Quelques concertos
Il fallait bien les intermèdes salutaires et décapants du dodécaphonisme puis des musiques concrète, électronique, aléatoire, et autres pour que l’on puisse revenir à la musique tonale sans parodier Brahms, Wagner, Debussy, ni même Mahler ou Bartok. Ainsi peut-on sans honte, aujourd’hui, hors musique de film, écrire tonal sans paraître ringard ni même simplement conservateur.
Mais ce n’est pas simple : il est évidemment plus commode d’innover en brisant les formes éprouvées qu’en les épousant. Aussi faut-il saluer ceux qui, depuis que l’École de Vienne a fait exploser les formes classiques, ont continué – comme Richard Strauss – ou recommencé – comme Nicholas Maw aujourd’hui – à écrire de la musique tonale : ils n’ont pas choisi la facilité.
Goldmark, Sibelius, Maw : les concertos pour violon
Mis à part quelques amateurs éclairés, qui, aujourd’hui, connaît Goldmark (1830−1915) ? Son Concerto pour violon mérite pourtant de figurer au florilège des grands concertos romantiques, tout près de ceux de Mendelssohn, Brahms et Tchaïkovski. Si vous ne le connaissez pas, courez l’écouter dans la version sage et pas trop lyrique – pas assez, peut-être – qu’en donne Joshua Bell avec le Los Angeles Philharmonic dirigé par Esa-Pekka Salonen1 : l’andante – que vous trouverez serein ou déchirant selon votre disposition d’esprit – vaut à lui seul la découverte, et vous ne comprendrez pas que ce concerto ne figure pratiquement jamais au programme des concerts.
Sur le même disque, beaucoup plus joué mais guère plus classique, le Concerto de Sibelius est lui aussi un pied de nez au romantisme germanique et à Wagner, avec des courbes mélodiques superbes, une atmosphère de “ Lumières du Nord”, ce que Sibelius a fait de mieux, et qui annonce les concertos de Bartok.
Sibelius et Goldmark sont morts. Maw, lui, est né en 1935 et bien vivant, et son Concerto de violon date de 1993. Sa musique, polytonale plutôt que tonale, a du souffle et de l’envergure, et elle ne ressemble à aucune autre, même s’il se réclame de la filiation de Brahms : il y a une couleur orchestrale unique, particulièrement dans le traitement des cordes, des thèmes sombres et puissants, peut-être çà et là une évocation de Barber ou de Bartok.
Une œuvre forte et prenante, écrite pour Joshua Bell, qui la joue, parfaitement en situation, cette fois, avec le London Philharmonic dirigé par Roger Norrington2.
De John Field à Britten
Autre quasi inconnu aujourd’hui, Field (1782−1837) a été en quelque sorte le Rachmaninov anglais de l’époque, célèbre avant tout comme interprète, virtuose du pianoforte pour lequel il a écrit 7 Concertos, dont les n° 2 et 3 sont enregistrés par Andreas Staier et le Concerto Köln dirigé par David Stern3. Cette musique plus proche dans son style de Haydn que de Schubert, brillante et un peu vide, plut beaucoup, paraît-il, à Liszt et Chopin, mais elle n’est pas de celles qui feront changer d’avis les contempteurs de la musique anglaise…
… Contrairement à celle de Britten, dont on ne dira jamais assez qu’il est un des compositeurs majeurs du XXe siècle, qui restera sans doute lorsque nombre de ses contemporains seront tombés dans les oubliettes de l’histoire. Un disque récent présente quatre de ses œuvres, dont deux, le Double Concerto pour violon et alto, et Deux Portraits, sont enregistrés pour la première fois4, avec Yuri Bashmet, Gidon Kremer et l’Orchestre Hallé dirigé par Kent Nagano. Les deux autres sont Young Apollo et la Sinfonietta.
Ce qu’il y a d’extraordinaire dans ces quatre œuvres, toutes composées dans les années 30, est qu’elles débordent d’énergie créatrice, qu’elles sont à la fois complexes et séduisantes, et parfaitement classiques dans la forme et l’esprit. Dans la comparaison du Double Concerto avec celui – pour deux pianos – de Poulenc, ce dernier, pourtant merveilleux, ne tient pas la rampe, et apparaît presque comme une exquise musique de salon.
Chostakovitch for ever
On aura gardé pour la bonne bouche les 2 Concertos pour piano de Chostakovitch, par Yefim Bronfman et Esa- Pekka Salonen qui dirige le Los Angeles Philharmonic5. Ce sont deux petits mais purs chefs‑d’œuvre, bouillonnant de vie et d’invention musicale, et qui auront émergé malgré (grâce à ?) la chape de plomb que faisait peser la culture officielle de l’époque stalinienne. Tout dans cette musique sollicite l’esprit et procure le plaisir : les thèmes, les rythmes, les harmonies et l’orchestration, un pur bonheur d’écoute.
Mais sur le même disque se trouve un diamant d’une eau inespérée : le Quintette pour piano et cordes, par Bronfman et le Quatuor Juillard. Comme souvent chez Chostakovitch, l’apparente légèreté des concertos ne rend que plus poignant le Quintette, œuvre douloureuse et intense. Le deuxième mouvement, une fugue-adagio dont la progression ne peut que susciter chez l’auditeur le plus détaché une émotion difficile à contenir, est sans doute une des pièces les plus fortes de toute la musique russe du XXe siècle.
Après Chostakovitch, Britten, Maw, et bien d’autres, la musique tonale, la seule qui parle sans réflexion préalable à nos oreilles formées par cinq siècles d’écoute, a encore de beaux jours devant elle. Tout comme la langue française, en somme.
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1. 1 CD SONY CB 811 CDK.
2. 1 CD SONY CB 801 CDK.
3. 1 CD TELDEC LC 6019.
4. 1 CD ERATO 3984 25502 2.
5. 1 CD SONY 099706 067726.