plaçons donc pas dans ce cadre la recherche d’effets d’annonce.
Par conséquent, il faudra à nouveau se poser quelques questions très ordinaires, qu’on ne se posait déjà sans doute pas assez systématiquement avant Internet :
- quel peut être l’impact sur mes coûts ?
- quel peut être l’impact sur la qualité de service ?
- puis-je ainsi vendre plus à mes clients ?
- vais-je pouvoir conquérir de nouveaux marchés ?
S’étant ainsi abstrait du » médiatiquement correct » qui a ces derniers mois – nous l’avons constaté dans des grands groupes prestigieux – conduit certains cadres à confondre dynamisme et incantation, on subodore vite que si impact il y a, celui-ci n’aura aucune raison d’être ni universel ni automatique. Pour vraiment valider la nature stratégique de l’enjeu, il faudra examiner, quantifier, probabiliser les effets économiques escomptables et les risques associés.
Malgré toutes ces précautions que nous recommandons à nos clients, il faut reconnaître au phénomène Internet une spécificité que les » gimmicks » évoqués en introduction ne présentaient pas : c’était pour la plupart de simples concepts managériaux, alors qu’Internet constitue une avancée technologique majeure qui rend possible une évolution sensible des comportements des clients, des entrepreneurs et des investisseurs.
Cela étant dit, pour traiter avec la lucidité nécessaire les questions basiques ci-dessus, il faut également qualifier soigneusement la nature de cette technologie nouvelle : que permet-elle de faire, avec quelles contraintes, quelles limites, comment ces dernières peuvent-elles évoluer à l’avenir, quelles parties de la chaîne de valeur sont concernées à coup sûr et est-ce avec une ampleur susceptible de bousculer les business models actuels… ?
Prenons ainsi l’exemple des » places de marché verticales « , ces mises en commun on-line par des industriels du même secteur (que dans l’ancienne économie on appelait du terme sans doute maintenant obsolète de » concurrents… ») de procédure d’achats de leurs matières premières.
Pourquoi, puisque cela concerne en général un nombre assez limité d’entreprises et leurs fournisseurs, cela ne s’est-il pas développé depuis des années déjà avec l’ÉDI (Échange de données informatisées) ? Est-ce l’équation économique qui a vraiment changé grâce à Internet, ou l’idée qu’on s’en fait ? Manifestement, certains business plans ont dû être faits un peu vite :
- Chemdex (place de marché concernant les produits de laboratoire) dépensait à fin 1999 en frais de fonctionnement et de promotion l’équivalent de deux fois son chiffre d’affaires, plus de trois ans après son démarrage, pour une part de marché prise aux canaux habituels d’approvisionnement dans ce secteur de moins de 1 %. Nous avons calculé que cette part de marché devrait atteindre 40 % (!) pour obtenir un résultat opérationnel correct (toujours très insuffisant pour éponger les pertes qui auront précédé…) ;
- … et les marchés financiers ont cautionné cette légèreté : les trois places de marché cotées aux États-Unis ont vu leur capitalisation boursière agrégée exploser jusqu’à 25 milliards de $… avant de subir une correction de – 85 % entre février et mars 2000.
L’analyse succincte que l’on peut faire de cet exemple, c’est que de telles places de marché ne changent qu’une assez faible partie de la chaîne de valeur ajoutée des approvisionnements : essentiellement l’administration et la rationalisation des achats, mais pas la logistique ni a fortiori les coûts de conception et de fabrication des produits. Dans ces conditions, c’est en quelque sorte » un intermédiaire de plus » dont la logique économique véritable, si elle existe, consiste à remplacer les services achats et les forces de vente des grossistes » traditionnels » (que rien n’empêche par ailleurs de mettre leurs catalogues on-line) par ses propres coûts de système et de promotion.
Pour autant, les progrès envisageables grâce à Internet existent d’ores et déjà… et par conséquent, ils sont parfois prioritaires stratégiquement lorsque le risque de décrochement par rapport à la concurrence sera trop grand, ou inversement que l’opportunité de creuser un avantage concurrentiel est significatif.
Nous allons en esquisser les grandes lignes générales.
Les axes de progrès les plus tangibles
En fonction des logiques stratégiques exposées au paragraphe précédent, ces axes de progrès pourront être détectés en mettant en perspective les spécificités de la chaîne de valeur ajoutée de chaque business unit, leurs contextes de marché (clientèles, concurrence) et les fonctionnalités permises par Internet (sans oublier les intranets).
Sur ce dernier point, on peut résumer en disant que le Web est un formidable agent de fluidification et d’accélération de l’information.
Cela présente toutes sortes de potentialités d’une part à l’intérieur des entreprises, d’autre part entre les entreprises et leurs clients.
En interne, les gains de précision et de temps peuvent être très importants dans tous les maillons de l’organisation mais tirer un réel avantage compétitif de ces améliorations de principe ne sera pas de tout repos, en particulier pour des structures existantes : en premier lieu, il faudra pour créer un écart total sensible cumuler des petits écarts dispersés dans tous les services (faire un grand fleuve de petits ruisseaux), d’autre part à moins d’une forte croissance déjà installée du volume d’activité, la concentration de ces gains de temps finit bien par se traduire en sureffectifs.
Entre les entreprises et leurs clients, actuels ou potentiels, les progrès peuvent aussi être très sensibles : amélioration de la vitrine de l’entreprise, augmentation des opportunités de marketing direct, et enfin dans certains cas transfert au client de certaines tâches administratives (la commande on-line tient lieu de saisie en interne, ce qui constitue autant de gain de temps dans les back-offices, et l’on est ramené au problème précédent de concrétisation).
Dans tous les cas, les progrès n’ont une chance d’être décisifs qu’au prix d’une discipline de fer quant à la gestion des effectifs, des procédures (nouvelles), de la qualité et de la réactivité. Un des effets du Web sera que la clientèle va devenir de plus en plus exigeante : des imprécisions, des lenteurs qui pouvaient jusqu’à présent être tolérées quand les clients étaient en rapport épistolaire ou téléphonique avec leurs fournisseurs ne le seront plus quand le mode de communication habituel sera un e‑mail au webmaster.
À cet égard, le frein psychologique à changer de fournisseur va s’amenuiser, et la taille des entreprises sera souvent une barrière concurrentielle moins déterminante qu’auparavant : on pourra être petit, visible et efficace à condition d’être rapide et irréprochable. Cela peut vite tourner à la catastrophe car en matière de clientèle, il est aussi très courant de découvrir (quand on fait soigneusement le calcul et l’identification…) que 20 % des clients représentent 80 % de la rentabilité, ce qui risque de donner lieu à des attaques ultra-ciblées via le Web de ces segments de clients.
Cela est tout particulièrement probable dans les activités B to C où comme de juste ce sont les catégories de particuliers au potentiel de consommation le plus élevé qui seront les plus équipées en PC et en WAP, et les plus enclines culturellement à en faire un usage important pour de réelles transactions.
Les grandes entreprises doivent donc chercher à cumuler tous ces avantages, en procédant de façon rigoureuse (cf. schéma ci-dessus).