Quels transports pour la France d’ici le milieu du siècle ?
Suite à la rencontre, le 17 novembre 2004, avec Michel Walrave (54), directeur général adjoint honoraire de la SNCF et Christian Gerondeau (57), président de la Fédération nationale des automobiles clubs, Gérard de Ligny veillant à la bonne ordonnance de ce débat.
Situation actuelle
La route assure actuellement une part largement prépondérante des transports en France : en 2002, 83 %1 des flux de transports de marchandises (hors oléoducs) exprimés en t x km ont été assurés par la route et 15 % par le rail. De même, pour les déplacements de personnes exprimés en voyageur-kilomètre 88,5 % ont été effectués par la route (dont 84,5 % en voiture particulière), 10 % par le rail et 1,5 % par avion.
Cette situation n’est pas nouvelle, mais fait suite à une longue évolution : en 1974, la SNCF assurait un trafic de marchandises de 72 millions de t x km représentant 46 % de parts de marché ; en 2002, ces chiffres étaient tombés à 50 millions de t x km et 20 %. La propension des Français à se déplacer en voiture est plus ancienne encore, puisqu’en 1980 la voiture représentait déjà 81 % des déplacements.
Si on prend comme unité de mesure du trafic fret le « véhicule-kilomètre », la part du rail dans le fret descend à 7 %. Et si on considère, toujours pour le fret, le chiffre d’affaires elle descend à 3,5 %.
Revenant au trafic de voyageurs, on notera les points suivants :
- l’expansion du TGV a été spectaculaire, puisque ce mode de transport, qui n’existait pas en 1980, atteint en 2002 73 % de l’activité « grandes lignes » en voyageur-kilomètre, et plus encore en chiffre d’affaires ;
- par contraste, l’activité des trains express régionaux (TER) apparaît très modeste : 16,9 % du trafic global des grandes lignes (dont les TER ne font pas partie). Or, ces TER utilisent, souvent en exclusivité, 23 000 km de lignes (soit 70 % du réseau) et 2 660 gares ou haltes ;
- au total le trafic voyageur par rail s’est maintenu mais le trafic routier, par voitures particulières et autocars, est monté en vingt ans de plus de 60 %.
Orientations politiques et sociétales
La prédominance de la route, attestée par les données ci-dessus, suscite des critiques sur plusieurs plans : congestion d’axes autoroutiers, pollution atmosphérique, accidents de la route, et danger du « tout pétrole » à la veille d’une crise inéluctable.
Tout en continuant à plébisciter la route, l’opinion publique appuie ces critiques : une enquête de la Sofres réalisée fin 2000 dans cinq pays européens révèle que 79 % de personnes interrogées (91 % en France) pensaient que le flux des poids lourds sur les grandes voies de communication devrait être réduit par une meilleure exploitation du rail.
Quand on considère le rapport de 7 à 93 % entre le rail et la route, la gageure paraît difficile à tenir, mais elle n’a pas découragé les responsables français et européens des transports : en effet le « schéma de services collectifs des transports français » de 2002 et le Livre blanc de la Commission européenne de 2001 retenaient déjà l’objectif de rééquilibrage rail-route en y intégrant les problèmes d’environnement.
Le projecteur est donc branché sur le trafic routier, particulièrement celui des marchandises. Nous allons donc examiner prioritairement les critiques émises sur la route en réservant les problèmes d’engorgement à une réflexion ultérieure sur les infrastructures, englobant route et rail.
Nuisances de la route et effets prévisibles
1) Les pollutions
Les émissions de gaz toxiques et pour les diesels de particules nocives ont été importantes dans les années quatre-vingt, mais les modèles de véhicules produits en 2001 garantissent une baisse de 80 à 90 % pour les moteurs à essence : 2,30 g au km de CO2 contre 16 en 1988, 0,20 g d’hydrocarbures imbrûlés contre 2 g en 1998, 0,15 g d’oxydes d’azote contre 3. Et ces teneurs résiduelles doivent être encore divisées par deux dans les modèles de 2006. Certes, quelques véhicules de 1988 roulent encore, mais la durée de vie moyenne n’est que de sept ans. Le dommage est donc en voie de réduction rapide.
Restent les émissions de CO2, principal gaz à effet de serre (GES). Chaque litre d’essence ou de gas-oil consommé produit environ 2,9 kg de GES et les transports routiers sont responsables de 26 % des émissions de GES en France. Le piège à CO2 à la sortie du pot d’échappement, compatible avec les contraintes d’encombrement n’est pas près d’être découvert. La seule solution est de réduire la consommation de carburant. On nous annonce en effet la voiture à 3 litres aux 100 km, mais pour les dix dernières années la consommation aux 100 km n’a baissé que de 8 % alors que la circulation routière s’accroissait de 25 %. Face aux directives de Kyoto, les routiers vivent à l’abri de l’énergie nucléaire française, laquelle est ainsi le « carburant » presque exclusif du transport ferroviaire. Nous touchons là le talon d’Achille du transport routier.
2) L’insécurité
Malgré certaines « catastrophes ferroviaires » mémorables le risque de la route est incomparable avec celui du fer.
Il y a encore 100 000 accidents corporels par an faisant plus de 5 000 morts et 20 000 blessés graves. Les deux tiers de ces accidents surviennent en milieu urbain mais ils font trois fois moins de morts qu’en rase campagne. Noter aussi qu’à kilométrage égal les poids lourds suscitent moins d’accidents que les véhicules légers (un tiers en moins) et qu’ils n’interviennent que dans 13 % des accidents mortels.
Mais le nombre d’accidents mortels a diminué de moitié en vingt ans, malgré un accroissement de circulation de 60 %.Les règlements de sécurité et la police routière se sont renforcés ; néanmoins il y a encore 1,5 million de contraventions pour excès de vitesse, concernant majoritairement les voitures légères. Les poids lourds sont plus contrôlés que les autres véhicules.
Tous les nouveaux modèles de véhicules lourds sont désormais soumis, par construction, à une limitation de vitesse ; la tolérance zéro est appliquée aux durées de conduite par un même chauffeur (ce qui n’a pas toujours été le cas !). Seule la limite de poids par essieu est difficile à contrôler.
Les progrès de sécurité sont donc très importants mais le coût médiatique et policier de la Sécurité routière est à la charge du contribuable.
3) Crise pétrolière en perspective
Nous tirons des études récentes consacrées à l’énergie une conclusion indiscutable : le pétrole ne sera pas épuisé en 2050, mais il sera vendu très cher par les détenteurs des gisements encore productifs. Néanmoins + 100 % sur le prix producteur ne fait que 10 % sur le prix à la pompe, après transport, raffinage, distribution et taxation, toutes dépenses qui n’ont pas une raison majeure d’augmenter.
La situation serait beaucoup plus grave s’il surgissait des conflits internationaux coupant l’accès de l’Europe aux pays producteurs.
De toute façon il est impératif pour l’avenir du transport routier qu’avant 2050 un carburant de rechange économiquement acceptable ait été mis au point, et qu’en cas de retard un plan de secours soit préparé en envisageant tous les moyens de transport non touchés par la pénurie de pétrole.
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L’horizon du transport routier n’est donc pas sans nuages à long terme. Certes, la recherche technologique est intense sur les principaux points noirs, mais les progrès sont lents sur deux d’entre eux le CO2 et le carburant. Nous allons néanmoins supposer ces problèmes en grande partie résolus dans l’examen des futurs réseaux, routiers et ferroviaires.
Perspectives d’avenir
À moins de blocage insurmontable, soit par la pénurie d’énergie, soit par de graves troubles socioéconomiques, il est vraisemblable que la demande de transports dans les prochaines décennies sera accompagnée, de façon plus ou moins proportionnelle, d’un développement économique ralenti. La croissance à 2 % par an des dernières décennies descendra vraisemblablement au-dessous de 1,5 %.
Si cette tendance se maintient pendant dix à vingt ans, la demande de transport dépassera celle d’aujourd’hui de 25 à 30 % (contre + 50 % dans les vingt dernières années). Par la suite, tout dépendra de l’économie européenne et de la recherche sur les carburants.
Examinons tout de suite l’incidence de cette croissance à 30 % dans les vingt à vingt-cinq prochaines années.
Tendances propres au fret
L’évolution de notre économie de plus en plus dématérialisée entraînera une baisse relative des produits pondéreux, auxquels le rail est le plus adapté.
Par contre le transport routier par camion qui a longtemps pratiqué des infractions flagrantes à la réglementation quant à la limitation de la charge par essieu et de la vitesse, et quant au temps de conduite autorisé, va être obligé de s’y soumettre par le perfectionnement des moyens de contrôle. Cette observance risque d’accroître son coût jusqu’à 50 % pour certains transporteurs désinvoltes, qui heureusement sont minoritaires.
Il existe aussi un questionnement sur la participation des contribuables au financement des transports de marchandises : d’une part le fret ferroviaire n’est vendu qu’à 80 % de son prix de revient (au mieux), d’autre part la dégradation des routes par les poids lourds est-elle payée à son prix (notamment sur les routes sans péage) par les transporteurs routiers ? Les routiers protestent qu’ils paient déjà de gros impôts sur leur carburant et acquittent des péages élevés (sur les routes à péage) ; la SNCF invoque la fatalité du déficit sur le fret ferroviaire dans tous les pays d’Europe. On aimerait un peu plus de transparence sur les prix de revient réels des deux modes de transport.
Tendances propres aux voyageurs
Du côté « route », le développement du parc des voitures particulières (485 VP pour 1 000 habitants en 2002) devrait lui aussi connaître une décélération difficile à estimer.
Du côté « rail » l’essor du TGV se poursuit et repose sur une demande incontestable. Ce mode de transport est d’ailleurs en concurrence beaucoup plus avec l’avion qu’avec la route. Le facteur essentiel en la matière semble être la possibilité d’un aller et retour dans la journée pour les voyages d’affaires, ce qui laisse la prédominance à l’avion au-delà d’une durée de trajet de trois heures environ.
Par contre le déclin d’une partie des TER ferroviaires paraît irréversible face à leur coût ; l’urgence de remplacer les lignes déficitaires par des autocars, en dégonflant auprès de l’opinion publique le symbolisme séculaire du « chemin de fer », commence à s’imposer à plusieurs Conseils régionaux. L’incidence sur le réseau routier sera faible et ne concernera que des routes campagnardes, généralement peu chargées.
Les infrastructures
a) Transports routiers
Les engorgements ne se situent généralement pas sur les parcours de rase campagne. La plupart des autoroutes à 2 x 2 voies sont loin de la saturation et, lorsque la nécessité s’en fera sentir, il sera possible de les porter à 2 x 3 voies, voire 2 x 4 voies (dans des cas exceptionnels). Or les capacités ainsi obtenues sont considérables : environ 80 000 véhicules/jour à 2 x 3 voies et 110 000 à 2 x 4 voies.
À titre de comparaison, le trafic journalier moyen sur l’axe Lille-Paris-Lyon-Marseille, un des plus chargés de France, est actuellement de 42 000 véhicules/jour (dont 19 % de poids lourds). De plus de tels investissements sont rapidement rentabilisés si leur calendrier est harmonisé avec l’évolution de la demande. Ceux qui le seront plus difficilement seront quand même nécessaires pour désenclaver les régions françaises défavorisées.
La question est plus complexe en zone suburbaine et a fortiori urbaine, où tout investissement de capacité est soumis à la triple condition de gestion des contraintes topographiques, de couverture des coûts (particulièrement élevés) et d’acceptabilité sociale, cette dernière tendant d’ailleurs à devenir de plus en plus prédominante et à nécessiter des ouvrages très coûteux (souterrains). Les rocades concentriques devront se multiplier ainsi que les entrepôts et les parkings en tête de ligne des réseaux urbains (routiers, ou ferroviaires).
Mais n’est-ce pas le gigantisme des villes qui est en cause ?
b) Transports ferroviaires
Le succès du ferroviaire – voyageurs en milieu urbain – souterrain et aérien – est manifeste ; son extension est souhaitable sous réserve d’une prévision réaliste de la clientèle attendue. Les réseaux de surface (tramways) sont plus contestés : ils visent surtout à dissuader les voitures particulières de pénétrer en ville ; à long terme c’est peut-être très efficace, mais au détriment de certaines activités urbaines.
Mais c’est avec le fret que le rail est en difficulté, en zone urbaine comme sur les parcours intervilles. De gros investissements seraient nécessaires pour desservir les zones encombrées et leur financement serait très problématique, compte tenu du déficit chronique de l’activité fret à la SNCF.
En outre l’imbrication des trafics « fret » et « voyageurs » ne simplifie pas le problème. C’est pourquoi l’idée a été émise de créer, au moins pour certains cas, des lignes dédiées au fret. Cela deviendrait nécessaire si le trafic routier se trouvait hors course. Ce n’est pas le cas, mais des réalisations du même ordre sont concevables par spécialisation de lignes existantes telles que celles de la rive droite du Rhône.
Quant aux lignes exclusivement TER, il paraît évident que, à la demande des Conseils régionaux, les moins utilisées devront être transformées en lignes d’autocars, ou à la limite laissées à la voiture particulière.
Enfin il n’est pas possible de passer sous silence les lourdeurs que la SNCF doit à son passé. Il lui est par exemple difficile d’être compétitive avec des conducteurs de train, qui coûtent, par kilomètre parcouru, sept fois plus cher que les chauffeurs de poids lourds en règle avec la législation routière.
Ses rigidités lui interdisent aussi de s’adapter à certaines contraintes des chargeurs de fret comme le font des sociétés ferroviaires autonomes britanniques ou japonaises.
Nous allons retrouver ce problème à propos du transport combiné rail-route.
c) Transports combinés
Il y a longtemps que l’on charge des conteneurs sur des wagons – plateformes et qu’on les décharge à la gare d’arrivée, le Sernam pouvant assurer la navette entre gares et domiciles. C’est ainsi que la SNCF réalise le quart de son fret.
Mais le semi-remorque routier assurant le porte à porte d’un domicile à l’autre est très souvent préféré à ce « transport combiné », pour des raisons de commodité, de rapidité et de coût.
Aussi la SNCF a prévu des installations de chargement-déchargement synchronisées avec les horaires de trains, qui atténueront les inconvénients du système. Mais en fait celui-ci ne conviendra qu’à des parcours d’au moins 500 kilomètres.
Le transport du camion entier a également été évoqué bien que le gabarit des chemins de fer français ne permette pas de charger des convois routiers classiques sur des wagons classiques.
Ce mode de transport suppose donc d’utiliser soit une ligne nouvelle (cas de la liaison trans-Manche) soit des wagons spéciaux, dont le coût grèverait encore un mode de transport déjà très onéreux par lui-même. Les quelques exemples existants ou en cours de réalisation, en Suisse et en Autriche, sont favorisés par des contraintes réglementaires fortes et des subventions considérables, pour de courts trajets.
Dans une perspective à très long terme, on ne peut cependant exclure totalement le recours à un tel scénario si les contraintes physiques environnementales ou économiques pesant sur le transport routier venaient à connaître une forte accentuation. Il ne s’agit évidemment pas aujourd’hui d’une priorité.
Conclusion
Il apparaît vraisemblable que notre système de transports ne sera pas très différent de la situation actuelle à échéance du milieu du siècle (ce qui n’exclut pas l’occurrence de tendances différentes à plus long terme).
Le transport routier de marchandises conservera sa prédominance, et il est trop tard pour rêver d’un équilibrage rail-route. Mais des solutions de secours doivent continuer à être recherchées dans le ferroviaire en cas de catastrophe nationale.
Les TGV consolideront et pérenniseront leur succès déjà bien amorcé, en laissant toutefois sa place à l’avion pour les très grandes distances.
Le réseau ferré se concentrera sur un kilométrage plus faible qu’à l’heure actuelle, ce qui n’implique pas nécessairement une réduction de son activité globale.
Une partie des TER sera transférée sur route, ce qui assurera un meilleur niveau de service et la pérennité financière de ces liaisons. Le parc automobile s’accroîtra de ce fait modérément et de même la circulation des voitures particulières.
Les investissements routiers, y compris dans des régions à faible densité de population, ne doivent donc pas être freinés.
Ce pronostic n’est pas une préconisation, mais il correspond manifestement à la préférence des Français en ce qui concerne leurs déplacements personnels, et à la préférence des acteurs économiques en ce qui concerne la marche de leurs entreprises.
Le danger à terme ne réside pas dans le « déséquilibre » rail-route, mais dans la grande consommation de transports que notre système économique exige. Si de grosses perturbations socioéconomiques survenaient (elles n’ont pas manqué au XXe siècle), la population résidant sur notre territoire serait amenée à vivre plus localement en réduisant l’ampleur de ses échanges de pays à pays et de région à région. Il en serait de même si l’énergie consommée par les transports devenait rare et chère. Mais même dans ce cas-là, la route serait un outil plus adaptable que le rail.
Enfin nous sommes conscients d’avoir laissé de côté les possibilités de transports par voie d’eau et par voie aérienne. Sur cette dernière des innovations importantes seront certainement apportées, sa place sur les longues distances doit augmenter.
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1. Les chiffres avancés dans cet article proviennent pour la plupart du fascicule Statistiques du Transport en France publié en octobre 2004 d’après les sources INSEE.