Quelles qualités pour un bon dirigeant de PME ?
Un article récent du Monde2 cite une enquête du mensuel britannique Times Higher Education (THE), sur la formation reçue par les P‑DG des 500 plus grandes entreprises de la planète. Les françaises, relativement nombreuses dans ce classement, sont dirigées par des patrons issus des grandes écoles et notamment de l’X.
Hauts et bas d’une petite entreprise
En 1990, elle doit abandonner le statut associatif pour celui d’une SARL. Devenue chef d’entreprise, elle est confrontée aux revendications de ses salariées, la plupart épouses de maris travaillant chez Peugeot, de sorte qu’elle apprend son métier de patronne.
« Depuis plus de deux siècles, la France a mis en place un système éducatif tendu vers la formation d’une élite capable de diriger le pays », commente le journal. En accord avec Jacques Biot, il constate le fonctionnement toujours efficace de cette formation, même si, ajoutet- il, « elle est devenue inégalitaire ».
Mais qu’en est-il pour les patrons de petites entreprises dont on sait combien la multiplication serait nécessaire pour dynamiser notre économie ?
Carmen Colle crée World Tricot
Fille d’immigrés italiens, elle est arrivée en France à l’âge de 6 ans. Ouvrière à 14 ans, elle connaît le chômage puis, dans le cadre d’un contrat de plan État-Région, elle est recrutée sur un programme d’insertion des migrants dans un quartier HLM de Lure, en Haute-Saône. À leur contact, l’envie lui vient d’aider les femmes à créer leur emploi.
Elle a pour clients les grandes maisons de couture
Avec l’appui financier d’Emmaüs et du Secours catholique, elle crée l’Association World Tricot et démarre une production dans un F4 d’HLM avec une machine à tricoter, une chaise et un téléphone.
Elle reçoit un afflux de candidates, obtient le financement de 16 emplois TUC3, envoie ses salariées en formation, collabore avec le club de tricot d’Épinal où ses ouvrières rencontrent des femmes de la classe moyenne, s’initie à l’informatique, achète de nouvelles machines… et « l’aventure a pris corps4 » avec une dizaine de femmes constituant le noyau de l’Association.
Premier dépôt de bilan
En 1994, elle doit, une première fois, déposer son bilan. Deux gros clients, des maisons de couture parisiennes, n’ont pas réglé leurs engagements, utilisant une procédure qui consiste à déposer leur bilan pour redémarrer sous une nouvelle raison sociale.
® Jef Fernandez
Elle obtient un concordat, impose à ses clients de payer des acomptes à la commande et le solde à la livraison, et elle arrive à sortir en 2001 du redressement judiciaire. L’entreprise redémarre, avec des salariées « de quatorze nationalités différentes, toutes formées grâce à des personnes amoureuses de leur métier.
Les femmes de Lure ont hissé leurs savoir-faire au niveau de la haute couture, avec tout ce que cela comporte de petits métiers de précision. » Elle a pour clients les grandes maisons de couture et de prêt-à-porter, françaises et étrangères.
Pour élargir ses compétences et les valoriser, Carmen Colle voyage dans les pays d’origine de ses ouvrières, Biélorussie, Sibérie, Albanie, Inde, etc., d’où elle ramène des pratiques et des savoir- faire nouveaux. Elle ne parle pas l’anglais, mais, au contact de son fils handicapé, elle a appris comment communiquer sans paroles avec ces femmes venant d’autres cultures.
« En 2004, l’entreprise était florissante : nous étions une cinquantaine de salariés, notre trésorerie était superbe, nous avions même des placements, nous n’avions aucune difficulté de marché et toutes les portes nous étaient ouvertes. »
Pour ménager son indépendance, l’entreprise a lancé sa propre marque, Angèle Batist. Elle accepte une très grosse commande d’un des plus grands noms de la haute couture, commande qui monopolise sa production en la coupant de ses autres clients. En voyage au Japon pour promouvoir sa marque, elle découvre, dans la boutique de son client à Tokyo, qu’un des échantillons qu’elle a présentés pour sa commande, et qui n’a pas été retenu, a cependant été utilisé dans une collection de six modèles.
Pensant qu’il s’agit d’un malentendu, elle téléphone, elle écrit, sans jamais obtenir de réponse.
Sept années terribles
S’ensuit une procédure « qui dure sept années terribles ». Elle découvre à quel point, dans le monde de la mode, la part de création du sous-traitant n’est pas reconnue.
La robe du cœur © VINCENT DUWALD
De plus, elle s’attaque à un monument historique : « Tout le monde s’est détourné de moi qui, de victime, suis devenue coupable pour avoir osé ce crime de lèse-majesté : prétendre avoir le droit pour moi5 » Sa trésorerie lui permet de tenir quelque temps, puis l’entreprise fait faillite en 2010. Mais Carmen Colle persévère et la justice finit par reconnaître « la paternité de World Tricot sur ses créations, considérant qu’il y a eu en l’affaire contrefaçon et copie servile ». Elle reçoit une indemnité de 200 000€ qui sert à liquider la faillite.
Cependant l’entreprise redémarre en 2010 sous la forme d’une société coopérative. Par le biais d’une association, « Les Amis de World Tricot », elle reçoit des donations privées. En continuant à « travailler la maille, avec du cachemire, de la soie, etc. » et compte tenu des savoir-faire de ses ouvrières, elle retrouve une clientèle.
Elle diversifie sa production dans le domaine du linge très sophistiqué pour des clients haut de gamme, notamment dans les Émirats, et elle relance sa marque, Angèle Batist, pour ne plus dépendre de la seule sous-traitance. « À ce jour nous avons retrouvé confiance en nous et un vrai potentiel. »
De nouveaux clients sont venus et Carmen Colle a bon espoir pour l’avenir de son entreprise.
Les talents d’un patron de petite entreprise
Carmen Colle a quitté l’école à 14 ans pour devenir ouvrière. Plus tard, ayant créé World Tricot, elle a reçu des formations à la gestion et à l’informatique, elle a rencontré des gens très qualifiés dans leur métier et elle s’est enrichie de leurs expériences.
Éloge des petits patrons
Dans les années 1930, Auguste Detoeuf écrivait à Simone Weil, qui formulait de véhémentes critiques sur des petits patrons : « Ma chère amie, s’il est relativement aisé de remplacer le dirigeant d’une grande entreprise par un fonctionnaire, le petit patron ne peut être remplacé que par un patron. Fonctionnarisée, son entreprise s’arrêterait très vite7. »
Il serait intéressant de s’interroger pour savoir comment notre système éducatif, si bien adapté à la production d’excellents responsables de très grandes entreprises, pourrait se donner aussi les moyens de repérer et de valoriser des élèves manifestant des qualités semblables à celles de Carmen Colle. Ces individus, dynamiques, créatifs et obstinés, l’école pourrait-elle les découvrir et les valoriser comme elle le fait pour les grands patrons ?
Ces individus, dynamiques, créatifs et obstinés, l’école pourrait-elle les découvrir ?
C’est une grande question à laquelle je voudrais au moins partiellement répondre en questionnant les critères de la réussite scolaire et en soulignant l’importance de l’orientation. Je rappelle un exemple déjà cité6, celui d’une élève de troisième dont j’accompagnais la scolarité : d’après son bulletin de fin d’année, elle était très faible en maths et pas très bonne dans les autres matières, sauf un 20 sur 20 en arts plastiques, que confirmait son professeur, la disant intéressée et créative.
De mon côté, j’avais découvert une élève très ordonnée et d’une grande maturité. Cependant, pour le choix d’un lycée, son bulletin la condamnait à une orientation par défaut, c’est-à-dire en queue de liste, là où personne n’avait envie d’aller.
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1. « L’épopée de World Tricot – Ne jamais courber l’échine » par Carmen Colle, séance du 15 mai 2013.
2. Le Monde, 26 septembre 2013.
3. Travaux d’utilité collective financés par l’État.
4. Je cite ici et plusieurs fois par la suite le compte rendu de la séance de l’École de Paris rédigé par Pascal Lefebvre.
5. Parce qu’il s’agit d’un « monument historique », la rédaction a préféré ne pas mentionner le nom du grand couturier.
6. La Jaune et la Rouge, n° 688, octobre 2013, « Forum social », p. 48.
7. Lettre d’Auguste Detoeuf dans Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, 1951.