Quelques exemples concrets
La double invention de la machine à vapeur
L’espionnage est une pratique qui a efficacement servi, des siècles durant, la cause du progrès technique en assurant la circulation et le rééquilibrage des connaissances » sensibles » et en stimulant des émulations.
La naissance de la thermodynamique
La même logique qui a poussé Betancourt à s’intéresser au principe du double effet l’a motivé pour mener entre 1787 et 1790 avec Riche de Prony des études expérimentales sur la force expansive de la vapeur. Ses résultats remarquables, qui ont fortement influencé la naissance de la thermodynamique en particulier à travers les cours de Prony à l’École polytechnique, n’ont pas échappé à la surveillance attentive de Watt qui recherchait toute information pouvant être utile à la vitalité de ses affaires. Avant même leur publication par Betancourt, Watt possédait déjà les données chiffrées reliant la pression de la vapeur à sa température. Les deux ingénieurs se surveillaient mutuellement.
Au XVIIIe siècle, cette activité a connu un essor considérable grâce à l’avènement de la révolution industrielle et en particulier, à l’invention par James Watt en 1784 du moteur universel – la machine à vapeur à double effet. Des avantages économiques spectaculaires qu’offrait cette invention britannique ont réveillé les convoitises de ses voisins continentaux. Une véritable campagne de chasse, enclenchée pour en pénétrer le principe tenu secret, a abouti en seulement quelques années grâce à l’habileté du jeune ingénieur-mécanicien espagnol Augustin Betancourt.
Restituer le principe
Commissionné par son gouvernement en France dans le cadre d’une vaste mission éducative, Betancourt s’est rendu en Angleterre en 1788 pour se renseigner sur la nouvelle invention de Watt dans l’intérêt du Cabinet des machines qu’il était en train de réaliser pour l’Espagne. Accueilli aimablement par Boulton et Watt à la manufacture de Soho à Birmingham, il a néanmoins été tenu à distance de l’engin recherché. De retour à Londres, il a trouvé le moyen de visiter les Albion Mills en passant outre l’autorisation des propriétaires et a pu ainsi approcher la fameuse machine dissimulée partiellement par un pan de mur. Cependant, le peu de chose qu’il a vu, combiné à ses propres considérations, lui a permis de restituer le principe du double effet. Betancourt a ainsi (ré)inventé la machine qu’il n’a pas tardé à rendre publique de retour à Paris, un modèle et le rapport académique à l’appui.
Rapidité d’abord
Si l’Espagnol n’en a tiré aucun bénéfice, hormis un renom académique, c’est l’industriel français Jacques-Constantin Périer qui a été le premier exploitant de cette invention dès 1790. Ce succès contraste avec la tentative avortée du mécanicien Lev Sabakine qui a tenté d’introduire au même moment le principe du double effet en Russie. Contrairement à la libre entreprise en France et en Angleterre, l’administration étatique de ce pays, trop lourde et trop rigide, s’est avérée impuissante à assurer la mise en usage rapide de cette innovation.
L’aspect formel de cette histoire est clair : il s’agit bel et bien d’actes d’espionnage. Tout jugement moral semblera toutefois anachronique dans la mesure où à cette époque le statut juridique de l’inventeur était encore insuffisamment protégé et la percée d’un secret étranger était considérée comme un acte patriotique. Quant à l’aspect moral de l’affaire, il met à l’épreuve deux mentalités opposées : celle des envoyés de l’État qui accomplissent une mission et celle des inventeurs-entrepreneurs qui travaillent à leurs risques et périls.
Irina Gouzévitch,
Centre Maurice Halbwachs, EHESS, Paris
et Maxime Gouzévitch (01)
Laboratoire LLR, École polytechnique
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Les indiscrétions des transports en commun
Voici presque quinze ans. C’est ma première semaine dans l’entreprise de télécommunications dans laquelle je viens d’arriver. Nous discutons d’une affaire dont le gain peut définitivement asseoir la filiale en cours de développement en Suède. Le client potentiel a un équipement informatique peu répandu mais que je connais très bien par mon poste antérieur. Je me retrouve donc en vingt-quatre heures dans l’avion. Malgré le brouhaha, mon attention est attirée par trois-quatre mots prononcés dans le siège devant moi : le nom de l’équipement informatique, celui du client, et quelques données techniques. Piqué par la coïncidence, j’écoute attentivement. Ce sont deux commerciaux d’une société concurrente en train de préparer leur stratégie pour leur rendez-vous en se croyant à l’abri dans le confort de la classe affaires. J’ai effectué un compte rendu intégral à mon commercial à l’arrivée pour adapter notre proposition en conséquence. Nous avons gagné l’affaire.
Un budget en public
Aspirer le contenu des ordinateurs
Que c’est beau ces jouets pour cadre moderne : assistant électronique, téléphone, ordinateur portable ! Mais quelle indiscrétion ! Avez-vous déjà essayé dans un lieu public (conférence, salle de réunion, transport, voire votre propre bureau) de vous mettre à l’écoute de radio-gadget ? Faites l’expérience avec votre ordinateur. Vous découvrirez les téléphones ou PC de vos voisins et vous pourrez parfois vous connecter et aspirer le contenu du répertoire, de l’agenda ou autre. L’espionnage électronique qui était du ressort des États est maintenant à la portée du premier venu. Pour éviter des conséquences fâcheuses, désactivez tout ce qui rayonne, Bluetooth, WiFi…, vous gagnerez en sécurité et en autonomie de batterie.
Beaucoup plus récemment, l’an dernier, TGV Paris-Bordeaux, compartiment de première, je suis seul contre la fenêtre. Après avoir fini mon journal, je m’ennuie un peu, j’écoute. Deux cadres commerciaux se font face et préparent leur réunion. En très peu de temps, j’identifie leur lieu de destination : un établissement militaire du Sud-Ouest. Pire, je devine de quel système d’information ils sont en charge. Je comprends que la réalisation souffre de quelques difficultés et qu’il faut y faire face tout en préservant et la marge de l’entreprise et la consommation des ressources tout en ne perturbant pas les autres affaires. L’ordinateur portable fait des demi-tours sur la tablette pour que les deux interlocuteurs soient bien d’accord sur le contenu de la feuille Excel. Au bout d’un moment, quelque chose a dû les frapper : l’un d’eux a rabattu l’écran avec un regard dans ma direction. Ils sont alors partis vers la voiture-bar en laissant l’ordinateur dans le compartiment. Nous approchions de ma destination. Je pouvais relever l’écran et consulter le budget ou plus simplement dérober l’objet pour étude approfondie au calme.
Préparation le matin, bilan le soir
Quelle moralité pour ces deux anecdotes ? Les transports en commun ne sont pas des bureaux. Même si cela peut représenter une perte de temps pour l’employeur, il faut sélectionner le type de travail possible (un travail individuel sans caractère de confidentialité). Il faut éviter de parler avec des collègues (inévitablement le ton monte imperceptiblement avec le temps).
Il ne faut pas se croire protégé par l’originalité éventuelle de l’horaire ou du moyen de transport. Les cadres ont les mêmes horaires et les mêmes contraintes. Pire, vous pouvez profiter de la préparation de la réunion le matin et de son bilan au retour le soir.
Patrick Gerlier (72),
directeur adjoint de l’ENSTA
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Ma cave à vin n’a plus de secret
Ancien responsable de valorisation de brevets chez Thomson, je suis passé expert indépendant pour innovateurs (inventeurs, PME, scientifiques).
Très tard un soir de 2000, pénétrant dans une pièce de mon domicile servant de bureau, mon regard a été attiré par le voyant lumineux de mon modem. Au téléphone s’entendait le signal caractéristique d’un flux de données. Mon ordinateur émettait à mon insu.
Un relevé obtenu de l’opérateur téléphonique confirma cet appel à un numéro (quatre premiers chiffres) à Saint-Quentin-en-Yvelines, inconnu de moi. Mon ordinateur était l’appelant, sans que je l’aie programmé à cette fin. 17 appels avaient joint ce numéro, sur deux semaines. Quatre heures de communication totale. Sans ce voyant détecté, la » visite » n’aurait laissé aucune trace sur mon disque dur, ni détruit de fichier.
Aucun appel n’était passé au même moment d’un jour au suivant, sans être toutefois aléatoires ; ils survenaient la nuit, lorsque je ne suis plus dans ce bureau, ou en journée quand toute la famille s’absente. Certains horaires correspondaient à des absences inhabituelles de ma part ; l’une résultait de ma participation à un colloque, sans lequel j’aurais été à mon domicile. Reste à comprendre si l’auteur de cette vague d’appels disposait de moyens de savoir quand mon épouse et moi étions absents. Cela n’est pas écartable car j’avais en dossiers plusieurs inventeurs en procès avec des multinationales sur des brevets, avec d’importants dommages et intérêts demandés. Il s’agissait d’innovations fortes, ayant suscité des articles de presse.
L’hypothèse n’est pas exclue, d’un acteur économique désireux de collecter de l’information chez les experts de ces inventeurs. Auquel cas leur action les aura déçus car ils ont investigué mon ordinateur personnel (ma cave à vin – mise à jour sur logiciel – n’a plus de secret !) et non le professionnel, jamais connecté hors utilisation.
Plainte a été déposée. L’affaire est en cours… à son rythme.
Bernard Dias (80),
Conseil en innovation, PDG Optima SA
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Des X à la DGSE – pour quoi faire ?
À ma sortie de l’X, il y a près de vingt ans, jamais je n’aurais imaginé entrer à la DGSE. J’y ai pourtant fait mes premières armes en sortie d’école d’application. Puis j’y ai occupé divers postes aussi passionnants les uns que les autres. Aujourd’hui, j’y dirige un service un peu » spécial « , qui emploie des agents sur plus de 50 métiers différents : chimistes, électroniciens, cartographes, juristes d’affaires, informaticiens, spécialistes en plasturgie, etc. La DGSE, par l’intermédiaire de sa grande direction technique, est polytechnicienne au sens propre du terme : elle s’efforce de faire concourir simultanément tous les savoirs techniques et scientifiques à la production de valeur, le » renseignement « , au profit de la nation.
Qu’y font donc la vingtaine de camarades polytechniciens dont les rangs sont régulièrement renouvelés ? Certains, attirés par des problèmes concrets d’algorithmique appliquée, tentent – souvent avec succès – de percer les mystères de codes cryptographiques réputés difficiles. D’autres mettent à profit leurs compétences en télécommunications pour permettre à la DGSE d’intercepter les systèmes d’aujourd’hui et de demain.
Les polytechniciens de la DGSE sont aussi des spécialistes du traitement de l’image, de l’informatique au sens large, de la sécurité des systèmes d’information, ou de l’électronique appliquée. Lorsque des synergies nouvelles entre ces savoirs doivent être inventées, nul doute que l’appartenance à une même communauté d’esprit est un atout.
C’est encore plus vrai pour ceux d’entre nous qui exercent un rôle de management technique ou stratégique au sein du » Service « . Une seule vraie contrainte pour nous qui avons décidé de servir l’État au sein d’un service de renseignements : l’indispensable discrétion qui entoure nos activités, et les techniques que nous développons.
Les polytechniciens de la DGSE ne sont pas près de publier
leurs mémoires ni de signer leurs articles.
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L’affaire Farewell
L’affaire Farewell, de contre-espionnage scientifique et industriel, se place au rang des plus célèbres. Depuis Moscou, Vladimir Vetrov – alias Farewell – colonel du KGB, proposa aux Français de leur révéler les documents collectés par son unité dédiée à l’espionnage technologique de l’Ouest. Démasqué par ses collègues, Vetrov sera jugé, condamné pour haute trahison en 1984 et fusillé. Son premier » passeur de documents » fut un X 43, et son épouse, alors en poste commercial dans la capitale soviétique.
Cette affaire d’espionnage a débuté en mars 1981, sous la présidence de Monsieur Valéry Giscard d’Estaing.
Me trouvant à Moscou pour des raisons professionnelles depuis le mois de décembre 1978, j’ai été contacté par la DST (Direction de la surveillance du territoire) pour rencontrer un officier du KGB soviétique qui avait appelé au secours par deux lettres successives adressées à la DST. Cet officier avait séjourné à Paris sous couvert de la mission commerciale de l’ambassade de l’URSS à Paris ; la DST le connaissait et prudente a préféré que le premier contact avec lui soit effectué par une personne » neuve « .
Dessin de Maurice Tournade. |
Avec beaucoup de précautions j’ai pu rencontrer cette personne qui a été très étonnée quand je lui ai dit que je ne faisais pas partie de la DST, mais néanmoins m’a remis un papier écrit en français contenant des renseignements scientifiques d’ordre général. J’ai eu l’audace de lui dire qu’ils ne m’apprenaient rien, et vexé, il m’a promis qu’au prochain rendez-vous les nouvelles seraient très intéressantes. En fait, il ne voulait pas quitter le pays, et seulement travailler avec la DST pendant trois ans.
Au cours des deux mois et demi suivants, je le rencontrais en principe le vendredi soir, il me remettait quelques documents que je photocopiais le samedi et le dimanche, le bureau étant fermé. Je lui rendais les documents le lundi suivant. Ma présence au bureau le week-end n’étonnait nullement le gardien de l’immeuble car depuis le début de mon séjour, j’avais pris l’habitude de venir travailler le samedi et le dimanche. Devant l’ampleur de la tâche j’ai mis mon épouse au courant, elle a accepté de m’aider en particulier quand il a fallu photocopier un gros volume de deux cents pages signées par Monsieur Andropof, directeur du KGB.
La valise diplomatique
Pour faire passer les documents en France, il y avait plusieurs méthodes :
a) si l’envoi était une lettre de vingt grammes, nous utilisions la valise diplomatique car tous les Français résidant en URSS avaient ce droit,
b) pour les autres envois nous utilisions les missions techniques françaises importantes car elles bénéficiaient du statut de VIP, c’est-à-dire ne passant pas la douane,
c) pour les gros volumes de deux cents pages, j’ai fait croire à la mission commerciale de l’ambassade de France qu’il s’agissait d’un appel d’offres très important avec réponse urgente et le paquet a pu prendre la valise diplomatique,
d) fin avril 1981, un dernier paquet d’une vingtaine de pages était urgent à faire parvenir et il n’y avait pas de mission en vue. En outre, nous avions décidé ma femme et moi de visiter les républiques musulmanes de l’URSS pendant quelques jours. J’ai conservé sur moi, nuit et jour, ce document pendant tout le voyage. À mon retour à Moscou, j’ai pris l’avion pour Paris (voyage habituel de travail) et passé la douane avec le paquet sous le bras gauche et la peur au ventre.
Je remets ce document à la DST le 11 mai 1981, lendemain de l’élection de Monsieur François Mitterrand. Devant les risques encourus par cette mission, la DST décide de me remplacer par un militaire bénéficiant de la protection diplomatique.