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Quelle recherche dans une grande école d’ingénieurs ? Qualité et pertinence

Dossier : L'École polytechniqueMagazine N°622 Février 2007
Par Jean-Claude LEHMANN

Une école d’in­gé­nieurs est un éta­blis­se­ment d’en­sei­gne­ment supé­rieur. Sa fonc­tion pre­mière est donc de for­mer des jeunes gens qui seront plus tard les cadres de la fonc­tion publique et des entre­prises. À ce titre elle a au moins trois bonnes rai­sons de déve­lop­per des acti­vi­tés de recherche.
Mais quelle recherche convient-il de conduire, qui réponde à la fois aux cri­tères de excel­lence et de pertinence ?

Une école d’in­gé­nieurs est un éta­blis­se­ment d’en­sei­gne­ment supé­rieur. Sa fonc­tion pre­mière est donc de for­mer des jeunes gens qui seront plus tard les cadres de la fonc­tion publique et des entre­prises. À ce titre elle a au moins trois bonnes rai­sons de déve­lop­per des acti­vi­tés de recherche… plus une pour l’É­cole polytechnique !

La pre­mière résulte de la néces­si­té de main­te­nir les connais­sances de ses ensei­gnants à la pointe de la science et de la tech­no­lo­gie. Cela pour­rait cepen­dant résul­ter d’ac­ti­vi­tés que les ensei­gnants auraient à l’ex­té­rieur de l’établissement.

La seconde est de don­ner à l’é­ta­blis­se­ment une visi­bi­li­té inter­na­tio­nale de haut niveau, de nature à y atti­rer les meilleurs ensei­gnants possibles.

La troi­sième est d’a­voir la pos­si­bi­li­té d’ex­po­ser les étu­diants le plus tôt pos­sible à la science et à la tech­no­lo­gie telles qu’elles sont en train de se faire, afin que quelques-uns d’entre eux puissent appro­fon­dir leurs connais­sances scien­ti­fiques en pré­pa­rant une thèse, et que tous aient au moins une connais­sance sérieuse de la R&D telle qu’elle se pra­tique. C’est là un élé­ment impor­tant de leur for­ma­tion de futurs dirigeants.

Enfin, si l’on est l’É­cole poly­tech­nique il est une rai­son sup­plé­men­taire : l’É­tat a aus­si confié à l’É­cole le rôle d’être elle-même, dans l’in­té­rêt géné­ral, un haut lieu de la connais­sance scien­ti­fique et tech­no­lo­gique, d’au­tant qu’à sa créa­tion, science et tech­no­lo­gie étaient peut-être encore plus insé­pa­rables qu’elles ne le sont aujourd’hui.

Ces consi­dé­ra­tions conduisent natu­rel­le­ment à se poser la ques­tion de savoir quelle recherche on doit mener dans un tel éta­blis­se­ment. Toutes imposent évi­dem­ment que celle-ci soit ori­gi­nale et de très bonne qua­li­té. Ce cri­tère d’excel­lence est indis­pen­sable et se juge natu­rel­le­ment sur la base de com­pa­rai­sons internationales.

Pour­tant il est une autre approche qu’on ne peut en rien négli­ger, c’est celle qu’on peut appe­ler la per­ti­nence de cette recherche. Cette per­ti­nence se juge à tous les niveaux :

 le tra­vail d’un cher­cheur ou d’une équipe a sa propre per­ti­nence, qui peut aller de l’ac­crois­se­ment des connais­sances les plus fon­da­men­tales, jus­qu’au déve­lop­pe­ment d’un pro­duit ou d’un pro­cé­dé, en pas­sant par le déve­lop­pe­ment de nou­veaux concepts utiles à la com­pré­hen­sion comme aux applications ;
 un labo­ra­toire a sa propre per­ti­nence, qui peut se décli­ner comme la per­ti­nence d’en­semble de tous les pro­jets qui y sont menés, mais aus­si comme l’ob­jec­tif d’at­ti­rer dans sa dis­ci­pline les cher­cheurs les meilleurs, et de leur accor­der une assez grande liber­té dans le choix de leurs sujets ; . le dépar­te­ment consti­tue éga­le­ment un niveau d’a­na­lyse néces­saire de ce para­mètre, et enfin l’É­ta­blis­se­ment dans son ensemble, niveau auquel je vou­drais m’ar­rê­ter maintenant.


Labo­ra­toire pour l’u­ti­li­sa­tion des lasers intenses. Assem­blage en salle blanche d’un ampli­fi­ca­teur à disques du laser LULI 2000
© Phi­lippe Lavialle EP

En termes de visi­bi­li­té inter­na­tio­nale, la recherche de l’é­ta­blis­se­ment se doit sim­ple­ment d’être du plus haut niveau dans quelques dis­ci­plines, mais si l’on prend en compte la for­ma­tion des élèves il semble bien qu’il faille se pré­oc­cu­per de déve­lop­per de la recherche sur un ensemble de dis­ci­plines recou­vrant à peu près celles que les élèves abordent durant leur sco­la­ri­té. Ain­si lors­qu’il appa­raît par exemple que de plus en plus d’é­lèves étu­dient la bio­lo­gie, il est néces­saire de se doter d’un dépar­te­ment de recherche de bon niveau, donc de masse cri­tique suf­fi­sante, dans le domaine des sciences de la vie. Cela conduit à la mise en place de Dépar­te­ments d’en­sei­gne­ment et de recherche qui « collent » plus ou moins à la struc­ture dis­ci­pli­naire de la for­ma­tion : mathé­ma­tiques, pures et appli­quées, phy­sique, chi­mie, bio­lo­gie, mais aus­si éco­no­mie et ges­tion, sciences humaines et sociales…

Cet objec­tif semble excellent, et résulte natu­rel­le­ment de la struc­ture de l’en­sei­gne­ment lui-même. Cepen­dant, on peut se deman­der s’il répond bien à lui seul à tous les enjeux évo­qués au début de cet article.

En pre­mier lieu, est-ce aujourd’­hui la meilleure façon d’at­ti­rer, vers les labo­ra­toires et vers la recherche, des étu­diants aux­quels on vou­drait jus­te­ment incul­quer une vision moins sco­laire du monde qu’ils vont avoir à affron­ter ? En outre pour les atti­rer, ne vau­drait-il pas mieux adop­ter leur lan­gage et leur vision du Monde ? Or pour beau­coup d’entre eux, la science se décline en ques­tions qui s’ap­pellent envi­ron­ne­ment, éner­gie, san­té, tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, voire nano­tech­no­lo­gies ou bio­tech­no­lo­gies… D’ailleurs beau­coup de grandes uni­ver­si­tés du monde n’hé­sitent pas à jouer sur le mot « tec » pour se don­ner une image plus dyna­mique. Natu­rel­le­ment, cela n’ex­clut pas la recherche la plus fon­da­men­tale, dont cer­tains domaines comme l’as­tro­phy­sique ou la phy­sique des par­ti­cules, voire les mathé­ma­tiques, font à juste titre éga­le­ment rêver beau­coup de nos jeunes élèves. Cela n’ôte pas non plus la néces­si­té d’a­voir d’ex­cel­lentes équipes dans les dis­ci­plines tra­di­tion­nelles, car c’est en s’ap­puyant sur les connais­sances scien­ti­fiques les plus récentes que tous les pro­blèmes doivent être abor­dés. Mais cela néces­site deux approches sup­plé­men­taires : la capa­ci­té de bâtir et de pré­sen­ter plus de pro­jets trans­ver­saux répon­dant à des enjeux de socié­té ; et l’at­ten­tion don­née à déve­lop­per sur le cam­pus des acti­vi­tés de recherche direc­te­ment orien­tées vers ces applications.

Cette vision plus tech­no­lo­gique de la recherche per­met en outre de mieux se posi­tion­ner en amont de pré­oc­cu­pa­tions sociales ou indus­trielles, et ain­si d’être mieux à même de col­la­bo­rer avec les entre­prises ou les col­lec­ti­vi­tés, ce qui est aus­si sans aucun doute une des mis­sions de l’établissement.

Enfin, si l’on veut aller jus­qu’au bout de cette « per­ti­nence », on peut se deman­der si un ajout sup­plé­men­taire ne serait pas néces­saire, qui serait de nature à atti­rer plus encore, tant les élèves que les indus­triels et le public, vers la recherche et la tech­no­lo­gie. Il s’a­gi­rait de déve­lop­per une acti­vi­té un peu ana­logue à ce que les construc­teurs auto­mo­biles appellent des « concept cars », ou ce que fait le Media­Lab du MIT, à savoir inté­grer des tech­no­lo­gies exis­tantes ou proches de celles déjà exis­tantes, pour réa­li­ser, sans objec­tif com­mer­cial expli­cite, des objets propres à faire rêver ou à ins­pi­rer d’autres pro­duc­tions moins ambi­tieuses mais plus réalistes.

Ce type d’ap­proche peut se foca­li­ser vers un type d’ob­jet par­ti­cu­lier comme, par exemple, les jeux vidéo et leurs inter­faces, la com­mu­ni­ca­tion, la robo­tique, ou même les aides aux han­di­ca­pés, le bâti­ment intel­li­gent, etc. Outre la visi­bi­li­té attrac­tive de ce type d’ac­ti­vi­té cela peut être une source de pro­prié­té intel­lec­tuelle inté­res­sante et ulté­rieu­re­ment valo­ri­sable. On peut ain­si ima­gi­ner, en sor­tant un peu de la struc­ture dis­ci­pli­naire tra­di­tion­nelle, de créer un modèle natio­nal ori­gi­nal de recherche de haut niveau allant sans hia­tus cultu­rel infran­chis­sable de la recherche la plus fon­da­men­tale, aux objets tech­no­lo­giques qui font rêver, en pas­sant par toutes les grandes pré­oc­cu­pa­tions du monde actuel.


Labo­ra­toire pour l’u­ti­li­sa­tion des lasers intenses. Ali­gne­ment d’un inter­fé­ro­mètre pour l’op­tique adap­ta­tive, dans le cadre du pro­jet LUCIA.

On peut alors s’in­ter­ro­ger sur la nature des indi­ca­teurs qui per­met­trait de mesu­rer le suc­cès d’une telle approche. Ils dépassent évi­dem­ment les indi­ca­teurs habi­tuels de qua­li­té (publi­ca­tions, ouvrages et cita­tions, prix scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques, confé­rences invi­tées…), bien que ceux-ci res­tent pour une part indis­pen­sables. Il fau­drait leur ajou­ter des indi­ca­teurs de réus­site com­plé­men­taires : nombre d’en­tre­prises créées et durables, labo­ra­toires de recherche indus­triels venant s’ins­tal­ler sur le cam­pus, contrats de col­la­bo­ra­tion, ou même inté­rêt des indus­triels (au niveau inter­na­tio­nal) à adhé­rer à un club de par­te­naires ayant des droits d’ac­cès pri­vi­lé­giés à la recherche menée sur le site, ou encore un indi­ca­teur de pré­sence des élèves dans les labo­ra­toires, de nombre d’é­lèves pré­pa­rant des thèses, ain­si qu’un sui­vi des domaines d’ac­ti­vi­té du pre­mier emploi des élèves sor­tants. On pour­rait en ima­gi­ner beau­coup d’autres.

Pour ter­mi­ner, je vou­drais sou­li­gner deux par­ti­cu­la­ri­tés du sys­tème fran­çais d’en­sei­gne­ment et de recherche, qui méritent une atten­tion particulière.

La pre­mière est la taille modeste de nos grandes écoles. Celle-ci impose, comme cela se fait de mieux en mieux, une col­la­bo­ra­tion étroite, soit entre elles comme le fait Paris­Tech, afin de pré­sen­ter une image inter­na­tio­nale plus forte, soit avec les uni­ver­si­tés et éta­blis­se­ments voi­sins, comme l’É­cole poly­tech­nique le fait avec l’u­ni­ver­si­té de Paris Sud et les éta­blis­se­ments du pla­teau de Saclay.

La seconde est l’exis­tence de grands orga­nismes natio­naux de recherche, et en par­ti­cu­lier du CNRS, dont dépendent en grande par­tie les moyens des labo­ra­toires. La créa­tion de l’A­gence natio­nale pour la recherche change en par­tie cette donne, mais la liber­té de manœuvre de l’é­ta­blis­se­ment n’est évi­dem­ment pas totale. Cela ne devrait pas l’empêcher d’a­voir une poli­tique de recherche qui n’hé­site par­fois pas à se démar­quer de la poli­tique essen­tiel­le­ment fon­da­men­tale du CNRS, quitte à trou­ver à l’ex­té­rieur une par­tie des finan­ce­ments néces­saires. Deux points impor­tants sont alors d’a­voir sa propre poli­tique de pro­prié­té intel­lec­tuelle, et de mettre en place une poli­tique de com­mu­ni­ca­tion visant, en interne comme en externe, à pro­mou­voir l’i­mage d’un éta­blis­se­ment d’ex­cel­lence, mais plei­ne­ment inté­gré dans les pré­oc­cu­pa­tions de la société.

Aujourd’­hui, l’É­cole poly­tech­nique a fait de grands pas en avant dans cette direc­tion, mais je ne peux m’empêcher de pen­ser qu’il y en a encore beau­coup à faire.

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