Quels leviers pour gérer les biens publics ?

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Patrick CRIQUI

La ges­tion des biens publics ou biens col­lec­tifs pose un pro­blème éco­no­mique qu’un célèbre article de Gar­ret Har­din1 per­met de poser clai­re­ment. Si plu­sieurs ber­gers font pâtu­rer leurs ani­maux dans un pré com­mun, sans en payer le moindre coût, l’in­té­rêt immé­diat de cha­cun (faire pâtu­rer le maxi­mum de bêtes) pour­ra s’op­po­ser à l’in­té­rêt géné­ral (limi­ter le nombre de bêtes qui pâturent) et pour finir s’op­po­ser à l’in­té­rêt de cha­cun, mais à plus long terme. Le « sys­tème » lais­sé à lui-même, sans échange ni coor­di­na­tion entre les ber­gers, conduit sûre­ment à la des­truc­tion du pré par sur­pâ­tu­rage. C’est d’ailleurs ce qui est arri­vé pour la morue de Terre-Neuve : sur­pê­chée elle finit par s’é­pui­ser, au plus grand tort des pois­sons, des éco­sys­tèmes, de la col­lec­ti­vi­té publique et… des pêcheurs eux-mêmes, dont le gagne-pain dis­pa­rut avec la morue.

Les éco­no­mistes ont beau­coup plan­ché sur ce para­doxe. La solu­tion la plus simple, que l’his­toire a d’ailleurs consa­crée en matière de pâtu­rage, est la pri­va­ti­sa­tion des terres. Le pro­prié­taire peut rai­son­ner en inté­grant la valeur de capi­tal du pâtu­rage sur un hori­zon long. Mais cette solu­tion n’est pas tou­jours appli­cable. Peut-on pri­va­ti­ser l’at­mo­sphère ter­restre ? Dans ce type de situa­tion, il est deve­nu clas­sique en éco­no­mie publique de pro­po­ser des outils, qui contri­buent à redon­ner un prix à l’ac­cès à un bien col­lec­tif qui n’en a pas spon­ta­né­ment. Ces outils sont les taxes, les quo­tas, et les « poli­tiques et mesures » (dont la régle­men­ta­tion et les normes tech­niques ont consti­tué la plus grande part jus­qu’à aujourd’­hui). Nous allons voir dans la suite com­ment il est pos­sible de les com­bi­ner pour le cas très actuel de la réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre au plan mon­dial qui nous ser­vi­ra d’illus­tra­tion principale.

Donner une valeur au carbone

La théo­rie défi­nit les biens publics comme des biens « non-rivaux » (l’u­sage par un agent n’af­fecte pas l’u­sage par un autre agent) et « non-exclu­dables » (il est impos­sible d’empêcher un quel­conque agent d’u­ser de ce bien). Il en découle dans la pra­tique un cer­tain nombre de carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques : ce sont des biens, des ser­vices ou des res­sources qui béné­fi­cient à tous mais dont le coût de pro­duc­tion ne peut être impu­té à une entre­prise ou un indi­vi­du par­ti­cu­lier. C’est le cas des res­sources natu­relles et plus géné­ra­le­ment des ser­vices éco­lo­giques2.

Les deux types de cas sont les res­sources natu­relles (eau, éner­gie, matières pre­mières) et les capa­ci­tés de recy­clage natu­rel, abor­dées en géné­ral sous l’angle de la pol­lu­tion qui les mobi­lise. Dans les deux cas, la nature nous offre ces ser­vices gra­tui­te­ment et elle ne peut le faire que de manière limi­tée. Toute exploi­ta­tion crois­sante ou sim­ple­ment constante de ces ser­vices sans recons­ti­tu­tion conduit iné­luc­ta­ble­ment à leur dis­pa­ri­tion. Ce risque était igno­ré ou pas­sait pour loin­tain à nos ascen­dants. Pour cer­taines res­sources vitales, elle devient d’ac­tua­li­té pour nous et nos des­cen­dants proches. Com­ment faire alors pour cor­ri­ger le tir ?

En donnant un prix au polluant ou au déchet3 dont on veut limiter l’émission

Don­ner un prix à un pol­luant ou déchet, le mar­ché ne le fait en géné­ral pas pour une rai­son simple : lorsque c’est la nature qui recycle, elle ne se fait pas payer pour le ser­vice qu’elle nous rend. Nous ne rece­vons aucune fac­ture et n’a­vons donc pas à payer le prix de ce ser­vice. Cette gra­tui­té pousse, nous l’a­vons vu, à une hausse sans cesse crois­sante de l’u­sage des capa­ci­tés natu­relles. Pour­quoi se pri­ver d’un vrai ser­vice qui ne coûte rien ? Or la capa­ci­té de recy­clage de la nature est en fait tou­jours limitée.

Pour le CO2, les phy­si­ciens du cli­mat nous disent que nous pou­vons émettre dans l’at­mo­sphère l’é­qui­valent de 2 à 3 mil­liards de tonnes de car­bone par an. Nous en émet­tons aujourd’­hui au niveau mon­dial plus du double, et conti­nuons à faire croître nos émis­sions. Pour chan­ger de tra­jec­toire et nous limi­ter volon­tai­re­ment sans impo­ser de des­po­tisme, il faut, comme le sug­gèrent tous les éco­no­mistes, don­ner un prix aux émis­sions de car­bone4.

Com­ment faire ? La taxe est la solu­tion la plus simple et la mieux connue. Elle fut la pre­mière théo­ri­sée par un éco­no­miste, Arthur Pigou en 1920.

L’i­dée de quo­tas négo­ciables est appa­rue beau­coup plus tard, à par­tir des apports de Ronald Coase en 1960 sur les droits d’ac­cès à l’en­vi­ron­ne­ment, dont John Dales pro­pose en 1968 la mise sur le mar­ché. Rap­pe­lons-en le fonc­tion­ne­ment en quelques mots, tou­jours sur le cas des gaz à effet de serre. Il s’a­git de pla­fon­ner leurs émis­sions, en don­nant (ou en ven­dant aux enchères) un droit (ou quo­ta) à chaque pol­lueur, et en orga­ni­sant un mar­ché de ces droits. Tout émet­teur peut alors faire ses arbi­trages : inves­tir plus pour pol­luer moins (et accé­der ain­si à des quo­tas qui ont une valeur mar­chande), si ses coûts de dépol­lu­tion sont infé­rieurs au prix de mar­ché, ou, dans le cas inverse, pol­luer plus et devoir se pro­cu­rer des droits. Une péna­li­té dis­sua­sive doit évi­dem­ment être pré­vue si le pol­lueur émet plus que le total de ses droits (alloués et ache­tés). On com­prend aisé­ment que ce sys­tème crée une rare­té (si le total des quo­tas alloués ou cédés est infé­rieur aux émis­sions actuelles) et un prix de mar­ché. En théo­rie, l’ob­jec­tif de réduc­tion est donc atteint tout en mini­mi­sant les coûts de dépol­lu­tion des pol­lueurs. L’a­van­tage prin­ci­pal des per­mis négo­ciables est de décou­pler la fixa­tion d’ob­jec­tifs publics des moyens de l’at­teindre, délé­gués au mar­ché, sup­po­sé réa­li­ser l’ob­jec­tif quan­ti­ta­tif à moindre coût. La pre­mière appli­ca­tion de ce sys­tème eut lieu aux États-Unis pour le dioxyde de soufre (voir enca­dré) mais c’est le pro­to­cole de Kyo­to qui le mit en vedette au plan international.

Les quo­tas : pas sans défaut, mais sans doute incontournables
Le sys­tème de quo­tas a l’a­van­tage de fixer une quan­ti­té à ne pas dépas­ser ; si cette quan­ti­té est bien éva­luée (en géné­ral à par­tir de don­nées scien­ti­fiques ou tech­niques) elle peut être fixée par la puis­sance publique et offrir ain­si une garan­tie sur l’at­teinte « phy­sique » de l’ob­jec­tif. En revanche, le prix des quo­tas que le mar­ché va fixer est incon­nu à l’a­vance. La taxe pré­sente l’a­van­tage et l’in­con­vé­nient symé­triques : son coût est connu mais son effet quan­ti­ta­tif en matière de réduc­tion des émis­sions est incon­nu à l’a­vance. Les deux incon­vé­nients symé­triques ne sont évi­dem­ment pas sans consé­quences éco­no­miques et environnementales.

Un exemple de mise en place de sys­tème de per­mis d’émission : le Clean Air Act
Iro­nie du sort, le pro­to­cole de Kyo­to, que les États-Unis (res­pon­sable de 22% des émis­sions mon­diales de CO2) ont refu­sé de rati­fier, s’inspire d’une réus­site amé­ri­caine, le Clean Air Act, qui a inci­té les Amé­ri­cains à pous­ser dans la négo­cia­tion du pro­to­cole ce méca­nisme au détri­ment d’une taxe carbone.
En 1990 en effet, le Clean Air Act Amen­de­ment crée, pour les com­pa­gnies pro­duc­trices d’électricité res­pon­sables de 70 % des émis­sions de SO2, un sys­tème d’échange de droits d’émissions de ce pol­luant (ain­si, pour mémoire, que de NO2). L’objectif est de dimi­nuer de 40 % les émis­sions du SO2 en 2000 par rap­port à 1980 (25 mil­lions de tonnes), soit une réduc­tion de 10 mil­lions de tonnes. Les péna­li­tés sont dis­sua­sives puisqu’en 1995 elles étaient fixées à 2 000 $/t SO2, soit au moins le triple du coût mar­gi­nal esti­mé de réduc­tion des effets de serre, et bien supé­rieures au prix moyen des per­mis (150 $). En 1995, 8,7 mil­lions de per­mis d’une tonne ont été dis­tri­bués et seule­ment 5,3 mil­lions de tonnes de SO2 ont été émises. L’objectif ini­tial a été lar­ge­ment dépassé.

Les expé­riences de quo­tas et de taxes com­mencent à être assez nom­breuses pour qu’on puisse com­plé­ter uti­le­ment l’a­na­lyse des avan­tages-incon­vé­nients. La taxe a évi­dem­ment des impacts majeurs sur deux registres prin­ci­paux : l’é­qui­té et la com­pé­ti­ti­vi­té. L’as­pect redis­tri­bu­tif est évident : la taxe, impo­sée sur des consom­ma­tions éner­gé­tiques, tou­che­ra les ménages de manière direc­te­ment pro­por­tion­nelle à leur consom­ma­tion, elle ne sera ain­si pas pro­gres­sive. D’autre part, une taxa­tion natio­nale (rap­pe­lons qu’au sein de l’U­nion Euro­péenne, les États ont gar­dé la maî­trise de leur fis­ca­li­té, avec des règles spé­ci­fiques pour la TVA et la TIPP) peut alour­dir les prix de revient des entre­prises concer­nées et les han­di­ca­per ain­si face à la concur­rence des entre­prises étran­gères non sou­mises à la taxe.

Concer­nant les quo­tas, une ana­lyse peut être menée à la lumière de l’ex­pé­rience de la pre­mière phase du sys­tème euro­péen des quo­tas (2005−2007), ins­tal­lé par une direc­tive de l’U­nion Euro­péenne concer­nant exclu­si­ve­ment les « gros » émet­teurs de CO2, de l’in­dus­trie et du sec­teur élec­trique. La pre­mière dif­fi­cul­té struc­tu­relle est bien évi­dem­ment celle de la méthode à rete­nir pour la fixa­tion des quo­tas. Dans cette pre­mière phase, ce sont les gou­ver­ne­ments des pays qui ont été char­gés, au nom de la sub­si­dia­ri­té, de négo­cier avec leurs indus­triels le mon­tant des quo­tas, sans coor­di­na­tion au niveau euro­péen. Le niveau total fut fixé trop bas et sur la fin de cette pre­mière période le cours du CO2 très faible. Deuxième pro­blème : des quo­tas ont été gar­dés pour les « nou­veaux entrants », au motif qu’il ne fal­lait pas bri­der le déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Il en est résul­té de fait une sub­ven­tion au char­bon car de nou­velles cen­trales au char­bon se virent allouer des quo­tas gratuits.

Or un quo­ta est un actif, dont ces allo­ca­taires ont injus­te­ment béné­fi­cié. Troi­sième pro­blème, le sys­tème adop­té en 2005 n’a pas pré­vu la conser­va­tion des cer­ti­fi­cats pour les « sor­tants », créant ain­si une dés­in­ci­ta­tion à la fer­me­ture des ins­tal­la­tions, même très pol­luantes. Enfin der­nière dif­fi­cul­té majeure : le sys­tème ne por­tait que sur un hori­zon très court (2005−2007) sans pos­si­bi­li­té de trans­ferts des droits (ban­ca­bi­li­té) sur la période sui­vante. Or, dans le domaine concer­né, celui de l’éner­gie prin­ci­pa­le­ment, les déci­sions les plus impor­tantes au plan envi­ron­ne­men­tal sont les déci­sions d’in­ves­tis­se­ment qui ne se prennent que sur des périodes longues.

Une contrainte sur une durée courte n’a pas d’im­pact sur les déci­sions. Il a man­qué à cette pre­mière étape un élé­ment de visi­bi­li­té sur la contrainte à long terme pour les industriels

Archi­pel des Bou­ca­niers, West Kim­ber­ley, Aus­tra­lie (16°17′ S – 123°20′ E).

Au large des côtes très décou­pées et éro­dées du nord-ouest de l’Australie émergent des mil­liers d’îlots res­tés sau­vages, comme ceux de l’archipel des Bou­ca­niers. L’eau de la mer de Timor qui s’insinue entre les îles est rela­ti­ve­ment épar­gnée par la pol­lu­tion, ce qui per­met à des espèces fra­giles, comme celle des huîtres per­lières Pinc­ta­da maxi­ma, de se déve­lop­per dans les meilleures condi­tions. Pré­le­vés dans leur milieu natu­rel, sur les fonds marins, ces mol­lusques sont exploi­tés pour l’élaboration de perles de culture. Les perles aus­tra­liennes, pro­duites à 80 % dans l’ouest du pays, sont deux fois plus grosses (12 mm de dia­mètre, en moyenne) et, d’après les experts, plus belles que celles du Japon, pour­tant pion­nier en ce domaine depuis le début du XXe siècle et pre­mier pro­duc­teur mon­dial. Depuis 1992, l’augmentation spec­ta­cu­laire de la pro­duc­tion de perles des mers du Sud – d’une tonne en moyenne avant 1993 à plus de 9 tonnes par an en 2005 – a entraî­né une impor­tante baisse des prix. Alors que la pro­duc­tion a été mul­ti­pliée par 2,6 en entre 1999 et 2005, les prix ont été divi­sés par 2,3. Aujourd’hui, les éle­veurs aus­tra­liens, dont la pro­duc­tion repré­sentent désor­mais en valeur la moi­tié du mar­ché mon­dial, s’interrogent sur l’intérêt d’augmenter encore leur pro­duc­tion, au risque de perdre leur répu­ta­tion de qua­li­té et de dés­équi­li­brer davan­tage un mar­ché où l’offre dépasse la demande.

On le voit dans cet exemple illus­tra­tif, le « diable est dans les détails ». Un sys­tème de quo­tas a des avan­tages clairs sur la taxe mais n’est cer­tai­ne­ment pas dénué d’in­con­vé­nients, qui dépendent lar­ge­ment de la manière dont le dis­po­si­tif est orga­ni­sé. Pro­fi­tons-en ici pour tordre le cou à une idée reçue. Taxes et quo­tas sont tous les deux des dis­po­si­tifs d’é­co­no­mie de mar­ché régu­lée. Quoi qu’en disent cer­tains, l’un n’est pas a prio­ri plus libé­ral que l’autre, tous deux sup­posent le libre jeu des acteurs, mais sous une contrainte impo­sée par une puis­sance publique. À l’u­sage, les quo­tas sup­posent même une admi­nis­tra­tion et un contrôle plus pous­sés, pour la véri­fi­ca­tion des quan­ti­tés émises (sup­po­sant des audits tech­niques) ou pour la régle­men­ta­tion pré­cise de l’en­semble. Mais on pour­ra aus­si arguer que la mise en œuvre d’une taxe impose aus­si la prise en compte d’as­pects tech­niques, telle par exemple la néces­saire révi­sion pour prise en compte de l’inflation.

Des quotas pour le concentré, une taxe pour le diffus

À ce stade, il appa­raît aujourd’­hui essen­tiel de s’o­rien­ter en France5 vers un dis­po­si­tif arti­cu­lant d’une part le sys­tème euro­péen des quo­tas d’é­mis­sion pour l’in­dus­trie lourde, et d’autre part une taxe sur le CO2 ou Taxe de Lutte contre le Chan­ge­ment Cli­ma­tique pour tout le reste, les émis­sions dif­fuses : trans­ports, bâti­ments, indus­trie légère et services.

Le sys­tème euro­péen des quo­tas peut sans doute demeu­rer la base de la régu­la­tion envi­ron­ne­men­tale pour les indus­tries grosses consom­ma­trices d’éner­gie et le sec­teur élec­trique. Ce mar­ché consti­tue une expé­rience sans pré­cé­dent de régu­la­tion envi­ron­ne­men­tale inter­na­tio­nale ; il est deve­nu le point d’a­mar­rage poten­tiel des autres régions du monde – ou, pour­quoi pas, de cer­tains États amé­ri­cains – dans la consti­tu­tion d’un futur mar­ché mon­dial du CO2. Aban­don­ner cet acquis serait ris­quer de perdre la proie pour l’ombre. On voit mal pour­quoi il fau­drait prendre ce risque aujourd’­hui. Ce qui est à l’ordre du jour c’est l’a­mé­lio­ra­tion de l’exis­tant pour l’at­tri­bu­tion des quo­tas – et pro­ba­ble­ment la pré­pa­ra­tion d’un « bench­mar­king » euro­péen -, la durée du dis­po­si­tif, la régu­la­tion des entrées et sor­ties, la pos­si­bi­li­té d’un recours plus pro­non­cé aux enchères6, etc.

Mais ce mar­ché ne couvre qu’un peu moins de la moi­tié des émis­sions en Europe et un peu plus du tiers en France, où le sec­teur élec­trique est fai­ble­ment émet­teur de CO2. Il n’est pas aisé­ment géné­ra­li­sable aux sec­teurs où le nombre des émet­teurs est éle­vé comme ceux des indus­tries légères, des ser­vices, de l’ha­bi­tat et des trans­ports. Dans ces cas-là, il fau­dra très pro­ba­ble­ment pas­ser par l’ins­tau­ra­tion d’une taxe sur le car­bone. Cette taxe fera évo­luer les tech­no­lo­gies, les infra­struc­tures et les com­por­te­ments, mieux et plus sûre­ment que les seuls dis­cours ou appels à la morale. Elle sus­ci­te­ra à l’é­vi­dence la créa­tion de nou­velles acti­vi­tés, qui devien­dront ren­tables face à une éner­gie de plus en plus chère : l’ef­fi­ca­ci­té éner­gé­tique dans tous les sec­teurs, à com­men­cer par le bâti­ment, le sec­teur de la répa­ra­tion et du recy­clage, celui des éner­gies renouvelables.

Nou­velles acti­vi­tés, donc nou­veaux emplois. Tout comme la hausse de la TIPP et les contraintes envi­ron­ne­men­tales sont l’une des causes de l’in­no­va­tion dans l’in­dus­trie auto­mo­bile, la taxe que nous pré­co­ni­sons aura des effets ver­tueux sur tous les sec­teurs concernés.

L’in­tro­duc­tion de cette Taxe de Lutte contre le Chan­ge­ment Cli­ma­tique devra cepen­dant répondre à plu­sieurs carac­té­ris­tiques, si l’on veut qu’elle soit effi­cace et accep­table. Elle doit tout d’a­bord être dif­fé­ren­ciée selon les sec­teurs, car elle devra déclen­cher des chan­ge­ments tech­niques et de com­por­te­ment d’am­pleur com­pa­rable dans chaque acti­vi­té. Il suf­fit pour s’en convaincre de consi­dé­rer qu’une taxe de 100 € par tonne de CO2 ne repré­sen­te­rait – en rai­son du fac­teur amor­tis­seur de la fis­ca­li­té exis­tante – qu’une aug­men­ta­tion de 25 cen­times par litre d’es­sence, alors qu’elle entraî­ne­rait au moins un dou­ble­ment du prix de l’éner­gie pour l’in­dus­trie légère… On voit bien qu’une taxe uni­forme à ce niveau n’au­rait qu’un impact minime sur les trans­ports, alors qu’elle serait à court terme jugée into­lé­rable dans l’industrie.

La taxe doit éga­le­ment être pro­gres­sive pour qu’elle soit accep­table et qu’elle per­mette de gérer cor­rec­te­ment les tran­si­tions en encou­ra­geant les com­por­te­ments d’an­ti­ci­pa­tion ; mais son niveau doit finir par être signi­fi­ca­tif. L’ex­pé­rience montre que des taxes trop faibles n’ont qu’un faible effet inci­ta­tif et n’at­teignent pas le but recher­ché. Dans notre cas, il faut pro­ba­ble­ment viser à terme au moins une mul­ti­pli­ca­tion du prix de l’éner­gie par fac­teur un et demi à deux. Il ne s’a­git bien sûr que d’une indi­ca­tion, mais en ordre de gran­deur, une taxe de 400 €/tCO2, intro­duite linéai­re­ment, condui­rait à une mul­ti­pli­ca­tion par deux du prix des car­bu­rants, avec envi­ron + 3 cen­times par an jus­qu’en 20507. Dans le sec­teur de l’in­dus­trie légère, le dou­ble­ment à terme du prix de l’éner­gie fos­sile serait obte­nu avec une taxe de 100 €/tCO2 et dans le sec­teur rési­den­tiel-ter­tiaire par une taxe de 200 €/tCO2. Dans ce der­nier cas, on pas­se­rait pour le fioul à un prix d’en­vi­ron 60 € pour 100 à 110 litres, soit une aug­men­ta­tion annuelle d’un peu plus d’un euro les 100 litres.

Le triple dividende de la taxe carbone

La pré­ven­tion du dérè­gle­ment cli­ma­tique est bien évi­dem­ment la moti­va­tion pre­mière de cette pro­po­si­tion, cepen­dant deux autres rai­sons poussent à pen­ser que cette taxa­tion des émis­sions est la moins mau­vaise des solu­tions qui s’offrent à nous.

Tout d’a­bord l’Eu­rope fait face à un risque géo­po­li­tique majeur en matière éner­gé­tique. Sa dépen­dance à l’é­gard du pétrole et du gaz, dont la pro­duc­tion domes­tique va iné­luc­ta­ble­ment décroître dans les pro­chaines décen­nies, ne pour­ra être réglée par le seul recours à l’éner­gie nucléaire (long et dif­fi­cile à déployer) ou par un retour au char­bon (plus pol­luant8 aujourd’­hui que le gaz et le pétrole, et dont 80 % des réserves mon­diales sont situées dans 6 pays seule­ment, tous extra-euro­péens). Dans le calen­drier très court qui nous sépare de ces baisses de pro­duc­tion, il faut impé­ra­ti­ve­ment faire bais­ser rapi­de­ment et signi­fi­ca­ti­ve­ment notre consom­ma­tion d’éner­gie, en Europe et en France en particulier.

Ne pas le faire serait, d’une part, prendre le risque de subir des nou­veaux chocs : qui peut pen­ser en effet à une sta­bi­li­té des prix et des condi­tions d’ap­pro­vi­sion­ne­ment pour le pétrole et le gaz lorsque l’offre sera deve­nue insuf­fi­sante par rap­port à la demande ? Des chocs vio­lents auraient évi­dem­ment des consé­quences sévères pour ceux qui dans nos socié­tés res­tent dépen­dants dans leur vie quo­ti­dienne d’une éner­gie bon mar­ché. Entre une aug­men­ta­tion anti­ci­pée et accom­pa­gnée du prix de l’éner­gie, dont le pro­duit res­te­rait en France, et une suc­ces­sion de chocs impré­vi­sibles et vio­lents, qui ne pro­fi­te­raient qu’aux pays pro­duc­teurs et aug­men­te­raient le chô­mage en Europe, est-il si dif­fi­cile de faire un choix ?

D’autre part et plus pro­saï­que­ment, toute forte réduc­tion des consom­ma­tions d’éner­gie, qu’elle soit due à un « miracle tech­no­lo­gique »9 ou à un autre dis­po­si­tif de régu­la­tion10 devrait de toute façon s’ac­com­pa­gner d’un ren­for­ce­ment de la fis­ca­li­té. La TIPP repré­sente aujourd’­hui, avec plus de 20 mil­liards d’eu­ros par an, la qua­trième recette fis­cale de l’É­tat. Sa baisse, consé­cu­tive à la baisse de la consom­ma­tion de pétrole, consti­tue­rait une menace grave pour les finances publiques, dans un contexte déjà ten­du (il manque chaque année 20 % de recettes pour finan­cer le bud­get de l’É­tat, et c’est la dif­fé­rence qui aug­mente la dette). Une taxe de 400 euros par tonne de CO2 dans les trans­ports pour­rait per­mettre de com­pen­ser cette baisse. Peut-on ima­gi­ner qu’une cure d’a­mai­gris­se­ment de ces recettes soit sou­hai­table aujourd’­hui alors que l’É­tat va avoir besoin de tous ses moyens pour se pré­pa­rer à tous les défis qui s’an­noncent ? (retraites, chan­ge­ment cli­ma­tique…). Encore fau­drait-il évo­quer les risques « d’ef­fet-rebond » : les gains d’ef­fi­ca­ci­té tech­no­lo­giques conduisent à une inten­si­fi­ca­tion des usages et à une aug­men­ta­tion glo­bale de la consom­ma­tion d’énergie.

Si cette nou­velle taxe semble indis­pen­sable, la prin­ci­pale dif­fi­cul­té qu’il s’a­git de gérer est bien celle de la tran­si­tion. L’in­tro­duc­tion de signaux éco­no­miques ne peut avoir un effet immé­diat sur les stocks d’é­qui­pe­ments et de bâti­ments. Les tech­no­lo­gies, les com­por­te­ments et les infra­struc­tures ne sont pas encore adap­tés, dans la période de tran­si­tion, à ces nou­veaux prix. Le dou­ble­ment du prix de l’es­sence serait indo­lore si l’on dis­po­sait ins­tan­ta­né­ment de voi­tures basse consom­ma­tion et de plus de trans­ports en com­mun. Mais dans la période de tran­si­tion, les effets redis­tri­bu­tifs seront signi­fi­ca­tifs, le cas échéant insup­por­tables pour cer­taines caté­go­ries de la popu­la­tion ou cer­tains acteurs éco­no­miques. Il faut donc dis­po­ser de res­sources pour y faire face et accom­pa­gner le changement.

Dans tous les pays, les gou­ver­ne­ments devront dans les pro­chaines années faire face à de graves res­pon­sa­bi­li­tés. Car, rap­port après rap­port, le GIEC11 confirme son diag­nos­tic : il ne nous reste plus que quelques années avant de chan­ger de tra­jec­toire. En France les gou­ver­ne­ments devront faire preuve de luci­di­té et de cou­rage pour pro­gram­mer une hausse du prix des éner­gies fos­siles, en com­men­çant dès main­te­nant et en visant une crois­sance pro­gres­sive au cours des pro­chaines décen­nies. Ils four­ni­raient ain­si le bon signal à tous les acteurs de l’é­co­no­mie : celui de la néces­si­té d’in­no­ver pour les usages éner­gé­tiques du futur, d’in­ves­tir pour le réajus­te­ment des grandes infra­struc­tures urbaines et de trans­port, de modi­fier les com­por­te­ments pour évi­ter les crises de res­sources et d’en­vi­ron­ne­ment glo­bal qui menacent les socié­tés modernes, et par là même chacun(e) d’entre nous.
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1. Har­din G. 1968. The tra­ge­dy of the com­mons. Science 162 : 1243–1248
2. Pour reprendre le terme popu­la­ri­sé par le Mil­le­nium Assess­ment Report 2006.
3. Le CO2 n’est pas en lui-même un pol­luant toxique et dan­ge­reux (sauf cas excep­tion­nel quand une sur­con­cen­tra­tion éli­mine l’oxy­gène de l’air). Mais c’est le déchet de la com­bus­tion des éner­gies fos­siles, dont seule l’ac­cu­mu­la­tion dans l’at­mo­sphère pose problème.
4. C’est entre autres l’une des recom­man­da­tions majeures du rap­port Stern : « Il faut don­ner une valeur au car­bone ». C’est aus­si le point de vue de très nom­breux éco­no­mistes du « Pigou club » dont font par­tie, entre autres noms pres­ti­gieux, les prix Nobel Joseph Sti­glitz et Gary Becker mais aus­si Alan Greens­pan, l’an­cien pré­sident de la banque fédé­rale amé­ri­caine, ou le célèbre Paul Krug­man. connu internationalement.
5. Mais aus­si dans les autres pays du monde bien sûr.
6. Par oppo­si­tion au méca­nisme d’al­lo­ca­tion gratuite.
7. C’est pré­ci­sé­ment ce chiffre qu’a rete­nu la com­mis­sion éner­gie, dite com­mis­sion Syro­ta, qui pro­pose une aug­men­ta­tion plus forte (de 5 cen­times par litre) pour le gazole jus­qu’à éga­li­sa­tion des taxes (TIPP + TLCC).
8. Les dis­po­si­tifs de cap­tage et de séques­tra­tion du CO2 en sor­tie des cen­trales à char­bon font l’ob­jet de recherche et de tra­vaux non négli­geables. Mais il n’est pas acquis qu’ils puissent être indus­tria­li­sés (pour les cen­trales neuves) avant 2030 et ils ne règlent ni le cas des cen­trales exis­tantes ni bien sûr celui des émis­sions liées à l’u­sage du Coal To Liquid qui va s’ac­cé­lé­rer dès que les ten­sions sur le pétrole vont s’ac­croître, ce qui ne sau­rait tarder.
9. Est-il en fait si dif­fi­cile d’i­ma­gi­ner une géné­ra­li­sa­tion d’i­ci dix à vingt ans de véhi­cules consom­mant 3 à 4 l/100 km ?
10. Un sys­tème alter­na­tif, celui de la carte car­bone, est en cours d’é­tude en Grande – Bre­tagne. C’est un sys­tème de quo­tas pour le sec­teur diffus.
11. Grou­pe­ment inter­gou­ver­ne­men­tal d’ex­perts sur l’é­vo­lu­tion du climat.

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