Quelques souvenirs d’un petit colon français au Tonkin (Viêtnam)…
J’ai été touché par les souvenirs de Nghiem Phong Tuan (56) tels qu’il les exprime dans les libres propos de La Jaune et La Rouge de février 2003. Malgré mon titre un peu provocateur, je n’ai pas l’ambition de philosopher sur l’œuvre civilisatrice de la France en Indochine, aujourd’hui le Viêtnam. Je me bornerai, au travers de quelques anecdotes, à donner un éclairage sur les relations de Français ordinaires avec la population vietnamienne pendant la guerre 39–45 et, bien sûr, à déplorer l’échec des négociations franco-vietnamiennes des années 1945 et suivantes ayant entraîné plus de trente ans de malheurs pour mes amis vietnamiens.
Né à Hanoï en 1933, ma famille et moi n’avons rejoint la France qu’en 1946. J’avais donc alors 13 ans, ma sœur Nicole 10 ans. Mes parents étaient de petits fonctionnaires, mon père inspecteur aux chemins de fer de l’Indochine, ma mère sage-femme à l’hôpital militaire Lanessan de Hanoï. Nous habitions près de la maternité… Mes parents disposaient de ressources cependant suffisamment convenables pour leur permettre d’être aidés par Thinh, notre seconde mère, Sao, son mari le cuisinier, aidé d’un boy, et suprême luxe, d’un athlétique conducteur de pousse-pousse, Dat, pour assurer essentiellement les transports de ma sœur et de moi-même vers le lycée Albert Sarraut. La course était longue (environ 2 km) et nous étions agités de nature.
Pour s’assurer de notre calme, il acceptait parfois de faire la course avec ses confrères. Debout alors, comme dans un char romain, nous l’encouragions Nicole et moi, à tue-tête, à vaincre ses copains sur le boulevard Gambetta. Dans le cas contraire, et si, à mi-parcours, notre tante nous voyait nous disputer de sa fenêtre, une raclée paternelle m’attendait le soir à la maison. Je ne pouvais me réfugier dans l’hévéa centenaire du jardin ; l’athlétique Dat m’y aurait cueilli alors comme un fruit mûr, comme j’avais pu en faire la douloureuse expérience…
Nous vivions depuis 1940 sous la botte japonaise, tout comme en France les Métropolitains sous la botte allemande. Un accord franco-nippon autorisait une présence militaire française et le maintien de l’administration française. Un souvenir de mes débuts en sixième (1943) : je me trouvais dans la salle à manger de notre maison, de plain-pied avec la cour, en train de transpirer, au sens propre comme au figuré, sur mes premiers exercices d’algèbre. Je ne vis pas un militaire japonais s’approcher silencieusement derrière moi. Il me prit la main et m’aida à terminer l’exercice. Il ne parlait pas un mot de français ni moi un mot de japonais…
Je me rendis compte après son départ qu’il avait oublié son fusil posé contre un meuble de ladite salle à manger. Catastrophe ! La possession de ce fusil pouvait amener les pires ennuis à mes parents, le ramener aux autorités militaires japonaises aurait été pour ce malheureux militaire au moins le conseil de guerre !… Il dut revenir le récupérer. Le seul souvenir que j’aie de ce qui s’en suivit est d’avoir parcouru tout l’hôpital, et il était grand, à la recherche de ce mathématicien japonais…
La guerre américano-japonaise se poursuivit cette année-là par les premiers bombardements américains sur Hanoï. Des centaines de morts en deux jours… Les Américains bombardaient toujours de très haut en ces temps-là ! Le lycée Albert Sarraut ferma ses portes et se délocalisa vers les petites villes des alentours, et notamment vers le Tam Dao, station à 1 000 m d’altitude à 80 km au nord de Hanoï, où des Français pour l’essentiel allaient prendre le frais pendant les mois d’été. Le mois d’août est torride à Hanoï…
Une famille amie de mes parents – les Carlos (Pierre-Jean Carlos est de la 56 comme Tuan) – nous accueillit Nicole et moi, avec Thinh pour s’occuper de nous. Nous y passerons la période de la mi-43 jusqu’à la mi-45 et, malgré la guerre, ce furent avec mes amis Carlos les deux plus belles années de notre enfance…
Le coup de force japonais du 9 mars 1945 surprit les garnisons et postes français. Supérieurs en effectifs et en matériels, les Japonais se rendirent maîtres du Viêtnam en deux ou trois jours. Leur comportement fut particulièrement cruel et inadmissible au regard des conventions de Genève. La garnison de Langson par exemple ayant particulièrement bien résisté, les 600 prisonniers furent massacrés moitié par fusillade, moitié par décapitation… Au total, 2 500 Français et plus de 4 000 Vietnamiens laissèrent leur vie dans ce coup de force…
Je voudrais à ce stade illustrer le loyalisme et le dévouement de nombre de Vietnamiens à une époque où la population civile française se trouvait alors sans défense, tous nos militaires enfermés dans des camps de concentration notamment à Hoa Binh et l’administration totalement désorganisée. Je vais en donner deux exemples. On pourrait en citer bien d’autres.
Ma sœur Nicole (9 ans) avait fait une mauvaise chute le 8 mars en jouant au Tam Dao et l’on craignait une fracture du bras. Ma mère s’était entendue avec Mme Carlos pour que ma sœur, accompagnée par Thinh, rejoigne à Hanoï l’hôpital Lanessan pour une radiographie. Le départ eut lieu le 9 mars en fin d’après-midi ; je cède la plume à ma sœur, très fière d’être membre à part entière du Club des rescapés du 9 mars 1945.
» Enfant turbulente – vrai garçon manqué – je m’étais querellée avec mes copains lors d’une promenade et en tombant, je me suis fait mal au bras. Un diagnostic sommaire : fracture de l’avant-bras ! et décision d’un retour à Hanoï dès le lendemain avec Thinh pour m’accompagner. Je me souviens de l’autocar, occupé par une majorité de Vietnamiens et peut-être une ou deux familles françaises. La nuit arrive vite. Il nous fallait deux heures pour atteindre Hanoï. Je sens une inquiétude monter dans le car. Au loin une boule de feu ! J’entends claquer des coups de fusil. La nuit se fait de plus en plus sombre, déchirée par des éclairs. Je me serre contre Thinh.
L’autocar reçoit soudain un projectile. Nous nous arrêtons dans un village au bas du Tam Dao, qui devait être Vinh Yen, le village natal de Thinh. Je me souviens d’un accueil chaleureux dans une grande salle, d’une soupe de riz préparée pour tous. Nous nous sommes allongées sur des nattes placées sur des lits en bambous ; je me serrais contre Thinh. Je me rappelle encore le sourire attendri de notre hôtesse disant probablement à Thinh : comme elle t’aime cette petite…
Le lendemain à la première heure, les nouvelles ne sont pas bonnes. L’inquiétude grandit. Je ne sais plus si le car est reparti pour un moment. Je me souviens d’une marche où Thinh me demandait de rester derrière elle. Elle m’avait auparavant habillée en petite Vietnamienne avec pantalon et veste typiques. Je vois au loin des militaires japonais armés de baïonnettes ; nous nous cachons dans des fossés, derrière des maisons. Je revois avec terreur, horrifiée, des camions passer avec des Français ligotés, mains attachées derrière le dos. Je tremble et toujours Thinh pour me protéger et me serrer contre elle. Nous marchons, marchons et cette fois, le repos nocturne se fait à même le sol. Je me surprends à dire : » Je n’ai pas peur » mais tremble de tous mes membres…
Dès que le jour se lève, j’entends un conciliabule. Il nous faut rejoindre le fleuve Rouge et le traverser. Évidemment, inconcevable d’emprunter la voie normale, le pont Doumer… Nous repartons et enfin arrivons au bord du fleuve. Après négociations avec les responsables de deux sampans, nous montons à bord de l’un d’eux et traversons le fleuve. En face, c’est Hanoï…
Je revois notre équipage ; nous franchissons ma digue, notre terrain de jeu qui bordait l’hôpital, aujourd’hui bétonnée et me voici sous les fenêtres de la maternité…
J’entends encore mon père criant à ma mère en train d’opérer en salle de travail deux étages plus haut : » Elles sont là ! elles sont là ! »
Pour ceux qui étaient restés au Tam Dao, les événements ont été beaucoup plus calmes. Une alerte aux pirates est venue cependant troubler notre sérénité et nous a conduits à nous regrouper une nuit à l’hôtel de la Cascade d’Argent, mieux protégé que les maisons individuelles. Puis, quelques semaines plus tard, nous avons également rejoint Hanoï…
Évidemment, plus de lycée… quelques cours par-ci, par-là… Un missionnaire, âgé de plus de 75 ans, me donnait des leçons de latin et à chaque faute, je recevais un coup de pipe sur la tête (à notre retour en France, j’étais plutôt bon en latin !). Le père Marchand habitait à près de 500 mètres de notre maison. Un jour, sur le trajet – je rappelle qu’il n’y avait plus d’autorités françaises – je fus pris à partie par un jeune Vietnamien de mon âge qui manifestement voulait me passer à tabac. Déjà, un attroupement se forma pour assister à la bagarre, mais, heureusement pour moi, un adulte vietnamien se précipita pour nous séparer et ensuite m’a raccompagné à la maison…
La prise de pouvoir des Japonais se traduisit par de sévères mesures envers Européens et Vietnamiens ; la justice japonaise était du genre expéditif. Des mesures vexatoires vis-à-vis des personnels de diverses organisations, comme l’hôpital Lanessan, furent également prises. J’en citerai une, l’affaire des mouches… Le nouveau responsable japonais de l’hôpital a imposé à l’ancien responsable français la note de service suivante :
Note de service
Par ordre de l’Armée japonaise, pendant dix jours, chaque service, sous la responsabilité du chef de service, devra faire procéder à la récolte des mouches.Cette récolte devra être faite d’un côté par le personnel indochinois et d’un autre côté par le personnel français.
Les mouches tuées devront être placées dans deux récipients (un, mouches tuées par le personnel indochinois, l’autre, mouches tuées par le personnel français).
Tous les jours à dix heures, l’Armée japonaise enverra un délégué compter les mouches.
L’Armée japonaise attache la plus grande importance à l’exécution stricte de cet ordre.
HANOÏ, le 11 mai 1945
Le médecin en chef de 1re classe
MONTAGNE, médecin-chef
de l’Hôpital de Lanessan
Destinataires :
tous les chefs de service qui donneront sous leur responsabilité les ordres nécessaires.
Mme Clauzon (Maternité).
On peut lire sur ce document en ma possession la mention manuscrite de mon père : « Du temps où nous subissions le Nippon. »
Bien entendu, ma mère avait sous-traité ladite tâche à ma sœur (9 ans) et à moi-même (12 ans). Et c’est donc avec la dernière des énergies, et sans écarter une certaine rivalité, qu’avec des tapettes, nous récoltions lesdites mouches dans des petits pots de yaourt en verre…
Bien des années plus tard (en 1959), jeune ingénieur au CEA, je fus envoyé en stage au Laboratoire national d’Argonne aux États-Unis près de Chicago. D’autres stagiaires étrangers se trouvaient là aussi et notamment deux stagiaires japonais, devenus bien sûr des amis. Je leur racontai cette histoire pour en rire avec eux… Le lendemain, de retour de la cafétéria, quelle n’a pas été ma surprise que de trouver sur mon bureau une page blanche, avec au centre d’un cercle noir une douzaine de mouches mortes… Ils me les avaient rendues.
Mi-1945, la bombe atomique américaine conduisit à la reddition de l’occupant japonais aux armées alliées et permit de libérer les prisonniers des camps de concentration. L’arrivée d’un corps expéditionnaire de la métropole avec le général Leclerc rétablissait l’autorité française, mais une chasse aux sorcières écartait les responsables français, qui, comme l’amiral Decoux, avaient su manœuvrer au mieux pendant cette période difficile (cf. À la barre de l’Indochine, par l’amiral Decoux). C’est alors que les troubles ont commencé avec les premiers attentats organisés par le Viêt-minh. L’échec des négociations de Fontainebleau donnait le coup d’envoi des trente années de guerre de libération du Viêtnam…
De cette période troublée pour les civils à Hanoï, je me souviens que nous vivions calfeutrés dans nos maisons, celle habitée par nos amis Carlos à deux pas de la nôtre. Nous surveillions notre nourriture ; le datura, poison utilisé paraît-il, avait un goût de savon… Notre retour en France fut programmé pour l’automne 1946. Avertis on ne sait comment, Thinh et Sao le cuisinier vinrent nous dire au revoir en bravant l’interdit du Viêt-minh de tout contact avec les colons… Ils marchaient sur le trottoir à côté de nous, nous parlaient, mais sans nous regarder pour ne pas attirer l’attention.
Retournant près de cinquante ans plus tard dans notre seconde patrie le Viêtnam et notre ville natale Hanoï, nous avons pu, Nicole et mes amis Carlos, retrouver notre lycée, notre pont Doumer sur le fleuve Rouge, revivre les aventures de notre enfance au Tam Dao et surtout nous replonger dans l’atmosphère si chaude et si accueillante de ce beau pays. Je me rappelle de l’étonnement des vendeuses du marché de Hanoï devant notre attitude si peu courante comparée à celle des Russes ou autres Occidentaux : ressentir les odeurs, goûter à tous les plats avec bien sûr des marques de joie lorsque nous retrouvions des senteurs ou des goûts enfouis dans notre mémoire, tout cela accompagné des quelques mots de vietnamien dont nous nous souvenions. « Ce sont des Français, entendions-nous, des Français » et tous ces gens de redoubler de gentillesse en nous offrant des échantillons de leurs produits… Et que la ville de Hanoï est belle autour de son petit lac… !
Malgré les vicissitudes de la colonisation française au Viêtnam, je ne pense pas que la France ait à rougir de notre passé commun. Certes, des erreurs ont été commises. J’en citerai une : le fait que les élites vietnamiennes, formées dans nos universités et écoles d’ingénieurs, ne trouvaient pas de positions conformes à leur valeur, de retour au pays. Ce fut certainement une grave erreur de notre administration de n’avoir pas su leur confier des responsabilités convenables et ainsi préparer sans heurts la transition vers l’indépendance…
Mais demeurons optimistes. Notre image reste bonne, notamment en médecine, en pharmacie. Le docteur et savant Yersin est considéré comme un saint au Viêtnam ; les habitants de Nha Trang lui ont construit un mausolée… Dans de multiples domaines, des collaborations fructueuses pour les deux parties doivent être encouragées par nos gouvernements. Je pense au pétrole, au nucléaire même (Anh (59) a été responsable du centre nucléaire de Dalat). Les deux pays pourraient œuvrer dans divers secteurs : mines, agriculture, tourisme… C’est en tout cas le vœu que je forme de tout cœur.
Tuan , où nous rencontrerons-nous avec notre ami commun Thuyet pour un phô et des banh cuon ? Mais auront-ils le goût, la saveur de ceux de Hanoï… !
5 Commentaires
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Bonjour, j’ai beaucoup aimé
Bonjour, j’ai beaucoup aimé l’article « quelques souvenirs d’un petit colon français au Tonkin ». Ma grand mère était également sage femme à Hanoï. J’aurais aimé soit avoir les coordonnées de l’auteur de cet article soit s’il pouvait me contacter à mon adresse mail afin de recouper des souvenirs.
Merci par avance de transmettre mon message à l’auteur.
Colons Hanoï
Bonjour, Je recherche des informations sur la famille Lacroix à Hanoï, elle possédait des plantations.
Famille Lacroix
Je prends connaissance tout à fait par hasard de votre message du 16/04/2016 : mes parents Albert Moullet ( officier ) et Marguerite GABORY ( élevée au nord Tonkin ) ont très bien connu la famille LACROIX. Nous avons fait un voyage ensemble au Vietnam en 1992.
Retrouver sa famille
Auriez-vous entendu parle de la famille Delaire ? Ma grand mere aurait ete nee a Lang son en 1936, so pere aurait participe a la construction de la ligne ferroviaire au nord… Merci d’avoir eut partage votre histoire.
En préparant un prochain voyage au Vietnam, je suis tombé sur l’article « Quelques souvenirs d’un petit colon français au Tonkin » de Pierre Clauzon. Ma mère, Jacqueline JEAN était née également à Hanoï en 1933 et fréquenta le lycée Albert Sarraut la même année que vous en classe de 6ème. Elle habitait au 85 Rue Paul Bert, en face de la fontaine du lac Hoan Kiem. Peut-être l’avez-vous connue ?