Quelques principes empiriques pour développer l’innovation
Pour les grands groupes soucieux de bien orienter et valoriser leurs efforts de recherche et d’innovation, l’apport d’un consultant en stratégie se situe d’abord au niveau de la sélection et l’orientation des projets, qui exigent une approche rigoureuse et quantifiée. En particulier, il peut apporter une analyse fine de l’usage client et de la chaîne de valeur, approches nécessitant un effort important et ponctuel, et une démarche totalement personnalisée.
REPÈRES
Qu’ont en commun Sony, Apple, Microsoft ? Avant tout, le fait qu’un individu » visionnaire » a créé et développé leurs innovations majeures : le Walkman est l’œuvre de Morita (un des pères fondateurs de Sony), la Playstation 2 celle de Kutaragi qui a discerné le potentiel du processeur Cell en cours de développement, le Macintosh, l’iPod et l’iPhone l’oeuvre de Steve Jobs, MS DOS celle de Bill Gates…
Cinq grands principes caractérisent l’innovation : l’innovation est le plus souvent le fait d’un individu isolé ou d’un groupe de deux ou trois personnes ; elle implique une prise de risque et un pari ; elle résulte d’une rencontre improbable (l’ingénieur et le client); elle requiert une » pression de sélection » appliquée très en amont ; enfin elle procède par « mutations » en termes d’usage client ou de chaîne de valeur. De nombreux exemples récents nous montrent que l’innovation est une activité individuelle, même s’il y a quelques contre-exemples comme le GSM qui a demandé dix ans de travail à un groupe d’experts européens pour élaborer les définitions systèmes.
Prendre des risques
Une bonne idée n’en est pas une avant d’être traduite en action
Pourquoi cela ? Sans doute à cause du deuxième principe : la prise de risque, le pari. C’est un fait : une bonne idée n’en est pas une avant d’être traduite en action. Or les ressources à mettre en œuvre pour le développement, le prototypage, l’industrialisation, la production, la publicité, la commercialisation constituent un risque. Steve Jobs a, par exemple, quasiment parié la survie d’Apple au lancement de l’iPod. Cette société quelque temps auparavant avait été réduite à chercher un financement auprès de Microsoft pour poursuivre ses activités de R&D.
Problèmes et solutions
D’où vient aux innovateurs cette » vision » qui alimente leur foi et les pousse à surmonter les obstacles ? Le principe de » rencontre improbable » permet de l’expliquer. C’est parce qu’ils arrivent à entrevoir et la valeur d’usage potentielle et la solution technique possible – deux faibles probabilités factorisées. C’est parce que cette » vision » est improbable et donc qu’elle leur confère un avantage de first mover que les innovateurs puisent dans leur énergie personnelle pour aller de l’avant et prendre les risques nécessaires.
Pour rendre plus probables ces rencontres, une forme d’organisation multidisciplinaire a été mise en œuvre par de grandes entreprises comme Renault ou Orange : les » technocentres « .
Mêlant marketing et ingénierie, l’idée est de réunir sur un même plateau technique des compétences qui travaillent ordinairement « en silo » de façon séquentielle, afin de permettre la remise en cause intelligente des » dogmes » d’architecture ou d’ingénierie de détail, avec en perspective le besoin du client.
Un exemple extrême de ce genre d’organisation est le « VIP » utilisé par Samsung pour produire de l’innovation en rupture. Ce processus a pour but de contourner les difficultés » sociologiques » de l’innovation dans le cadre culturel coréen, extrêmement respectueux des valeurs d’obéissance et de hiérarchie.
Quarantaine
Samsung a eu l’idée de placer en « isolement », pour une durée allant de deux à quatre mois, des petites équipes (5−10 personnes) mariant ventes, marketing, publicitaires, ingénieurs électroniciens, designers, ingénieurs plasturgistes, le tout sous la houlette d’un coordinateur. La contrainte est de devoir d’inventer en un temps limité les principes de conception détaillés d’une offre en rupture par rapport au marché. Quinze heures de travail par jour y compris le dimanche et pas de retour à la maison tant que l’on n’a pas accouché. Résultat : en trois mois (contre neuf habituellement) Samsung a conçu en 2006 la gamme de téléviseurs « Bordeaux », innovante par son esthétique « noir laqué piano » et par le procédé qui a permis de supprimer l’étape de peinture. Innovante aussi parce qu’un processeur est introduit permettant de mixer de multiples fournisseurs de dalles LCD pour un même modèle : les acheteurs de dalles gagnent alors une flexibilité et une force énorme dans les négociations avec les fournisseurs (externes pour 50%) sur ce composant clef (plus de 70 % de la valeur du téléviseur).
On voit émerger, au travers du rôle évoqué du » coordinateur « , le quatrième principe : la pression de sélection. Les innovations les plus fertiles sont celles qui ont passé nombre de cribles éliminatoires, très en amont dans leur développement. En termes d’enjeu business, il s’agit d’être capable de décider d’arrêter ou de réorienter un certain nombre de projets au stade conceptuel, ou de préprototype, afin de redéployer des ressources de développement sur d’autres projets.
Il faut savoir sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier, comme Apple qui a revu plus d’une vingtaine de fois l’interface de navigation de l’iPod jusqu’à ce qu’elle soit véritablement révolutionnaire en termes d’ergonomie.
Anticiper les mutations
Mise sous cloche
Il faut savoir mettre sous cloche et ne pas « tuer » des bonnes idées quand le « terreau économique » n’est pas tout à fait mûr. L’exemple à ne pas suivre est celui du service de découverte de musique : une invention de Sony et commercialisée par Vodafone sous le nom de « Radio DJ ».
Il s’agissait de proposer aux utilisateurs de définir des « radios personnelles » en adaptant progressivement le flux à leurs goûts sur la base d’un simple vote » j’aime-je n’aime pas « .
Le potentiel de business de ce type de service est énorme, car il mobilise un fonds de catalogue musical très largement sous-exploité. Mais le « terreau » n’était pas tout à fait prêt : manque de pénétration de la 3G, manque de standard dans les OS de terminaux mobiles. Le service a été arrêté.
Comment éviter de se lancer à contretemps dans une aventure ? C’est là que le consultant peut être utile pour mettre en oeuvre le cinquième principe : anticiper les véritables « mutations » en termes d’usage client et de chaînes de valeur. Pour cela on peut utiliser un processus de filtrage en trois étapes pour qualifier, quantifier les enjeux, puis hiérarchiser les différents projets d’innovation encore dans les cartons.
Prendre ses distances
La première étape amène à sélectionner les produits et services véritablement » en rupture « , à savoir ceux qui représentent soit une valeur d’usage inédite pour les clients, pas un simple mieux, et ceux qui amènent une réorganisation des chaînes de valeur.
Elle consiste à objectiver la portée de l’idée proposée avec une véritable prise de distance : qu’amène-t-on de réellement nouveau aux utilisateurs, et à quels acteurs en place se confronte-t-on ?
Valeur d’usage
Il faut savoir sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier
La deuxième étape consiste à estimer finement le potentiel de marché, c’est-à-dire quantifier les volumes, segmenter les clients, préciser la valeur d’usage, la pénétration potentielle à terme, et le prix.
L’approche quantitative et précise de l’usage lutte contre le syndrome de la » solution qui cherche son problème « , trop directement issue du bureau d’études.
Cette étape passe par l’analyse très précise des segments client visés et de la valeur de l’offre pour chacun. Elle permet d’affiner, de préciser le potentiel d’innovation des ingénieurs, car au final c’est bien la technologie qui autorise à rêver.
Compétitivité économique
La dernière étape conduit à analyser la compétition par stade de valeur et comprendre les rouages économiques qui vont permettre la substitution des produits ou services par la nouvelle offre. De façon générale, il s’agit soit d’une meilleure efficacité économique de la chaîne, soit d’une prime de prix liée à un saut véritablement « quantique » de la valeur d’usage, soit d’un mélange des deux.
La démarche analytique de cette dernière étape est représentée sur la figure 2.
Anticiper les véritables « mutations » en termes d’usage client et de chaînes de valeur
L’idée centrale de ce modèle générique est de partir d’un référentiel de marché connu (ici un service vendu par un opérateur de télécoms) et de raisonner en différentiel pour mesurer la compétitivité économique de l’innovation.
Fausse innovation
L’e-commerce, qui met le consommateur directement en contact avec un grossiste sans les coûts liés au réseau de points de vente, n’est pas à proprement parler une « innovation ». Les études montrent que, pour les biens d’équipement, les consommateurs achètent sur Internet après s’être fait préalablement conseillé en magasin. Il s’agit plutôt d’un « parasitage » partiel de l’écosystème traditionnel, reconnu comme tel par les textes européens du droit de la concurrence (notion de free-riding jugée néfaste).
Si l’on crée une » rupture » de valeur pour le consommateur, quel surprix pourra-t-il payer ? Par ailleurs, quelles économies sur l’ensemble de la chaîne peuvent être réalisées évitant un certain nombre de stades de valeur (la distribution en magasin par exemple) ?
Mais surtout au final qui sont les partenaires clefs avec qui il est absolument nécessaire de partager la marge économique créée ? Un exemple de réelle nouveauté apportée par Internet et qui crée de la valeur est l’automatisation de la recommandation.
Internet apporte la possibilité d’agréger une demande extrêmement atomisée
Internet apporte en effet pour la première fois la possibilité d’agréger une demande extrêmement atomisée, la long tail, non servie, et d’y répondre à partir d’un point central économiquement viable. Ce canal de vente est complémentaire de l’approche push que pratique l’industrie du cinéma ou du jeu sur un nombre très restreint de hits (publicité pour les nouvelles sorties, événementiels, box-office).
Les actifs clefs dans ce cas sont précisément le moteur de recommandation (et non pas de recherche) qui permet de faire une sélection personnalisée au sein » d’océans » de catalogues disponibles (« trop de choix tue le choix »).
Approche quantifiée
Moteur de recommandation
Le savoir-faire en matière de moteur de recommandation est tellement crucial que Netflix, leader de la location de DVD aux États-Unis, a offert l’année dernière 1 million de dollars à l’équipe de chercheurs qui a développé en compétition ouverte le meilleur algorithme de recommandation. Ils ont au passage innové en termes de R&D externalisée.
En définitive, quel peut être le rôle du consultant en stratégie, dans sa mission d’accompagnement du management, dans ce domaine ? Elle est sans doute la plus pertinente pour l’optimisation de l’efficacité de la R & D. L’approche rigoureuse et quantifiée du potentiel, la » pression de sélection » et le positionnement systématique sur les axes » usage client » et chaîne de valeur sont des approches qui nécessitent un effort analytique à la fois important, localisé dans le temps et totalement sur-mesure.
Une double expérience
Consultant en stratégie chez Mars & Co, j’aide certaines grandes entreprises à optimiser le rendement de leurs dépenses de R&D ou à se différencier de concurrents plus compétitifs en termes de coûts. Par ailleurs, j’encadre un module optionnel « création d’une entreprise innovante » des cursus X et HEC, malheureusement assez méconnu à l’X. Les élèves travaillent par groupes mixtes « ingénieurs-commerciaux » (2+2) avec un tuteur au développement d’un business plan d’une start-up innovante. Ils présentent ensuite le dossier à un jury qu’ils doivent convaincre d’investir dans leur affaire.