Quelques mises au point au sujet de la dissuasion nucléaire
Nous appelions, lors de la parution en février dernier du point de vue « La dissuasion nucléaire, de l’adhésion tacite au doute contestataire » dans le numéro 782 de notre revue, les lecteurs à en débattre. Voici donc la réaction d’un ancien président du comité mixte armées-CEA, instance qui intervient en première ligne dans l’articulation entre nucléaire civil et nucléaire militaire. Peu de temps après la rédaction de ce texte, l’amiral Philippe Durteste (X58) nous a quittés. Cet article constitue donc son ultime engagement au service de la dissuasion nucléaire.
Vis-à-vis de la dissuasion nucléaire, les Français sont-ils des béni-oui-oui ? On pourrait le croire à la lecture de Jacques Bordé (X64), auteur de l’article paru dans le 782.
La dissuasion originelle et ses fondements dans l’opinion française
Ce n’est qu’une impression, car la position des Français vis-à-vis de cette arme redoutable résulte d’un travail de conviction extrêmement poussé et cohérent, au travers de nombreuses présentations, conférences et visites de SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins), destinées à démontrer une réelle crédibilité technique qui n’était pas acquise au départ. Il faut se souvenir des réflexions ironiques d’un certain nombre de députés ou ministres parlant de la « bombinette ». Le travail qui a été réalisé à l’île Longue a touché toutes les couches de la société française. C’est cet effort qui a permis de convaincre de la crédibilité et de l’efficacité de notre dissuasion nucléaire naissante. Ce dialogue (entre un commandant en second de SNLE – dit « CSD » – et le représentant d’un cabinet ministériel en visite d’information), qui s’est réellement tenu, l’illustre bien :
CSD : La puissance de nos SNLE est énorme et elle représente un nombre important de mégamorts.
Cab : Qu’est-ce que les mégamorts ?
CSD : Ce sont des millions de morts.
Cab : Vous en parlez bien légèrement ?
CSD : Ça vous fait peur hein ?
Cab : Oui.
CSD : Eh bien, aux autres aussi !
C’est sur une présentation simplificatrice de cet ordre que s’est implantée la dissuasion.
À partir de cette référence basique, il faut bien mesurer ce que l’on écrit et faire attention à ne pas déformer l’essentiel. Les remarques qui suivent peuvent nous y aider, en particulier la première qui est la plus fréquente et la plus dévastatrice.
L’arme nucléaire n’est pas une arme de non-emploi, mais une arme de non-emploi en premier
Fondamentalement il existe deux types de dissuasion. La dissuasion nucléaire peut être « du faible au fort », c’est historiquement la nôtre. Elle s’appuie sur notre capacité à produire chez l’adversaire des dégâts au moins équivalent à ce que représente la France. C’est le fameux principe de suffisance. Et, de ce fait, la dissuasion française est celle d’une arme de frappe en second. Elle peut être « du fort au faible » et résulterait du traité de non-prolifération. Elle est exercée par les pays possesseurs de l’arme nucléaire pour protéger les pays qui se sont engagés à ne pas se la procurer dans le cadre du traité de non-prolifération. C’est un engagement très lourd et très important auquel nous sommes tenus, il ne faut pas l’oublier.
Pour que la dissuasion puisse fonctionner, il faut d’abord qu’elle soit crédible
Pour que cette crédibilité soit acquise, il faut que la dissuasion remplisse trois conditions. Première condition, la crédibilité technique de fabrication d’une arme sans essai. Elle est difficile à maintenir. C’est pour la faciliter cependant que tous les derniers tirs ordonnés par le président Chirac étaient destinés à permettre l’élaboration d’une arme fonctionnant loin des limites de tous les paramètres. C’est ce qu’on a appelé des « armes robustes ». Deuxième condition, la crédibilité opérationnelle, c’est-à-dire la capacité à faire aller l’arme à son but. Elle s’appuie sur des exercices particulièrement réalistes, comme on peut en faire en haute mer. Enfin la crédibilité humaine : la volonté de s’en servir si besoin est. Ce dernier aspect de la crédibilité est beaucoup plus difficile, car il nécessiterait peut-être par exemple d’être obtenu avec un tir de puissance limitée, en haute mer, loin de toute côte. Mais cette crédibilité humaine repose avant tout sur la confiance mutuelle entre les principaux acteurs, le Président de la République, les pilotes d’avion et les commandants des SNLE.
Nucléaire civil et nucléaire militaire
C’est à partir de l’évolution de tous ces éléments que l’on pourra alors se demander si, comme le dit Jacques Bordé, nous observons une évolution du conventionnel vers le nucléaire. On devra alors noter qu’il y a vingt ans, lors de la réorganisation de nos forces sur la proposition du groupe de travail nucléaire que je présidais, ont été supprimés le plateau d’Albion et le missile Hadès, soit la moitié de nos capacités. On notera également que la France a été la première nation à signer le traité Cut Off qui nous interdit désormais d’enrichir l’uranium au-delà de 5 %, c’est-à-dire au-delà de l’enrichissement civil. On notera également que, grâce à l’effort conjoint du groupe nucléaire et de Roger Baleras (directeur de l’armement nucléaire au CEA), il a été possible de poursuivre les travaux sur le LMJ (Laser mégajoule) pour assurer aux civils et aux militaires un outil performant dans le domaine des plasmas. Cet outil implanté au Cesta (Centre d’études scientifiques et techniques d’Aquitaine) travaille majoritairement pour des recherches civiles. Dans le même domaine, faut-il classer dans les dérives militaires le Tokamak de Cadarache sous prétexte qu’il travaille sur la fusion D‑T (deutérium-tritium) comme le LMJ ?
Ces quelques exemples visent à montrer que ce transfert du militaire vers le civil n’est souvent qu’un problème de communication dont l’image finale est connue d’avance, quoi qu’il arrive. C’est ainsi que, ayant organisé à l’intention du préfet et des élus une journée d’information sur la situation relative aux activités nucléaires dans le port de Toulon, seuls sont venus les deuxièmes voire les troisièmes couteaux, tandis que le maire d’une commune concernée se plaignait devant les journalistes de l’incurie de la Marine qui ne lui fournissait – soi-disant – aucune information, alors que celle-ci lui était adressée personnellement une fois par semaine.
Sans prétendre faire un tour d’horizon complet, il est certain que la capacité nucléaire de la France a entraîné des conséquences politiques et stratégiques souvent avancées, comme le siège permanent au Conseil de sécurité, mais aussi des conséquences opérationnelles, et sans doute moins connues, comme les activités sous-marines que se réservent les seuls pays dotés de sous-marins nucléaires. Pour faire court, les transferts du militaire vers le civil ou du civil vers le militaire résultent plus de besoins clairement identifiés que d’une politique générale délibérée : le débat est ouvert.
2 Commentaires
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Quelques mises au point utile peut-être pour certains, mais qui n’évoque pas la question majeure qui est la recomposition politique mondiale en cours provoquée par la guerre en Ukraine..
La France seule, même avec son arme nucléaire, restera-t-elle crédible dans cette recomposition ?
Une Europe sans arme nucléaire, est-elle crédible dans cette recomposition ? Pour moi la réponse est clairement non.
Le défi pour nos jeunes camarades de notre école originale, à la fois civile et militaire, est de construire une autre Europe que celles qui existent.
Celles-ci ne pèsent pas lourd.
Une autre est à inventer avec les pays avec lesquels nous auront la même politique étrangère sur ces sujets majeurs et avec qui nous partagerons nos armes nucléaires.
Mission impossible pour notre génération, mais peut-être pas pour eux…
Comment et avec qui ? Un grand défi pour eux mais sans s’appuyer sur des opinions versatiles el des discussions sur le lien entre nucléaire civil et militaire. Il ne faut pas rejeter dans cette nouvelle Europe les pays qui ont fait un choix sur le nucléaire civil. Ils ont aussi fait le choix, pour l’instant, de se faire protéger par les USA
Je remercie Philippe Durteste d’avoir lu et commenté mon article « La dissuasion nucléaire, de l’adhésion tacite au doute contestataire » dans le numéro 782. Malheureusement ses quelques mises au point présentent des inexactitudes typiques des messages envoyés à la société civile, qui ne veulent présenter la dissuasion nucléaire française que par des avantages, même si certains sont erronés. Je relève les 5 erreurs suivantes :
– Non, la France n’a jamais déclaré une politique de « non-emploi en premier » dans sa doctrine d’emploi (seuls deux pays nucléaires l’ont fait, l’Inde et la Chine). La France a même évoqué la possibilité de frappe d’avertissement en premier et sa doctrine affichée est qu’elle est fermement (crédibilité oblige !) décidée à l’employer « si ses intérêts vitaux sont menacés », même si la menace n’est pas nucléaire. Le discours officiel, pour rassurer la population, est que « Bien sûr, cette arme nous garantit la paix et que c’est donc une arme de non-emploi » (car la dissuasion va forcément fonctionner !).
– Non, le Laser MegaJoule (LMJ) de Bordeaux ne travaille pas majoritairement pour la recherche civile : c’est seulement le laser PETAL (une petite partie du LMJ) qui est utilisé par la recherche académique. Mettre sur le même plan le LMJ et le JET de Cadarache qui est à 100% civil pour le taux de coopération entre la recherche civile et militaire sous prétexte que les deux centres travaillent sur la fusion nucléaire est une erreur.
– Non, la France ne doit pas à la possession de l’arme nucléaire d’avoir son siège au Conseil de Sécurité de l’ONU : elle l’avait avant d’être un Etat nucléaire et rien ne dit dans les statuts de l’ONU que c’est une des conditions pour le garder.
– Non, sans l’arme nucléaire la France ne serait sans doute pas exclue des activités sous-marines nécessitant des sous-marins à propulsion nucléaire car on peut très bien avoir ce type de sous-marins sans posséder d’armement nucléaire (voir ceux que l’Australie achète aux USA).
– Non Monsieur Durteste, vous ne me citez pas correctement au début de votre paragraphe sur « Nucléaire civil et nucléaire militaire » : je ne peux pas avoir écrit que « nous observons une évolution du conventionnel vers le nucléaire », et le sens du mot « conventionnel » dans votre phrase demande à être éclairci ; si vous voulez parler de l’évolution de l’énergie nucléaire civile vers l’armement nucléaire militaire, oui je maintiens que le Gouvernement a, ces dernières années, privilégié le financement du nucléaire militaire sur celui de la filière nucléaire civile (fin du programme de recherche ASTRID et difficultés pour renouveler nos réacteurs) , ce qui n’est pas incompatible avec la diminution de notre stock d’armes nucléaires il y a 20 ans. Si, par « conventionnel », vous voulez parler des armes conventionnelles, je ne les ai évoquées que dans ma conclusion mais j’aurais effectivement pu dire que certains militaires sont déçus aujourd’hui de voir le budget de la dissuasion augmenter autant dans le projet de Loi de Programmation Militaire alors que les armes conventionnelles sont cruellement sous-financées, ce que le grand public commence aussi à voir.
Enfin, loin de moi l’idée que les Français soient des béni-oui-oui (terme péjoratif que je ne me permettrais pas d’utiliser) et je les crois plutôt prompts à la contestation. Mais le contexte de la guerre froide, le secret-défense et le pouvoir de conviction du Général de Gaulle, qui a identifié la possession de la bombe à la grandeur, à la fierté et à la souveraineté de la France, ont laissé très peu de place à des critiques par la société civile.