Quelques remarques sur la concurrence
Parce que les performances économiques apparaissent meilleures là où la concurrence est plus active, l’une des urgences pour notre pays est bien d’augmenter le niveau de la concurrence partout où cela est possible. Il faut donc encourager l’action des institutions – antitrusts et concentrations – qui œuvrent à Bruxelles et dans chacun de nos pays, il faut les soutenir et les aider. Par ailleurs, parce que les interventions de l’État dans le domaine économique ont parfois pour effet de limiter la concurrence voire de la fausser, il n’est pas souhaitable qu’il s’engage lui-même ponctuellement dans le jeu des entreprises.
« L’industriel qui se plaint de la concurrence
est un enfant qui se plaint de son maître.
Il lui reproche de le punir ; il ne mesure pas
les progrès qu’il lui doit. »
Auguste Detoeuf (37)
Propos de O. L. Barenton confiseur
Le sursaut de notre pays dépend autant du moral et aussi de la morale que du dynamisme de chacun d’entre nous. Or accroître l’esprit d’entreprise – avoir envie de faire, d’agir, de créer et pas seulement d’en parler – c’est en même temps accepter et même cultiver la concurrence
La concurrence est en effet l’un des moteurs les plus puissants de nos économies et plus largement de nos sociétés
Pour l’essentiel, elle est à l’origine de la croissance et de la création d’emplois. C’est elle qui contribue à élever le pouvoir d’achat et le bien-être matériel de nos contemporains
En quelque sorte, la concurrence est la source même des mouvements de nos sociétés. Elle en est pour ainsi dire le ressort. C’est elle qui maintient sous tension les hommes et les organisations collectives, c’est elle qui provoque les évolutions, les changements et finalement les progrès.
C’est aussi cette compétition qui oblige à l’effort – pas celui des autres, pas celui des athlètes qu’on regarde à la télévision, le nôtre – effort qui, il est vrai, engendre le stress. La concurrence contraint les organisations à s’adapter et impose le changement. Or changer, c’est souvent souffrir. D’où parfois les drames vécus par ceux qui en subissent les effets. Difficultés d’autant plus difficiles à accepter que leur origine se situe au bout du monde !
Dès lors on comprend bien que chacun cherche les moyens de s’affranchir du joug de cette concurrence ou au moins d’en atténuer les effets. Les salariés défendent dans toute la mesure du possible la sécurité de l’emploi et les avantages acquis comme autant de boucliers contre les changements.
Les entrepreneurs naguère n’étaient pas tous hostiles au contrôle des prix qui protégeait les moins bons et garantissait une rente aux meilleurs. Aujourd’hui encore, dès lors que déferle une concurrence lointaine, cependant annoncée de longue date par des traités connus, il ne manque pas de voix pour réclamer, qui l’aide de l’État, qui le report de ces échéances. Les Pouvoirs publics eux-mêmes ne donnent guère le bon exemple, ni dans la gestion des personnels où la compétition entre les agents n’est introduite souvent qu’à dose homéopathique, ni dans le maintien désuet de certains modes de fonctionnement, ni dans des politiques de subventions aux entreprises ou (pire encore) aux « secteurs », justement mis en difficulté par la concurrence. Autant prétendre regonfler un pneu crevé !
Alors pourquoi ? Comment ne pas voir que le refus de la compétition nous conduit au dépérissement ? C’est peut-être parce que dans notre pays plus encore qu’ailleurs, l’analyse rationnelle, souveraine et autocentrée explique que la concurrence, c’est d’abord le gâchis…
En effet, que d’efforts dispersés entre trop d’acteurs, que de dépenses inutiles puisqu’elles doublonnent ! N’est-il pas déraisonnable de financer deux centres de recherches qui travaillent sur les mêmes sujets ? Et que penser alors des dépenses de communication, de ces frais de publicité qui vantent des produits très voisins, fabriqués dans des usines dispersées forcément moins efficaces qu’une seule unité plus importante traitant des séries bien plus longues ?
Lorsque deux entreprises décident de fusionner, leurs banques conseils s’ingénient à calculer les synergies dégagées par ce rapprochement et les économies qui en résulteront.
Celles-ci multipliées par des coefficients appropriés et actualisées sur un avenir prévisible offrent aux actionnaires des deux sociétés de bonnes raisons d’espérer la montée du cours de l’action, ce qui les incite alors à exprimer un vote favorable lors de l’Assemblée générale qui décide la fusion
Pour utiliser un langage contemporain, n’est-ce pas la preuve que la concurrence détruit de la valeur ? Il convient donc de l’éliminer, cette concurrence d’où nous viennent tant de maux ou pour les moins radicaux, d’en limiter au moins ses effets les plus nocifs et donc de l’encadrer étroitement. Et pour le faire certains expliquent que la solution est à portée de main ; car pour autant que le choix politique soit fait, il s’agirait d’une simple question d’organisation sociale.
Ce qui précède pourra sembler caricatural. Cependant, même si leur expression en est plus nuancée, même si la forme en est plus subtile avec des arguments parfois insidieux, nombre de prises de position, de discours des autorités constituées, de réflexes, d’attitudes, et, ce qui est plus grave, de décisions sont en réalité sous-tendus par des convictions anticoncurrentielles.
Alors ! Comment apporter la conviction inverse ? Ce sera peut-être en sortant de nous-même. En observant le monde et en regardant comment agissent nos voisins.
Or que nous disent ces observations ?
Que les nations (ou les empires) qui ont voulu tuer la concurrence se sont, en fait, tiré dans le pied. Aujourd’hui presque toutes ont abandonné leurs règles anciennes : centralisation des décisions économiques, économie planifiée, entreprises appartenant à l’État, etc., pour les remplacer par le règne – parfois anarchique – de la concurrence. Les rares pays qui n’ont pas opéré cette révision condamnent leur population au sous-développement voire à la misère. Certains gouvernements qui ont opté pour un libéralisme économique plus ou moins tempéré n’ont pas pour autant accordé à leurs citoyens les libertés démocratiques, politiques, religieuses, syndicales, qui caractérisent les démocraties les plus avancées.
L’exemple de la Chine qui semble concilier, au moins dans certaines de ses provinces, un capitalisme ostentatoire avec un régime politique autoritaire, est, de ce point de vue, singulier. L’avenir dira si la liberté peut être découpée, si on peut atteindre un niveau de vie élevé des habitants tout en étouffant la contestation et en étranglant toute opposition, et enfin qui tuera l’autre : les dissidents ou la croissance ?
À l’échelle du continent chinois la question est d’importance. Jusqu’alors la dictature des idées entraînait la rivalité de factions s’appropriant un pouvoir politique qui devenait rapidement policier en même temps que diminuait le niveau de vie du plus grand nombre. En sera-t-il de même demain ?
En sens inverse, le pays qui crée le plus d’emplois, celui dont le niveau de vie comme la croissance de son économie sont supérieurs aux nôtres est aussi celui qui est encore pour beaucoup la terre de la liberté. Liberté pour les minorités opprimées et pour les dissidents qui s’échappent de leurs pays mais aussi pour les artistes et les entrepreneurs qui y respirent un air de liberté propice à la création. Beaucoup fuient les « démocraties populaires » qui ne sont ni l’une ni l’autre ; les États-Unis d’Amérique restent encore pour beaucoup un rêve et une espérance.
Et d’ailleurs, pour ce qui est de l’économie, l’Europe suit l’Amérique comme l’Eurostoxx 50 attend le Dow Jones. Notre continent, social-démocrate, subit des taux de chômage encore trop élevés en dépit d’une croissance réelle qui est cependant derrière celles de l’Amérique et de l’Asie. La France a évidemment élaboré le modèle le plus intelligent ! Saluons cette social-démocratie des Lumières. Cependant, loin de reconnaître les vertus particulières de ce système social dont nous sommes fiers, le classement européen nous assigne des places assez médiocres. C’est peut-être parce que chez nous la concurrence est trop encadrée, souvent au nom de l’égalité.
Bref, il apparaît que les performances économiques sont meilleures là où la concurrence est plus active. On est alors tenté de conclure qu’une des urgences pour notre pays est bien d’augmenter le niveau de la concurrence partout où cela est possible et bien sûr d’en convaincre l’opinion.
Comment ? Suggérons deux pistes, parmi bien d’autres
Il faut encourager l’action des institutions – antitrusts et concentrations – qui œuvrent à Bruxelles et dans chacun de nos pays. Il faut les soutenir et les aider à prendre les décisions qu’imposent l’état des marchés aujourd’hui et demain, l’évolution plus ou moins rapide des technologies suivant les métiers et la géographie de la concurrence. Beaucoup pensent que la rigueur et l’efficacité de l’organisation américaine dans ce domaine – les lois antitrusts – sont pour beaucoup dans les réussites industrielles de ce pays. Dans ce cadre, il est important de lutter autant que possible, contre les monopoles injustifiés car on a souvent observé qu’ils engendrent des coûts excessifs et une faible productivité. En l’absence de concurrence en effet, des corps sociaux, sûrs de leurs inébranlables statuts, dérivent vers la maximisation du bien-être de leurs membres au détriment de la qualité et du prix des services rendus à leurs clients. D’autre part les économistes nous disent qu’aujourd’hui les politiques de la demande destinées à stimuler la consommation, donc la croissance, donc l’emploi, ne fonctionnent plus. C’est l’offre qu’il faut améliorer et cela passe par une agilité accrue des entreprises qui sont obligées de « répondre » plus vite. Or cette nécessaire réactivité, on sait combien elle est difficile à obtenir dans les grands organismes, notamment publics, bénéficiant d’un monopole.
La deuxième piste part de l’observation suivante. Les interventions de l’État dans le domaine économique ont parfois pour effet de limiter la concurrence, par exemple en « l’organisant » ou d’en limiter les effets, par exemple en retardant les ajustements qu’imposent ses évolutions. Le plus souvent ces interventions sont réclamées avec force par les corps constitués : les élus, les syndicats, les personnels, les entrepreneurs… Et l’État, embarrassé dans des contraintes contradictoires, a bien du mal à refuser de répondre à ces demandes. Lorsque l’État enfin se résout à cesser de subventionner des activités constamment déficitaires, c’est bien souvent parce que Bruxelles l’exige. C’est alors en invoquant cet alibi, que les autorités s’excusent de le faire.
L’État doit concentrer son action et jouer pleinement le rôle irremplaçable qui est le sien : l’organisation, le pilotage et le contrôle d’un environnement concurrentiel sain et dynamique. Il n’est pas souhaitable qu’il s’engage lui-même ponctuellement dans le jeu des entreprises, car lorsqu’il le fait, il n’est pas rare qu’il fausse l’exercice de la concurrence. En ce sens, la vente au secteur privé des actions détenues par l’État doit être poursuivie et, dans ce domaine, la Commission des participations et des transferts – ex-Commission de la privatisation – joue un rôle qu’il faut souligner. Autorité administrative indépendante, créée il y a vingt ans par la loi du 6 août 1986 elle intervient lors des cessions partielle ou totale des participations publiques. Elle veille à ce que les prix soient conformes à la valeur de l’entreprise et elle s’assure que les procédures suivies pour ces opérations le sont de manière transparente et que le choix des acheteurs par l’État ne résulte d’aucun privilège. Si les privatisations ont suscité jadis beaucoup d’émotions et de polémiques, il en va tout autrement aujourd’hui.
Désormais les décisions politiques, sauf cas particuliers, suscitent moins de débats passionnés dans la mesure où elles apparaissent dictées par l’intérêt même des entreprises en cause qui ne peuvent plus compter sur les finances publiques pour assurer leur développement et leurs investissements. Ajoutons que les investisseurs institutionnels, les salariés de l’entreprise comme le public ont été nombreux à acheter ces actions mises en vente. On peut penser que la Commission a contribué, par le sérieux de ses analyses et de ses avis qui sont publiés et par l’indépendance qu’elle a su montrer, à déminer le sujet. On pourrait citer d’autres exemples illustrant le même propos : en premier lieu le Conseil de la concurrence, mais aussi l’Autorité des marchés financiers, l’Autorité de régulation des communications et des postes, la Commission de l’électricité et bien d’autres auxquels de nombreux camarades sont également associés. Ainsi s’établissent progressivement de nouveaux modes de gouvernance là où se rejoignent et parfois s’interpénètrent les zones d’influence des secteurs publics et privés.
C’est une chance pour que les règles de la concurrence soient mieux discutées, mieux comprises et plus largement appliquées, et c’est une chance pour notre pays.