Quelles solutions pour un nucléaire durable ?
Cet article se fonde très largement sur les communications des conférenciers invités à la réunion-débat organisée le 17 mars 2004 par X‑Environnement, ayant pour thème le nucléaire durable : Franck Carré, directeur du programme Systèmes du futur à la Direction de l’énergie du CEA, Alexis Nuttin, maître de conférences à l’ENSPG, et Daniel Heuer, chargé de recherches CNRS au LPSC de Grenoble.
Cela étant dit, l’auteur assume la responsabilité entière du contenu de cet article, en particulier les erreurs qui pourraient s’y être glissées.
Récemment, dans un colloque1 où elle était invitée, Dominique Voynet remarquait qu’en France les débats sur l’énergie virent invariablement à un débat pour ou contre le nucléaire. Ce n’est pas ici la question, il ne s’agit pas d’affirmer une posture pro-nucléaire mais de faire un point sur ce qui se fait en termes de recherche et développement sur le nucléaire et de voir quelles sont les possibilités qui pourraient s’ouvrir avec un » nucléaire du futur « .
La production d’électricité par le nucléaire aujourd’hui se fait essentiellement au moyen de réacteurs à eau ordinaire (REP, REB…) qui sont peu économes en combustible : ils exploitent moins de 1 % du contenu énergétique de l’uranium naturel. Ainsi, ces réacteurs ne représentent pas une source d’énergie durable. De plus, ils produisent des déchets qui sont mal acceptés par les populations2. Mais, il faut le souligner, ils fonctionnent de façon sûre (l’accident de Tchernobyl était un accident de l’industrie soviétique, il n’y a eu aucun accident avec fuite vers la biosphère de matières radioactives dans les réacteurs des pays de l’OCDE) et ils produisent de l’électricité sans émettre de gaz à effet de serre.
Le Forum Génération IV
Un cadre de réflexion, et de recherche et développement international, le Forum Génération IV, a été créé à l’initiative des États-Unis en juillet 2001. Il comprend onze pays : Afrique du Sud, Argentine, Brésil, Canada, Corée du Sud, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Japon, Suisse, et, enfin, Euratom qui a rejoint le forum en 2003. Dans un premier temps, le forum a procédé à la définition d’un cahier des charges pour le nucléaire des prochaines décennies. Puis, il a sélectionné six systèmes qui obéissent, à des titres divers, à ce cahier des charges. Le partage du travail s’organise maintenant entre ces pays, pour développer, en collaboration, les systèmes retenus. Nous allons examiner le cahier des charges, puis survoler rapidement les caractéristiques des six systèmes retenus. Nous verrons enfin comment ces différents systèmes pourraient se compléter et permettre une augmentation significative de la contribution du nucléaire au bouquet énergétique.
Le cahier des charges
En continuité des systèmes actuels, on trouve dans le cahier des charges des progrès dans la compétitivité économique et dans la sûreté des réacteurs. Il s’agit d’obtenir des réacteurs avec lesquels le prix de revient du kWh produit est inférieur à celui des centrales thermiques actuelles, à combustible fossile ou nucléaire, et d’améliorer la sécurité afin que le risque d’accident majeur soit négligeable, même avec un grand nombre de réacteurs en fonctionnement dans le monde.
Les systèmes Génération IV impliquent aussi des ruptures technologiques avec des avancées significatives dans la minimisation des déchets, l’économie des ressources, la non-prolifération. L’économie des ressources et la minimisation des déchets sont obtenues par la mise en œuvre d’un cycle du combustible fermé, associé au retraitement du combustible. Contrairement à la filière actuelle qui utilise l’uranium 235, présent en très faible quantité (0,72 %) dans l’uranium naturel, les réacteurs régénérateurs envisagés sont basés sur la régénération de la matière fissile au fur et à mesure qu’elle est consommée, par production de noyaux fissiles à partir de noyaux fertiles.
En effet, une capture neutronique sur un noyau fertile produit un noyau fissile. Seules deux ressources naturelles permettent cette transformation, ce sont l’uranium et le thorium. Les étapes de la transition du noyau fertile (en vert) vers le noyau fissile (en rouge) sont, pour chacun des cycles :
- le cycle uranium-plutonium 238U + n _ 239U _ 239Np (2 jours) _ 239Pu
- le cycle thorium-uranium 232Th + n _ 233Th _ 233Pa (27 jours) _ 233U
Lorsque la production de noyaux fissiles compense, sans plus, leur consommation, le système est régénérateur. Un système qui produit un peu plus de matière fissile qu’il n’en consomme est surgénérateur, il produit un excès qui permet, éventuellement, de déployer un parc. Dans le cycle U‑Pu, la régénération ne peut être obtenue qu’avec des neutrons » rapides » (dont l’énergie cinétique est grande – de l’ordre du MeV). Dans le cycle Th‑U, par contre, on peut obtenir la régénération soit avec des neutrons rapides, soit avec des neutrons modérés3.
Pour obtenir une énergie électrique de 1 GW par an, il faut fissionner 1 tonne de matière. Pour cela, un réacteur à eau ordinaire (REP) a besoin de 200 tonnes d’uranium naturel, alors qu’avec un système régénérateur, uranium ou thorium, 1 tonne de noyaux fertiles suffit. On voit que l’économie de matière est significative !
En ce qui concerne les déchets, il y a, bien sûr, les produits de fission, inévitables, ce sont les résidus de la réaction de fission qui libère de l’énergie. Les produits de fission sont sensiblement les mêmes, quels que soient le combustible et le type de réacteur. Il y a aussi les actinides mineurs (neptunium, américium, curium) qui résultent des captures parasites de neutrons par des noyaux lourds (capture de neutron par un noyau fissile qui n’aboutit pas à une fission). Les actinides mineurs produits dans les réacteurs à eau ordinaire sont actuellement mis aux déchets, ils ne peuvent pas être transmutés efficacement dans les REP4.
Le plutonium produit dans les REP est traité à part ; en France, il est séparé et utilisé dans le MOX mais il ne peut être entièrement brûlé dans les REP car dans ces réacteurs à neutrons thermiques, seuls les isotopes impairs du plutonium sont fissiles (239Pu et 241Pu).
Dans d’autres pays, comme les États-Unis, il est prévu qu’il accompagne le combustible usé pour aller dans les déchets. Par contre, comme on l’a vu, il est un combustible pour les réacteurs régénérateurs basés sur le cycle U‑Pu, c’est la matière fissile pour ces réacteurs.
Le cahier des charges Génération IV prévoit un recyclage dans les réacteurs de toutes les matières du combustible usé : les matières encore utilisables pour faire de l’énergie, les matières fertiles pour les transformer en matière fissile, et les actinides mineurs ; il s’agit pour ces derniers de les remettre en réacteur pour les incinérer, les brûler. Les réacteurs devront être conçus pour fonctionner en toute sécurité avec les actinides mineurs dans le combustible.
R(t) = ∑i ri λi Ni(t)
ri = facteur de dose (Sv/Bq)
Ainsi, ces réacteurs transforment la ressource naturelle en énergie et brûlent leurs propres déchets (aux produits de fission près). Cette notion de cycle du combustible fermé (ou » intégré » d’après le terme anglais integrated), ce recyclage de tout le combustible, est indissociable de la notion de nucléaire durable.
Pour avoir une idée du gain obtenu sur les déchets avec les cycles fermés U‑Pu et Th‑U par rapport au cycle ouvert des REP, on peut examiner l’évolution temporelle de la radiotoxicité par ingestion des déchets issus de différentes filières pour une même quantité d’énergie produite.
On voit que les produits de fission descendent très vite, en quelques centaines d’années. Les courbes étiquetées U/Pu et Th/U représentent les pertes d’actinides attendues au retraitement pour les filières dont le cycle du combustible est fermé. On voit que la différence avec les REP est appréciable dans les deux cas : on gagne deux ordres de grandeur ou plus sur toute la durée avec la courbe U/Pu et un ordre de grandeur supplémentaire avec le cycle Th/U en neutrons épithermiques. La radiotoxicité engendrée avec la filière thorium-uranium est plus faible du fait que, partant d’un nombre atomique plus petit, il faut plus de captures neutroniques pour atteindre des actinides de masse plus élevée et, on le verra plus loin, parce que l’inventaire de combustible est environ 10 fois plus petit que dans la filière uranium-plutonium.
Le retraitement devra offrir une résistance suffisante aux risques de prolifération. C’est une exigence américaine, elle doit être partagée au plan mondial. Parmi les options envisagées il y a le retraitement du combustible sur place, au voisinage des réacteurs (ce qui implique des unités de retraitements compactes) afin de minimiser le transport de matières radioactives. Il faudra également éviter d’isoler et de stocker des matières fissiles hautement concentrées. Les solutions pour le retraitement devront satisfaire ces conditions.
Un dernier aspect du cahier des charges est l’ouverture des systèmes nucléaires à d’autres applications que la production d’électricité : production d’hydrogène, dessalement d’eau de mer, utilisation de la chaleur.
Les systèmes retenus
Six systèmes ont été retenus par le Forum Génération IV, à partir des 120 concepts présentés par les participants. Ils ne répondent pas tous à l’ensemble des critères du cahier des charges mais chacun des systèmes retenus a été jugé intéressant à plus d’un titre.
Le réacteur à gaz, très haute température (VHTR) : c’est un réacteur à neutrons thermiques, de 600 MWth (mégawatts thermiques), 300 MWe, qui fonctionne à 1 000 °C, qui est couplé à un système de production d’hydrogène, soit par procédé thermochimique, soit par procédé d’électrolyse à haute température. La production d’hydrogène est de 200 t/jour, avec un rendement de 50 %, ce qui est le maximum qui puisse être espéré pratiquement. Le cycle du combustible est ouvert, il ne s’agit pas, donc, de nucléaire durable. Ce système a été retenu pour sa capacité à produire de l’hydrogène sans émission de gaz à effet de serre. Par ailleurs, les efforts de recherche consentis pour ce système seront réutilisables pour une bonne partie pour le système rapide à gaz.
Le réacteur rapide à gaz : c’est la version durable des réacteurs à gaz à haute température, il est à neutrons rapides, à cycle du combustible fermé. La grande innovation pour ce réacteur, c’est le combustible. Il s’agit d’extrapoler les particules de combustible (qui seront mises au point pour le VHTR) à un combustible à neutrons rapides, et de pouvoir y appliquer les procédés du cycle associés. C’est un combustible fait avec des matériaux réfractaires, avec la quantité de matière fissile nécessaire pour des neutrons rapides. Le CEA en est un fervent promoteur, il y a intéressé les Américains et les Japonais. On peut espérer avoir le démonstrateur de cette filière autour de 2025.
Le réacteur rapide à sodium : c’est une nouvelle génération de réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium. Les démonstrateurs Phénix et Super-phénix qui étaient aussi des réacteurs rapides refroidis au sodium ont permis à la France d’acquérir une expérience importante dans ce domaine mais cette nouvelle génération implique des innovations importantes : une simplification du circuit primaire pour gagner sur les coûts d’investissement, d’importantes innovations associées au combustible et au procédé du cycle pour avoir un cycle du combustible fermé conforme au cahier des charges, peut-être le remplacement de la turbine à vapeur par une turbine à CO2 supercritique pour limiter les risques d’interaction eau-vapeur. Il y a des débats entre deux grandes écoles, l’école française et russe avec un réacteur intégré dans lequel l’ensemble du circuit primaire est dans une cuve unique, et l’école japonaise avec un réacteur à boucles. Le débat porte notamment sur les aspects d’inspection en service et de maintenance. La France a approché le Japon pour faire, également avec les États-Unis, une démonstration de transmutation à grande échelle dans Monju vers 2015.
Le réacteur rapide au plomb : c’est un réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb ou au plomb-bismuth, à cycle du combustible fermé. Ce sont les Russes, surtout, qui ont poussé ce système, pour rentabiliser le développement de toute une filière de réacteurs embarqués, donc de faible puissance, refroidis au plomb-bismuth. Ils envisagent le développement de réacteurs de plus forte puissance, refroidis, cette fois, au plomb, ce qui fait passer la température de fusion de 110 °C à 327 °C. Le plomb est un substitut au sodium qui évite la réactivité chimique avec l’eau et avec l’air, mais il ne simplifie pas l’inspection en service ou la maintenance, et pose des problèmes supplémentaires : des performances médiocres pour le transfert thermique, la corrosion, et les problèmes de masse aussi puisque le plomb est bien plus lourd que le sodium (voire plus lourd que le combustible).
Le réacteur à eau supercritique : c’est un réacteur à eau qui fonctionne dans des conditions de très forte pression, au-delà de 220 bars, au-delà de 374 °C. L’eau supercritique est sous la forme d’une seule phase avec des densités de l’ordre de 150 kg par m3. Ce qui est séduisant, c’est de penser rester dans les technologies à eau tout en gagnant sur la température et donc sur le rendement. C’est une technique difficile, en particulier parce que les variations de densité induisent des variations neutroniques ce qui rend la stabilité du réacteur assez difficile à obtenir. Il y a aussi des problèmes de corrosion particulièrement difficiles pour les matériaux du cœur. Il faut voir si la densité est assez faible pour permettre de passer à des spectres neutroniques rapides, condition pour que cette filière soit durable, c’est-à-dire à cycle du combustible fermé.
Le réacteur à sels fondus : c’est le seul système de cette sélection qui ne soit pas basé sur le cycle U/Pu mais sur le cycle Th/U. Il fonctionne avec des neutrons épithermiques, en cycle du combustible fermé. Ce concept repose sur des travaux faits à l’Oak Ridge National Laboratory aux États-Unis, dans les années 1965 à 1976. Le cœur du réacteur est constitué d’un bloc de graphite, pour ralentir les neutrons, percé de canaux dans lesquels circule le sel combustible (à base de fluorure de lithium et de fluorure de thorium et uranium) pour évacuer la chaleur (il est le combustible et le caloporteur). À coté de cette unité de production d’électricité, il y a une unité de retraitement qui permet d’extraire les produits de fission, qui sont relativement plus neutrophages avec des neutrons épithermiques qu’avec des neutrons rapides ; on profite de ce que le combustible est sous forme liquide pour faire le retraitement du combustible en ligne. Le retraitement consiste à retirer du sel les produits de fission et à remettre tout ce qui reste dans le réacteur. Le réacteur est, par ailleurs, doté d’une alimentation continue en thorium pour remplacer la matière fertile consommée.
Ces six systèmes ne sont pas mutuellement exclusifs. On peut les voir, au contraire, comme complémentaires, chaque grand type de système jouant son rôle dans la production et la gestion de la matière fissile. En effet, pour les réacteurs à neutrons rapides (RNR), il faut du plutonium, qui n’existe pas dans la nature, qui est produit dans les REP. Pour les réacteurs à sels fondus (RSF), il faut de l’uranium 233 qui, lui non plus, n’existe pas dans la nature. On peut en produire dans les REP, en faisant du MOX thorié, ou dans les RNR, transformant ainsi du plutonium en uranium 233. Les quantités de matière fissile nécessaires à un réacteur de 1 GWe ne sont pas les mêmes suivant le type de réacteur. L’utilisation de neutrons modérés permet au réacteur à sels fondus de fonctionner avec un petit inventaire, 1 à 2 tonnes d’uranium 233, alors qu’un réacteur rapide à sodium nécessite environ 12 tonnes de plutonium5, un réacteur rapide à gaz encore plus. Ainsi, la quantité d’uranium 233 qu’il faudrait produire pour démarrer un RSF est 5 à 10 fois plus faible que la quantité de plutonium 239 nécessaire au démarrage d’un RNR. Notons, cependant, qu’actuellement, les REP produisent du plutonium mais pas d’uranium 233.
Scénario de déploiement
Si l’on parle d’une source possible d’énergie, il faut examiner jusqu’où elle peut aller dans la satisfaction des besoins mondiaux futurs. Pour que cette source soit considérée comme durable, il faut que son impact sur les ressources naturelles soit faible. Nous allons examiner une simulation, avec des hypothèses de départ et les résultats obtenus. Partant d’une hypothèse sur les besoins énergétiques futurs, et attribuant une contribution vraisemblable aux différentes sources d’énergie susceptibles de la satisfaire, on déduit une courbe de croissance de la production d’électricité nucléaire que l’on juge nécessaire. On examine ensuite quels réacteurs peuvent être démarrés, compte tenu de leur maturité industrielle, et de la disponibilité de matière fissile. Cette simulation repose sur beaucoup d’hypothèses que l’on peut discuter mais elle a le mérite de donner des ordres de grandeur, une évaluation de l’impact sur la consommation d’uranium naturel, et des idées sur la gestion du combustible nucléaire. Elle permet aussi de vérifier dans quelle mesure les décisions que l’on prendrait sont réversibles.
La demande énergétique mondiale
La décomposition de la demande d’énergie en trois termes fait apparaître des termes très intéressants pour évaluer quelle pourra être la demande d’énergie en 2050 :
E = E/PIB * PIB/N * N
N, c’est la population mondiale, elle est croissante ; PIB/N, c’est le PIB par habitant, il est croissant ; E/PIB, c’est l’intensité énergétique, elle est décroissante grâce à une meilleure efficacité énergétique liée au progrès technologique, et à des efforts d’économies d’énergie qu’il faudra bien faire.
La contribution des sources d’énergie | ||
Énergie primaire en Gtep | 2000 | 2050 |
Fossiles | 7,5 | 7,5 |
Hydraulique | 0,7 | 1,4 |
Traditionnel | 1,2 | 1,1 |
Nouveaux renouvelables | 0,2 | 5,2 |
Nucléaire | 0,6 | 5,2 |
Total | 10,2 | 20,4 |
L’avenir est imprévisible, les valeurs que l’on attribue à ces différents termes peuvent faire l’objet de discussions. Disons, pour fixer les idées, qu’il y aura au moins un doublement de E d’ici à 2050.
Pour cette simulation, il faut aussi estimer la répartition des sources d’énergie afin d’évaluer la contribution à demander au nucléaire. À cause de l’effet de serre, et des réserves limitées en énergies fossiles, on peut supposer que leur contribution entre 2000 et 2050 reste stable6. On imagine doubler celle de l’hydraulique, ce qui est peut-être optimiste. Quant au bois traditionnel, on ne peut guère espérer faire plus que le maintenir à son niveau actuel. Le reste est attribué, à part égale, au nucléaire et aux nouveaux renouvelables. L’un et l’autre devront produire 5,2 Gtep en 2050, soit les deux tiers du fossile actuel ! Pour le nucléaire, c’est une augmentation d’un facteur 8. Pour les nouveaux renouvelables, le facteur est encore bien plus grand puisque leur contribution actuelle est très faible, sans oublier que, pour les renouvelables, le passage de la puissance installée (GW) à l’énergie produite (GW par an) se fait avec un coefficient qui varie selon la source d’énergie, mais est presque toujours très inférieur à un.
Une multiplication par 8, en 2050, de la puissance nucléaire installée
Dans cette simulation, on a supposé que la production d’électricité nucléaire reste à un niveau à peu près constant jusqu’en 2015, pour croître d’abord lentement jusqu’en 2030, puis plus rapidement, pour atteindre le facteur 8 en 2050. La simulation est prolongée jusqu’en 2100 avec, entre 2050 et 2100, une croissance faible, de 1 % par an pour vérifier la pérennité du scénario.
Les caractéristiques qui ont été prises pour les réacteurs considérés dans cet exercice sont les suivantes :
- Réacteurs à eau pressurisée
Ce sont des REP, puis des EPR dont on suppose qu’ils pourront démarrer à partir de 2010. Les EPR produisent 130 kg par an d’uranium 233 (pour démarrer des réacteurs à sels fondus, RSF) et 130 kg par an de plutonium (pour démarrer des réacteurs à neutrons rapides, RNR). - Réacteurs à neutrons rapides
Ce sont des RNR à caloporteur métal liquide (sodium ou plomb). Ils ont été choisis plutôt que des réacteurs à gaz parce qu’ils requièrent moins de matière fissile pour démarrer : 12 tonnes de plutonium. Comme, dans les choix faits, on voudra démarrer des RSF, ces RNR produisent de l’uranium 233 et sont sous-générateurs en plutonium : ils consomment 200 kg par an de plutonium et produisent 500 kg d’uranium 233 par an. Ces RNR peuvent être démarrés à partir de 2025, la condition de démarrage étant que l’on dispose d’assez de plutonium. - Réacteurs à sels fondus
Ce sont des RSF isogénérateurs à couverture thorium. Ils démarrent avec un inventaire initial d’environ 2 tonnes. Ils peuvent être démarrés à partir de 2030, la condition de leur démarrage étant que l’on dispose d’assez d’uranium 233.
Hypothèse : puissance installée multipliée par 8 Scénario REP – RNR – RSF
Dans la simulation, les RSF sont démarrés en priorité : si, à partir de 2030, date à laquelle on suppose qu’ils seront au point industriellement, il y a assez d’uranium 233 pour démarrer un RSF, c’est un RSF, plutôt qu’un RNR qui est démarré. Ainsi, c’est un scénario maximal pour les RSF, pour profiter pleinement de leur faible inventaire et de la radiotoxicité minimale de leurs déchets. Dans ce scénario de déploiement de réacteurs, les EPR sont nécessaires pour produire le plutonium pour les RNR, et l’uranium 233 pour les RSF. Il suffit de renouveler le parc actuel de REP avec des EPR pour obtenir la matière fissile nécessaire. Les RNR prennent la relève pour produire de l’uranium 233 tout en consommant le plutonium produit par les EPR ; ils ferment le cycle U‑Pu. Tout le plutonium aura été consommé en fin de période, et il y aura eu assez d’uranium 233 pour que les RSF puissent suivre la demande supposée.
Avec cette simulation, la ressource d’uranium 235 est préservée : on a consommé moins de 6 millions de tonnes d’uranium naturel alors que les réserves estimées sont de 16 millions de tonnes. Il en resterait pour les générations futures qui en auraient besoin si, ayant arrêté le nucléaire, elles voulaient de nouveau y recourir. En effet, en cas de décision d’arrêter le nucléaire, les cycles U‑Pu et Th‑U pourraient être fermés, la matière fissile restante pourrait être brûlée dans les derniers réacteurs. Il faudrait, bien sûr, un arrêt progressif, mais on pourrait s’arranger pour consommer toute la matière fissile qui a été produite. Pour redémarrer du nucléaire, il faudrait alors avoir recours à la seule ressource naturelle disponible, l’uranium 235. C’est pourquoi il est essentiel de ne pas épuiser cette ressource.
D’autres simulations ont été faites. L’une d’elles ne fait intervenir que des réacteurs à eau pressurisée. La tension sur la ressource uranium 235 se fait sentir dès 2070, la ressource est épuisée en 2100, alors que dès 2070 la courbe de production décroche de celle de la demande, on ne peut pas démarrer suffisamment d’EPR faute d’uranium. De plus, des stocks énormes de plutonium s’accumulent. C’est la confirmation, s’il en était besoin, que le nucléaire actuel n’est pas durable, qu’une bonne gestion de la matière fissile est la clé d’une production durable d’énergie nucléaire. Une autre simulation ne fait intervenir que des EPR et des RNR, elle n’inclut pas le cycle thorium. Dans ce cas, la demande peut être suivie, mais au prix de la consommation de 14 millions de tonnes d’uranium naturel, et d’une forte accumulation de plutonium dans les réacteurs. N’oublions pas que, dans ce cas, il faut démarrer autant d’EPR que l’on voudra de RNR de première génération.
Conclusion
La création du Forum international Génération IV est importante, elle permet un partage sur le plan mondial de la R&D sur le nucléaire. Le développement d’une nouvelle filière nucléaire est coûteux, de l’ordre de un milliard de dollars de recherche et développement avant de construire un premier démonstrateur. Aucun pays, aujourd’hui, sauf les États-Unis s’ils le voulaient vraiment, ne pourrait s’offrir cela, et encore moins explorer plusieurs filières. Or, le succès d’aucune filière n’est garanti a priori, ni sa compétitivité. Le fait de pouvoir travailler de façon multilatérale sur les 6 filières est un atout considérable, un pays n’est pas obligé de ne se consacrer qu’à une des options, il peut, comme la France, s’intéresser à plusieurs systèmes. Il faut que cette coopération internationale s’organise, de façon à ce que les apports de chacun soient comptabilisés afin que, pour ceux de ces systèmes qui iront jusqu’au stade de la commercialisation, il y ait un juste retour des bénéfices qui pourront en résulter.
Les ruptures technologiques que la mise au point de ces 6 systèmes implique sont importantes. Elles concernent un grand nombre de domaines. Parmi eux, la pyrochimie, nécessaire pour le retraitement du combustible, la physique des matériaux, pour la mise au point de matériaux résistants à de hautes températures, aux dommages par les neutrons rapides et à la corrosion, la physique des réacteurs, la thermique, la thermo-hydraulique, les données nucléaires, les techniques de production d’hydrogène… Ces développements feront intervenir un grand nombre de laboratoires de recherche qui n’étaient pas, jusqu’alors, concernés par le nucléaire. En contrepartie, les efforts consentis pour ces recherches auront inévitablement des retombées dans d’autres domaines.
Le Forum Génération IV a distingué trois phases dans le développement des systèmes : démonstration de la faisabilité, évaluation des performances et, pour les systèmes qui auront passé les deux premières phases avec succès, construction d’un démonstrateur. Les dates auxquelles on compte avoir les démonstrateurs varient selon la maturité déjà acquise des systèmes : 2020 pour le réacteur rapide à sodium et le VHTR, 2025 pour les autres RNR et le réacteur à eau supercritique, et 2030 pour le réacteur à sels fondus.
En perspective, donc, on a des solutions pour un nucléaire propre et durable, qui peut contribuer de façon significative à la demande énergétique, en faisant intervenir non seulement les RNR avec un cycle fermé U‑Pu, mais aussi les RSF avec un cycle fermé Th‑U. Le faible inventaire des RSF leur donne un avantage décisif quant aux possibilités de déploiement, et quant aux stocks de matière fissile.
L’uranium 233 dont ils ont besoin peut être produit à la fois dans les EPR, et dans les RNR (dans ce cas sous-générateurs en plutonium). Dans les solutions envisagées ici, les seuls déchets radioactifs sont d’une part les produits de fission, dont l’activité devient négligeable en quelque trois cents ans, et d’autre part, de faibles quantités d’actinides mineurs qui se trouvent entraînés avec les produits de fission lors du retraitement. On estime que ces quantités résiduelles seront inférieures ou égales à 0,1 %. Pour pallier les risques de prolifération, une agence mondiale pourrait être créée, qui vérifierait et contrôlerait les flux de matière fissile. Une super AIEA, en quelque sorte. Il s’agit là de négocier des accords internationaux ; les obstacles éventuels résulteraient d’un manque de volonté politique et non de difficultés techniques.
Le calendrier, cependant, peut inquiéter. Ce nucléaire durable et presque sans déchets n’arrivera-t-il pas un peu tard par rapport aux besoins, sera-t-il capable de nous aider à combattre le réchauffement climatique ? Ne faudrait-il pas presser les participants au Forum Génération IV pour qu’ils aillent plus vite, ne faudrait-il pas leur donner plus de moyens, leur demander à quelles conditions les délais qu’ils annoncent pourraient être comprimés ? D’autres solutions, enfin, permettront-elles de faire la jonction, d’éviter une crise de l’approvisionnement énergétique, tout en réalisant une diminution des émissions de gaz à effet de serre ? Le nucléaire durable est-il un luxe dont l’humanité pourra se passer ?
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1. Colloque » L’électro-nucléaire et l’économie de marché en Europe et dans le monde » organisé par la revue Passages et l’ADAPES les 7 et 8 avril 2004 au Sénat à Paris.
2. Même si les solutions envisagées pour le stockage des déchets nucléaires en site géologique profond ne présentent pas, les experts le disent, de réels dangers.
3. En particulier avec des neutrons épithermiques, c’est-à-dire des neutrons dont l’énergie cinétique est comprise entre 1 eV et 1 MeV.
4. On pourrait les incinérer dans des réacteurs dédiés, par exemple des ADSR (Accelerator Driven Sub-critical Reactor). Un tel système est à l’étude dans le cadre d’un programme européen.
5. Le combustible est solide, il faut deux inventaires, 6 tonnes en cœur et 6 tonnes hors cœur si on suppose un retraitement de cinq ans tous les cinq ans, pour fixer les idées.
6. Il faudrait, en fait, une diminution radicale de la consommation d’énergies fossiles pour lutter efficacement contre l’augmentation de l’effet de serre, sauf en cas de succès dans la capture et la séquestration du CO2.