Qu’est-ce que le virtuel ?
Par un effet de mode lié au développement des technologies de l’information, le qualificatif virtuel surgit dans tous nos propos, sans bien souvent qu’un sens clair puisse lui être assigné.
Ce défaut de sens rend ambiguë toute communication sur des faits importants de société. Le problème est d’autant plus aigu que le sens » officiel » est incompatible avec les sciences et technologies modernes, rendant impossible toute compréhension des mécanismes de leur impact culturel et sociétal. Or, à partir des usages scientifiques du terme, il est possible d’identifier un nouveau noyau général de sens propre et de le justifier a posteriori par l’étymologie.
Définition courante, héritée de la scolastique
Tous les dictionnaires et encyclopédies reprennent une conception héritée de la scolastique médiévale. Le Trésor de la langue française donne les définitions suivantes :
» VIRTUEL = I.1. Qui possède, contient toutes les conditions essentielles à son actualisation. Synon. potentiel, en puissance ; anton. actuel. 2. En partic. Qui existe sans se manifester. Synon. latent. À l’état virtuel. 3. P. ext. Qui est à l’état de simple possibilité ou d’éventualité. Synon. possible. II. Subst. masc. sing. à valeur de neutre. Ce qui est en puissance. » Bien entendu, les images virtuelles sont mentionnées, mais aucun sens général du mot ne leur est associé.
» POTENTIEL = A. Qui existe en puissance, virtuellement. Synon. virtuel. PHILOS. Qui existe en puissance et non en acte. Anton. actuel. »
Ainsi le virtuel est-il quasiment identifié au potentiel, si ce n’est (d’une manière bien floue) qu’aucune condition essentielle ne doit manquer à son actualisation ; mais quel type de conditions non essentielles manque-t-il alors ? Le virtuel n’est pas non plus distingué du latent et il peut même s’étendre au possible et à l’éventuel. Il est explicitement opposé à l’actuel, mais pas directement au réel.
Bergson compte parmi les plus gros consommateurs contemporains de ce mot (et des mots connexes : virtuellement et virtualité) : plusieurs centaines d’occurrences dans ses livres Durée et simultanéité, Matière et mémoire, L’évolution créatrice, dans lesquels le terme, jamais explicitement défini, est toujours utilisé dans le sens scolastique ou ses extensions (possible), voire parfois en un sens encore plus étendu, comme quasi synonyme d’imaginaire. Deleuze, principalement dans Différence et répétition, en développant les notions d’un » processus du réel » et d’un » processus du virtuel « , se veut l’interprète de Bergson – fidélité qui peut être débattue. Dans le monde des sciences et technologies de l’information, la conception de Deleuze a été vulgarisée par Pierre Lévy.
Usages scientifiques du terme
Prenons le reflet dans un miroir (qui est, techniquement parlant, une image virtuelle) comme prototype du virtuel au sens que nous voulons élucider et considérons un objet A posé devant un miroir bien poli et bien propre. Ce qui nous intéresse ici est la description phénoménologique spontanée : tout observateur O situé dans la portion adéquate d’espace voit » dans le miroir » un » reflet » A” de A. Certains faits évidents méritent d’être explicités :
a) le caractère virtuel du reflet n’est pas de l’ordre de l’imagination : il peut au contraire être défini d’une manière rigoureuse, objective, indépendante de tout repère et de tout observateur ; il est inhérent aux conditions expérimentales ; et les conditions de son observation effective sont elles aussi objectives, formulables en termes de propriétés géométriques de la faculté visuelle et du bon positionnement de l’oeil dans la zone (conique) d’observation ;
b) le caractère virtuel du reflet n’est pas de l’ordre du potentiel : il n’entre dans le reflet aucune composante dont on pourrait suspecter qu’elle soit en attente d’une quelconque actualisation ; il ne peut être que là où il doit être, qu’il y ait ou non quelqu’un en position de l’observer [on est très loin des problèmes de l’observation quantique] ; la seule chose que le reflet peut éventuellement » attendre » est la présence effective, au bon endroit, d’un observateur ayant les capacités perceptives adéquates ; mais cette présence ne peut d’aucune manière être qualifiée de potentielle – elle est hypothétique ou éventuelle ;
c) le reflet a toutes les qualités visuelles d’un objet réel ; dans cette modalité sensori-motrice, il est strictement équivalent à un objet réel : ce n’est pas un vague mirage, plus ou moins clair, plus ou moins flou : il est aussi visible que A, c’est-à-dire à la fois aussi lumineux et aussi distinct ; les modifications de l’angle et des distances sous lesquels l’image A” est perçue lors de déplacements et mouvements divers de O se conforment exactement à ce qui se passerait si elle était un objet réel situé à la place de A” ; c’est d’ailleurs pourquoi, quand nous traitons du virtuel, nous pouvons considérer la vision dans sa pleine dimension sensori-motrice, pas seulement comme perception passive ; bien que la portion de l’espace réel où il se trouve soit physiquement inaccessible au regard de O, c’est, de la manière la plus physiquement concrète qui puisse être, sur ce reflet A” de A, de l’autre côté du miroir (et non, par exemple, sur la surface du miroir) que le regard de O converge effectivement et c’est également sur A” que chaque oeil accommode ;
d) le reflet s’impose à notre perception visuelle avec la même force que n’importe quel objet réel, que nous connaissions ou non son caractère virtuel, que nous le voulions ou non ; la perception du reflet est immédiate et universelle dans l’espèce humaine ; elle n’est sous la dépendance d’aucune composante culturelle, d’aucun entraînement préalable (contrairement, par exemple, à une photo en noir et blanc, dont on sait qu’elle n’est pas immédiatement » lisible » par certains peuples primitifs) ;
e) le virtuel, bien que pleinement actuel, n’existe que relativement à un type déterminé de système perceptif : prenons un appareil photo autofocus et visons le reflet A” ; tout comme l’œil, c’est exactement sur A” qu’il fait le point, que je sois là ou pas ; la magie apparente du résultat dépend étroitement de l’algorithme mis en oeuvre par les systèmes de mise au point ; celui-ci est basé sur l’analyse des microcontrastes ; s’il reposait par exemple sur des techniques de télémétrie laser, ça ne marcherait pas.
Finalement, tant que les conditions d’observation sont satisfaites, rien ne permet de distinguer visuellement le reflet de l’objet réel. Il n’en va évidemment pas de même dans les autres modalités sensorielles. On peut ainsi imaginer des situations produisant quelques discordances sensorielles ; et l’on comprend aussi pourquoi la plupart des animaux, qui n’ont pas la même prédominance que nous de la vision sur les autres sens, n’accordent que peu d’attention aux miroirs.
La notion de virtuel qui se dégage de cet exemple élémentaire s’applique dans d’autres modalités sensorielles. Il est ainsi très facile de fabriquer des sons virtuels, qui semblent provenir d’un endroit d’où aucun son réel ne peut être émis. On vérifiera aisément que toutes les considérations générales précédentes au sujet du reflet peuvent être transposées à ces sons virtuels.
En outre, les technologies de la réalité virtuelle (RV), avec leur objectif ultime d’immersion sensorielle totale, visent à étendre à tout l’espace le champ d’observation visuelle des objets virtuels et à étendre l’immersion à d’autres modalités sensori-motrices. Toutes les propriétés du virtuel relevées au sujet des images virtuelles se transposent, par construction, aux » mondes virtuels » de la RV, dans les modalités sensorielles concernées. Que l’objectif pratique défini par les besoins effectifs de chaque application soit en réalité beaucoup moins ambitieux ne change rien à cette conclusion, si ce n’est qu’en RV, comme dans tous les cas précédents, le cadre opératoire est limité a priori.
Un nouveau noyau général de sens propre
Une analyse étymologique de » virtuel » (qu’il serait trop long de reproduire ici) comme » ayant les vertus de » conduit à la définition générale suivante, pleinement compatible avec les exemples ci-dessus : est virtuel ce qui, sans être réel, possède avec force et de manière pleinement actuelle, les qualités du réel. Dans toute sa généralité, cette définition suppose une nouvelle modalité de l’Être, au même plan que le réel, le possible, l’imaginaire.
Il est intéressant de voir comment, quand elle est identifiée en tant que telle, la rhétorique moderne du virtuel conforte cette définition. L’eau accumulée en amont d’un barrage a le potentiel de le rompre et d’inonder la vallée. Est potentiel ce qui pourrait être actualisé, mais ne l’est pas (ou pas encore) et peut effectivement ne jamais advenir. Mais dire de la vallée qu’elle est virtuellement inondée par cette eau signifie tout autre chose : à savoir que le barrage est condamné, de manière quasi inéluctable, à se rompre incessamment et que l’on se situe d’emblée dans une perspective d’anticipation de cette situation. Or, ce dont il s’agit alors, c’est de présenter une situation future et hypothétique comme étant acquise, en abolissant les dimensions temporelle et factuelle qui nous en séparent – c’est de la présenter comme actuelle (au double sens : à la fois » maintenant » et » réalisée »), afin d’en accroître le pathos. Il s’agit donc bien ici d’une rhétorique du virtuel.
Reprenons notre analyse, pour parvenir à une conséquence essentielle. Si ce qui est nié d’un X virtuel ne concerne pas les qualités ou propriétés d’un X réel, ni la force avec laquelle elles sont manifestées, alors un X virtuel doit être opératoirement équivalent à un X réel, en regard de ce qui définit normalement un X. Là encore, nous pouvons vérifier qu’il en est bien ainsi des images virtuelles de l’optique et des sons virtuels, et que c’est le but des technologies de la RV que de construire des mondes virtuels qui soient opératoirement équivalents (dans un cadre opératoire prédéfini) au monde réel.
Conséquences pratiques
Terminons par trois conséquences pratiques de cette conception du virtuel.
Premièrement, l’exemple du reflet illustre parfaitement le fait général que d’un objet virtuel peuvent être issus des effets réels (comme les rayons réfléchis), de sorte que la perception qu’on en a et toute notre relation à lui sont bien réelles, comme le sont celles du reflet ou du son virtuel. Le monde dans lequel nous nous trouvons immergé à un moment donné peut être virtuel, il n’en reste pas moins que les expériences mentales que nous y vivons et les émotions que nous y ressentons sont bien réelles et ont sur nous des effets bien réels, y compris d’ordre physique. Ce fait est utilisé avec succès pour traiter des phobies avec les techniques de la RV. À l’opposé, la conception scolastique du virtuel comme étant en attente d’actualisation ne peut que rendre ces effets totalement incompréhensibles. Ces remarques illustrent aussi à quel point la notion courante d’illusion est impropre à saisir les subtilités du virtuel.
Deuxièmement, si le virtuel a, avec force, les qualités du réel, s’il est opératoirement équivalent au réel, alors, dans le cadre opératoire adéquat, le virtuel est tautologiquement indiscernable du réel par ses qualités et par sa force de présence. Et, si ces qualités s’imposent ainsi dans l’ordre de la perception et de l’action (ordre sensori-moteur), elles doivent fatalement s’imposer aussi dans l’ordre des systèmes de signes et des élaborations rationnelles qui viennent s’y superposer (ordre sémiotico-cognitif). Il en résulte que le virtuel est indiscernable du réel par des principes généraux, dans les deux ordres majeurs de l’expérience humaine ordinaire, sensori-moteur et sémiotico-cognitif. Dans cette phrase, la partie soulignée, » par des principes généraux « , est essentielle et constitue la ligne de démarcation d’avec la science-fiction. Car le virtuel peut en général être facilement distingué du réel par toute personne normale, de manière spécifique, dans chaque situation spécifique : par exemple, sortir du cône de visibilité du reflet ou recourir à une autre modalité sensorielle. Quoique sous une forme très différente, ce point répond au thème central des films sur la réalité virtuelle apparus au début des années 2000 (Matrix, eXistenZ, Avalon, etc.) : la difficulté à établir la distinction. Que celle-ci échappe à la formalisation n’empêche pas qu’il soit nécessaire d’en maintenir le principe (ne serait-ce que pour échapper au solipsisme). En outre, l’impossibilité d’établir des preuves générales du réel devrait pointer vers la nécessité de développer notre sens du réel.
Troisièmement, l’introduction d’une catégorie générale du virtuel, libérée du champ scientifique ayant initialement permis de la repérer, et au même plan que celles du réel, du potentiel, de l’imaginaire, mais clairement distincte de chacune d’elles, ne peut être sans conséquences épistémologiques de très large portée. Par exemple, on peut résoudre le problème qui pollue depuis ses débuts toute discussion sur l’Intelligence artificielle (IA) : comment un agent artificiel peut-il être dit intelligent ? Insistons d’abord sur la force avec laquelle le dilemme s’impose à la pensée : il y a d’une part le fait d’expérience incontestable que certains agents artificiels semblent effectivement dotés d’intelligence (en l’état actuel des technologies, dans un contexte d’interaction très limité et pour un temps limité) ; et il y a d’autre part une réticence bien compréhensible à attribuer de l’intelligence à un logiciel, qui n’est finalement qu’une espèce de boulier ou de système d’engrenages un peu compliqué.
Notre définition du virtuel permet de dire, en un sens précis, que cet agent a une intelligence virtuelle. Tout comme un reflet dans un miroir, celle-ci n’est ni imaginaire ni potentielle, bien qu’elle ne puisse apparaître que dans le cadre opératoire adéquat et ne puisse être expliquée qu’en termes d’interaction (de la même manière que le reflet n’est compris qu’en termes de rayons lumineux et de réflexion). Et si d’aventure les progrès technologiques (dont la robotique, avec le développement de capacités perceptives et la simulation d’expressions faciales, d’intonations, d’émotions, de traits de caractères) parvenaient à lui donner un semblant de conscience, celle-ci devrait aussi être dite virtuelle. Nous sommes ainsi aux antipodes du sensationnalisme qui s’est développé autour de l’IA (et resurgit avec la moindre avancée technique). Et, de même que la notion de reflet ne fait sens qu’en référence à certaines capacités sensori-motrices, celle d’intelligence d’un agent artificiel ne peut faire sens qu’en référence aux capacités d’interaction sémiotico-cognitive de notre espèce. Ainsi devrions-nous nous efforcer à penser notre relation à la Machine (ou à son prototype universel, l’ordinateur) plutôt que continuer à nous penser comme des machines.
Cet article est basé sur le livre Méditations sur le réel et le virtuel et sur l’article « Virtuel » dans le Dictionnaire international des termes littéraires. Pour des références plus complètes, voir : http://www.carva.org/Denis.Berthier