Quelle recherche dans une grande école d’ingénieurs ? Qualité et pertinence
Une école d’ingénieurs est un établissement d’enseignement supérieur. Sa fonction première est donc de former des jeunes gens qui seront plus tard les cadres de la fonction publique et des entreprises. À ce titre elle a au moins trois bonnes raisons de développer des activités de recherche.
Mais quelle recherche convient-il de conduire, qui réponde à la fois aux critères de excellence et de pertinence ?
Une école d’ingénieurs est un établissement d’enseignement supérieur. Sa fonction première est donc de former des jeunes gens qui seront plus tard les cadres de la fonction publique et des entreprises. À ce titre elle a au moins trois bonnes raisons de développer des activités de recherche… plus une pour l’École polytechnique !
La première résulte de la nécessité de maintenir les connaissances de ses enseignants à la pointe de la science et de la technologie. Cela pourrait cependant résulter d’activités que les enseignants auraient à l’extérieur de l’établissement.
La seconde est de donner à l’établissement une visibilité internationale de haut niveau, de nature à y attirer les meilleurs enseignants possibles.
La troisième est d’avoir la possibilité d’exposer les étudiants le plus tôt possible à la science et à la technologie telles qu’elles sont en train de se faire, afin que quelques-uns d’entre eux puissent approfondir leurs connaissances scientifiques en préparant une thèse, et que tous aient au moins une connaissance sérieuse de la R&D telle qu’elle se pratique. C’est là un élément important de leur formation de futurs dirigeants.
Enfin, si l’on est l’École polytechnique il est une raison supplémentaire : l’État a aussi confié à l’École le rôle d’être elle-même, dans l’intérêt général, un haut lieu de la connaissance scientifique et technologique, d’autant qu’à sa création, science et technologie étaient peut-être encore plus inséparables qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Ces considérations conduisent naturellement à se poser la question de savoir quelle recherche on doit mener dans un tel établissement. Toutes imposent évidemment que celle-ci soit originale et de très bonne qualité. Ce critère d’excellence est indispensable et se juge naturellement sur la base de comparaisons internationales.
Pourtant il est une autre approche qu’on ne peut en rien négliger, c’est celle qu’on peut appeler la pertinence de cette recherche. Cette pertinence se juge à tous les niveaux :
• le travail d’un chercheur ou d’une équipe a sa propre pertinence, qui peut aller de l’accroissement des connaissances les plus fondamentales, jusqu’au développement d’un produit ou d’un procédé, en passant par le développement de nouveaux concepts utiles à la compréhension comme aux applications ;
• un laboratoire a sa propre pertinence, qui peut se décliner comme la pertinence d’ensemble de tous les projets qui y sont menés, mais aussi comme l’objectif d’attirer dans sa discipline les chercheurs les meilleurs, et de leur accorder une assez grande liberté dans le choix de leurs sujets ; . le département constitue également un niveau d’analyse nécessaire de ce paramètre, et enfin l’Établissement dans son ensemble, niveau auquel je voudrais m’arrêter maintenant.
Laboratoire pour l’utilisation des lasers intenses. Assemblage en salle blanche d’un amplificateur à disques du laser LULI 2000 © Philippe Lavialle EP |
En termes de visibilité internationale, la recherche de l’établissement se doit simplement d’être du plus haut niveau dans quelques disciplines, mais si l’on prend en compte la formation des élèves il semble bien qu’il faille se préoccuper de développer de la recherche sur un ensemble de disciplines recouvrant à peu près celles que les élèves abordent durant leur scolarité. Ainsi lorsqu’il apparaît par exemple que de plus en plus d’élèves étudient la biologie, il est nécessaire de se doter d’un département de recherche de bon niveau, donc de masse critique suffisante, dans le domaine des sciences de la vie. Cela conduit à la mise en place de Départements d’enseignement et de recherche qui « collent » plus ou moins à la structure disciplinaire de la formation : mathématiques, pures et appliquées, physique, chimie, biologie, mais aussi économie et gestion, sciences humaines et sociales…
Cet objectif semble excellent, et résulte naturellement de la structure de l’enseignement lui-même. Cependant, on peut se demander s’il répond bien à lui seul à tous les enjeux évoqués au début de cet article.
En premier lieu, est-ce aujourd’hui la meilleure façon d’attirer, vers les laboratoires et vers la recherche, des étudiants auxquels on voudrait justement inculquer une vision moins scolaire du monde qu’ils vont avoir à affronter ? En outre pour les attirer, ne vaudrait-il pas mieux adopter leur langage et leur vision du Monde ? Or pour beaucoup d’entre eux, la science se décline en questions qui s’appellent environnement, énergie, santé, technologies de l’information et de la communication, voire nanotechnologies ou biotechnologies… D’ailleurs beaucoup de grandes universités du monde n’hésitent pas à jouer sur le mot « tec » pour se donner une image plus dynamique. Naturellement, cela n’exclut pas la recherche la plus fondamentale, dont certains domaines comme l’astrophysique ou la physique des particules, voire les mathématiques, font à juste titre également rêver beaucoup de nos jeunes élèves. Cela n’ôte pas non plus la nécessité d’avoir d’excellentes équipes dans les disciplines traditionnelles, car c’est en s’appuyant sur les connaissances scientifiques les plus récentes que tous les problèmes doivent être abordés. Mais cela nécessite deux approches supplémentaires : la capacité de bâtir et de présenter plus de projets transversaux répondant à des enjeux de société ; et l’attention donnée à développer sur le campus des activités de recherche directement orientées vers ces applications.
Cette vision plus technologique de la recherche permet en outre de mieux se positionner en amont de préoccupations sociales ou industrielles, et ainsi d’être mieux à même de collaborer avec les entreprises ou les collectivités, ce qui est aussi sans aucun doute une des missions de l’établissement.
Enfin, si l’on veut aller jusqu’au bout de cette « pertinence », on peut se demander si un ajout supplémentaire ne serait pas nécessaire, qui serait de nature à attirer plus encore, tant les élèves que les industriels et le public, vers la recherche et la technologie. Il s’agirait de développer une activité un peu analogue à ce que les constructeurs automobiles appellent des « concept cars », ou ce que fait le MediaLab du MIT, à savoir intégrer des technologies existantes ou proches de celles déjà existantes, pour réaliser, sans objectif commercial explicite, des objets propres à faire rêver ou à inspirer d’autres productions moins ambitieuses mais plus réalistes.
Ce type d’approche peut se focaliser vers un type d’objet particulier comme, par exemple, les jeux vidéo et leurs interfaces, la communication, la robotique, ou même les aides aux handicapés, le bâtiment intelligent, etc. Outre la visibilité attractive de ce type d’activité cela peut être une source de propriété intellectuelle intéressante et ultérieurement valorisable. On peut ainsi imaginer, en sortant un peu de la structure disciplinaire traditionnelle, de créer un modèle national original de recherche de haut niveau allant sans hiatus culturel infranchissable de la recherche la plus fondamentale, aux objets technologiques qui font rêver, en passant par toutes les grandes préoccupations du monde actuel.
Laboratoire pour l’utilisation des lasers intenses. Alignement d’un interféromètre pour l’optique adaptative, dans le cadre du projet LUCIA. |
On peut alors s’interroger sur la nature des indicateurs qui permettrait de mesurer le succès d’une telle approche. Ils dépassent évidemment les indicateurs habituels de qualité (publications, ouvrages et citations, prix scientifiques et technologiques, conférences invitées…), bien que ceux-ci restent pour une part indispensables. Il faudrait leur ajouter des indicateurs de réussite complémentaires : nombre d’entreprises créées et durables, laboratoires de recherche industriels venant s’installer sur le campus, contrats de collaboration, ou même intérêt des industriels (au niveau international) à adhérer à un club de partenaires ayant des droits d’accès privilégiés à la recherche menée sur le site, ou encore un indicateur de présence des élèves dans les laboratoires, de nombre d’élèves préparant des thèses, ainsi qu’un suivi des domaines d’activité du premier emploi des élèves sortants. On pourrait en imaginer beaucoup d’autres.
Pour terminer, je voudrais souligner deux particularités du système français d’enseignement et de recherche, qui méritent une attention particulière.
La première est la taille modeste de nos grandes écoles. Celle-ci impose, comme cela se fait de mieux en mieux, une collaboration étroite, soit entre elles comme le fait ParisTech, afin de présenter une image internationale plus forte, soit avec les universités et établissements voisins, comme l’École polytechnique le fait avec l’université de Paris Sud et les établissements du plateau de Saclay.
La seconde est l’existence de grands organismes nationaux de recherche, et en particulier du CNRS, dont dépendent en grande partie les moyens des laboratoires. La création de l’Agence nationale pour la recherche change en partie cette donne, mais la liberté de manœuvre de l’établissement n’est évidemment pas totale. Cela ne devrait pas l’empêcher d’avoir une politique de recherche qui n’hésite parfois pas à se démarquer de la politique essentiellement fondamentale du CNRS, quitte à trouver à l’extérieur une partie des financements nécessaires. Deux points importants sont alors d’avoir sa propre politique de propriété intellectuelle, et de mettre en place une politique de communication visant, en interne comme en externe, à promouvoir l’image d’un établissement d’excellence, mais pleinement intégré dans les préoccupations de la société.
Aujourd’hui, l’École polytechnique a fait de grands pas en avant dans cette direction, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y en a encore beaucoup à faire.