Qu’est-ce qu’être égal ? Le contraste entre les États-Unis et le Brésil

Dossier : Les différences culturellesMagazine N°624 Avril 2007Par Livia BARBOSA

La liber­té et l’é­ga­li­té consti­tuent les valeurs cen­trales de la moder­ni­té. Mais, com­ment arbi­trer entre elles quand elles entrent en conflit ? Et qu’est-ce qu’être libre ? Qu’est-ce qu’être égal ? Les réponses dif­fèrent gran­de­ment selon les socié­tés, en fonc­tion des concep­tions de l’in­di­vi­du et des rap­ports entre l’in­di­vi­du et la socié­té qui marquent les diverses cultures. Cela appa­raît bien quand on com­pare les États-Unis et le Brésil.

Égalité d’opportunités : le cas des États-Unis

La socié­té amé­ri­caine valo­rise la liber­té (free­dom) par-des­sus tout. Elle la conçoit comme auto­no­mie indi­vi­duelle, comme droit de faire tout ce que l’on désire et que les lois n’in­ter­disent pas, sous la pro­tec­tion des dites lois. L’ac­cent est mis sur les droits civils, sur la défense de la jouis­sance de ces droits, à l’a­bri des abus d’au­to­ri­té : avoir des biens, pou­voir expri­mer, à l’a­bri de toute cen­sure, des croyances oppo­sées à la posi­tion des gou­ver­nants, pour­suivre ses propres objec­tifs sans être sou­mis à des normes impo­sées, à des contrôles exté­rieurs. C’est la liber­té de ne pas être contraint, de ne pas être empri­son­né, ni ter­ro­ri­sé, et prin­ci­pa­le­ment de n’être pas sou­mis à l’in­ter­ven­tion de l’É­tat2.

Toute idée d’é­ga­li­té est subor­don­née à cette vision de la liber­té et ne peut pros­pé­rer que dans la mesure où elle est com­pa­tible avec celle-ci. L’é­ga­li­té n’est légi­time que quand elle n’en­trave pas l’in­dé­pen­dance et l’au­to­no­mie des per­sonnes. Des concep­tions redis­tri­bu­tives de l’é­ga­li­té ou des poli­tiques de nivel­le­ment sont per­çues comme por­teuses d’une inter­fé­rence directe de l’É­tat ou de la com­mu­nau­té dans la sphère de l’au­to­no­mie indi­vi­duelle et comme une mise en cause du droit des indi­vi­dus à jouir des fruits – bons ou mau­vais – de leurs actions.

Dans la socié­té amé­ri­caine, l’é­ga­li­té est vue comme une éga­li­té d’op­por­tu­ni­tés (appe­lée aus­si éga­li­té natu­relle). On retrouve la notion fon­da­trice de la nation amé­ri­caine, « lieu des oppor­tu­ni­tés, noyau du rêve amé­ri­cain et de l’A­me­ri­can Creed »3. Est défi­nie comme juste toute dis­tri­bu­tion des situa­tions venue d’un état de nature, ou encore d’une éco­no­mie de mar­ché où règne une éga­li­té for­melle d’op­por­tu­ni­tés. Toute posi­tion ou res­source dis­po­nible dans la socié­té doit être acces­sible à tous ceux qui dis­posent des talents et capa­ci­tés néces­saires pour les obte­nir et en pro­fi­ter au terme d’une com­pé­ti­tion ouverte. Du point de vue de la jus­tice, tous doivent avoir les mêmes droits et béné­fi­cier des mêmes oppor­tu­ni­tés, sans néces­sai­re­ment obte­nir les mêmes résultats.

Une égalité légale

Un indi­vi­du abs­trait et universel
Cette concep­tion de l’égalité est ancrée dans une repré­sen­ta­tion de l’individu qui est cen­trale dans la socié­té amé­ri­caine. Si cette concep­tion a de mul­tiples sources (le chris­tia­nisme, la « com­mon law » anglaise et le libé­ra­lisme de Locke) elle offre quelques traits sin­gu­liers. Le plus impor­tant peut-être est l’idée d’un indi­vi­du abs­trait et uni­ver­sel, anté­rieur à l’existence de la socié­té, onto­lo­gi­que­ment supé­rieur à elle et lié à d´autres indi­vi­dus par un contrat social qui a comme objec­tif cen­tral de bri­der l’intérêt de cha­cun de façon que la vie en socié­té soit pos­sible. La pré­sence de l’État ou de n’importe quelle ins­ti­tu­tion ayant le pou­voir de répri­mer l’autonomie et les liber­tés indi­vi­duelles doit être aus­si réduite que pos­sible. Le contrat social est déjà un ins­tru­ment suf­fi­sant pour bri­der l’intérêt indi­vi­duel et la liber­té per­son­nelle, et four­nit un contexte per­met­tant que la jus­tice se pro­duise natu­rel­le­ment. « Socie­ty is pro­du­ced by our wants and govern­ment by our wicked­ness ; the for­mer pro­motes our hap­pi­ness posi­ti­ve­ly by uni­ting our affec­tions, the lat­ter nega­ti­ve­ly by restrai­ning our vices.4 »

Cette notion d’é­ga­li­té d’op­por­tu­ni­tés va de pair avec celle d’é­ga­li­té for­melle ou légale : éga­li­té devant la loi, absence de res­tric­tions dans la pro­tec­tion juri­dique dont cha­cun béné­fi­cie dans la pour­suite de ses objec­tifs. L’é­ga­li­té for­melle est l’ins­tru­ment de la réa­li­sa­tion d’une éga­li­té d’op­por­tu­ni­tés. Elle n’est pas pour autant une garan­tie de suc­cès, et l’é­ga­li­té d’op­por­tu­ni­té, dans le sens amé­ri­cain, ne signi­fie pas l’é­ga­li­té éco­no­mique. Elle n’est pas pro­messe de dis­tri­bu­tion équi­table des res­sources éco­no­miques, des pri­vi­lèges sociaux ou d’une recon­nais­sance morale. Au contraire, à par­tir d’une situa­tion « éga­li­taire » ini­tiale, elle est por­teuse d’une situa­tion d’i­né­ga­li­té finale dans presque toutes les dimen­sions de la vie humaine. Le rôle du gou­ver­ne­ment est d’as­su­rer le res­pect des lois et non de s’en­ga­ger dans une pro­mo­tion d’une éga­li­té concrète entre tous les citoyens. Tous les types de nivel­le­ment et les poli­tiques qui y conduisent doivent être com­bat­tus. Les êtres humains ne sont pas égaux mais sont nés avec des droits égaux. On a une forte pré­fé­rence pour des doc­trines et des visions non-éga­li­taires et un rejet des concepts d’é­ga­li­té dis­tri­bu­tive ou d’é­ga­li­té de consommation.

Égal mais différent

La self-reliance est un autre aspect de cette vision de l’in­di­vi­du. Chaque indi­vi­du a, ou devrait avoir, la capa­ci­té d’af­fron­ter la vie à par­tir de ses propres res­sources inté­rieures. Tout ce dont nous avons besoin pour réa­li­ser nos rêves et nos dési­rs se trouve en nous-mêmes. C’est notre tâche d’a­gran­dir nos poten­tia­li­tés, de nous auto-enri­chir et de nous per­fec­tion­ner. Cha­cun mérite tout ce qu’il peut obte­nir par son talent et sa détermination.

Les dif­fé­rences entre les per­sonnes sont vues comme le résul­tat des dif­fé­rences de capa­ci­tés et de talents propres à cha­cun, elles-mêmes pro­duit de la lote­rie de la nature. Bien qu’elles soient arbi­traires elles sont pro­fon­dé­ment valo­ri­sées, car elles expriment l’es­sence de cha­cun, ses par­ti­cu­la­ri­tés idio­syn­cra­siques. Elles sont plus sou­li­gnées que les res­sem­blances, parce qu´elles sont la base des iden­ti­tés indi­vi­duelles5. Ce sont elles qui nous donnent notre ori­gi­na­li­té, nous huma­nisent et nous par­ti­cu­la­risent. Plus encore, elles sont consi­dé­rées comme socia­le­ment et poli­ti­que­ment utiles au pro­grès humain. Être humain c’est être for­mel­le­ment égal, mais réel­le­ment différent.

Ce qui doit être évi­té (et en ce sens il est légi­time de par­ler d’é­ga­li­té) c’est toute ten­ta­tive d’u­ti­li­ser les dif­fé­rences de capa­ci­tés, de talents et d’ef­forts pour éta­blir des dis­tinc­tions légales et des pri­vi­lèges sociaux faus­sant la com­pé­ti­tion. L’é­ven­tuelle supé­rio­ri­té d’une per­sonne dans un cer­tain domaine d’ac­tion n’empêche pas sa subor­di­na­tion à la loi géné­rale. La jus­tice sociale est beau­coup plus proche d’une pro­por­tion­na­li­té que d’une éga­li­té, dans le sens que lui donne l’i­déo­lo­gie éga­li­ta­riste qui prêche l’é­ga­li­té abso­lue des condi­tions pour tous les membres de la socié­té. Cette pro­por­tion­na­li­té a trait à la par­ti­ci­pa­tion de cha­cun au pro­ces­sus pro­duc­tif et aux résul­tats qui en découlent. Cha­cun est vu comme rece­vant en pro­por­tion directe de ses talents et de ses efforts. La mesure de la per­for­mance indi­vi­duelle devient ain­si le méca­nisme social par excel­lence, qui per­met à la socié­té d’é­ta­blir des dif­fé­rences légi­times, d’é­va­luer et de construire des hié­rar­chies de mérite et de sanc­tion­ner ceux qui pré­sentent un mau­vais résultat.

L’in­di­vi­du est un sujet proac­tif, qui per­çoit la réa­li­té comme quelque chose d’ob­jec­tif et d’ex­té­rieur à soi, où il peut inter­ve­nir, qu’il peut chan­ger et for­ma­ter selon ses envies, ses ambi­tions et sa volon­té de s’af­fir­mer. Ses actions sont per­çues comme déter­mi­nées de l’in­té­rieur et rare­ment comme contraintes par des fac­teurs his­to­riques et sociaux. Les contraintes font par­tie de la réa­li­té et ce que l’on attend de cha­cun est de les dépas­ser. Des jus­ti­fi­ca­tions et des excuses concer­nant ses propres per­for­mances ont du mal à être reçues, dans la mesure où elles situent l’o­ri­gine des réa­li­sa­tions, bonnes ou mau­vaises, à l’ex­té­rieur de l’in­di­vi­du ; dans des fac­teurs his­to­riques et sociaux qui, si on les regarde comme dotés d’un pou­voir déter­mi­nant, finissent par faire dis­pa­raître ce qui est au cœur de tout ce sys­tème d’i­dées – l’in­di­vi­du – et par miner sa supé­rio­ri­té onto­lo­gique par rap­port à la socié­té. La per­sonne mérite tout ce qu’elle réus­sit à obte­nir, elle le doit à son talent et à sa détermination.

Égalité réelle : le cas brésilien

L’égalité for­melle
L’égalité for­melle est consti­tu­tive du Bré­sil indé­pen­dant. Éta­blie dès la Consti­tu­tion de 1824, elle est pré­sente dans toutes les consti­tu­tions qui ont sui­vi. Sa por­tée a évo­lué au fil du temps. Elle a concer­né pro­gres­si­ve­ment des groupes sociaux jusqu’alors exclus du droit de vote, tels que les non­pro­prié­taires, les Noirs (en tant qu’esclaves), les femmes et les anal­pha­bètes. Mais cette inclu­sion crois­sante n’a pas mis fin à la vision hié­rar­chique qui marque la légis­la­tion civile et pénale, laquelle dis­tingue dif­fé­rents types d’individus. Quel­que­suns béné­fi­cient de pri­vi­lèges spé­ci­fiques, tels un empri­son­ne­ment spé­cial pour ceux qui ont un diplôme uni­ver­si­taire ou des ins­tances de juge­ment pri­vi­lé­giées en cas de crimes de droit com­mun pour les juges, les séna­teurs et les dépu­tés. L’égalité for­melle concerne plus les droits poli­tiques que les droits civils. Selon un dic­ton popu­laire : « La loi est égale pour tous, mais quelques-uns sont plus égaux que les autres. »

Au Bré­sil, la concep­tion de liber­té qui pré­do­mine (liber­ty) pri­vi­lé­gie la dimen­sion poli­tique et non la dimen­sion civique, chère aux Anglo-Saxons. Il s’a­git essen­tiel­le­ment d’un désir d’au­to­gou­ver­ne­ment, qui n’hé­site pas à limi­ter l’au­to­no­mie per­son­nelle, et accepte que l’in­di­vi­du soit sou­mis à des tota­li­tés qui trans­cendent ses dési­rs et son vou­loir. La socié­té est impré­gnée par une idéo­lo­gie et une rhé­to­rique éga­li­taires. Celles-ci incitent à se méfier de tout pro­ces­sus impli­quant de l’au­to­no­mie, de l’in­di­vi­dua­li­sa­tion, la valo­ri­sa­tion des dif­fé­rences indi­vi­duelles à titre de cri­tère de dis­tinc­tion entrer les per­sonnes. Si la socié­té bré­si­lienne s’at­tache à deux types d’é­ga­li­té – l’é­ga­li­té for­melle de tous devant la loi et l’é­ga­li­té réelle, ou sub­stan­tive – c’est la seconde qui compte avant tout.

La notion prin­ci­pale d’é­ga­li­té qui tra­verse la socié­té bré­si­lienne est l’é­ga­li­té réelle, ou sub­stan­tive. Tous membres d’une même espèce, nous par­ta­geons les mêmes carac­té­ris­tiques phy­siques et bio­lo­giques et un même des­tin final. L’hu­ma­ni­té se trouve pré­sente en chaque per­sonne. Par consé­quent, tous les indi­vi­dus sont sub­stan­ti­ve­ment et radi­ca­le­ment égaux. Ce que l’on valo­rise dans cette concep­tion de l’é­ga­li­té est ce que nous avons en com­mun, ce qui nous unit en tant qu’es­pèce bio­lo­gique, beau­coup plus que ce qui nous rend dif­fé­rent des autres, nous dis­tingue en tant qu’individualités.

Cette concep­tion de l’é­ga­li­té est ancrée dans une phi­lo­so­phie héri­tière de Rous­seau plu­tôt que du libé­ra­lisme anglo-saxon de Hobbes et Locke. L’in­di­vi­du n’est pas consi­dé­ré comme pré­exis­tant à son entrée en socié­té. Au contraire, c’est sa par­ti­ci­pa­tion à un uni­vers social qui lui confère son humani­té. On sup­pose qu’une tota­li­té pré­existe à l’in­di­vi­du et que l’u­ni­ver­sa­li­té de celui-ci, en tant que membre de l’es­pèce humaine, passe par son appar­te­nance à un groupe social. Une par­tie de ce que je suis et de ce que je réa­lise n’est pas per­çue comme la consé­quence de mes envies et de mes déci­sions, mais plu­tôt de mon appar­te­nance à cer­tains groupes sociaux. On ne s’at­tend pas à ce que l’in­di­vi­du trouve en lui-même toutes les res­sources néces­saires pour affron­ter la vie. Au contraire, les amis, la famille, les rela­tions, bref le capi­tal social de cha­cun est vu comme la variable la plus impor­tante dans la manière dont il conduit celle-ci. À la self-reliance nord-amé­ri­caine nous pour­rions oppo­ser la social capi­tal-reliance brésilienne.

L’in­di­vi­du ain­si conçu ne veut pas seule­ment être recon­nu en rai­son de ses talents et ses capa­ci­tés mais aus­si de son inser­tion par­ti­cu­lière dans la socié­té : classe sociale, rap­ports per­son­nels, etc. C’est un sujet qui voit dans son envi­ron­ne­ment social, et non en son propre sein, le lieu cen­tral où se trouvent les outils dont il a besoin pour la réa­li­sa­tion de ses rêves, de ses dési­rs et de ses pro­jets. Il est un sujet qui réagit aux condi­tions où il se trouve, plus qu’il ne fait des plans, dif­fé­rent du type proac­tif des États-Unis, qui regarde le monde social comme un ensemble de fac­teurs et de situa­tions qui devront être domi­nées et appri­voi­sées à par­tir de son envie, de son rêve et de sa volonté.

L’individu n’est pas maître de ses capacités

Un rejet de la compétition
La com­pé­ti­tion devient un méca­nisme socia­le­ment néga­tif, parce que les résul­tats de ceux qui sont en com­pé­ti­tion ne sont pas com­pa­rables entre eux. L’excellence des uns et la médio­cri­té des autres perdent leur sens du fait des dif­fé­rences de condi­tions qui affectent leurs per­for­mances. Des sanc­tions, des prix, des pri­vi­lèges et des sta­tuts décou­lant de l’évaluation des per­for­mances sont vus comme sus­pects et en grande par­tie injustes. La mesure des résul­tats ou l’établissement de stra­té­gies visant à pri­vi­lé­gier ceux qui pré­sentent une meilleure per­for­mance appa­raissent alors comme un méca­nisme dont l’objectif est d’établir des hié­rar­chies de mérite illé­gi­times, parce qu’elles mécon­naissent les contextes sin­gu­liers de cha­cune des per­sonnes concernées

Cette concep­tion conduit à nier que les dif­fé­rences indi­vi­duelles soient direc­te­ment res­pon­sables des bons ou des mau­vais résul­tats de cha­cun. L’in­di­vi­du n’est pas le maître, dans un sens méta­pho­rique, de ses capa­ci­tés et de ses talents, ni des résul­tats qui en découlent. Les résul­tats indi­vi­duels, bons ou mau­vais, sont presque tou­jours rela­ti­vi­sés, déva­lués ou sim­ple­ment igno­rés. Étant des consé­quences, en grande par­tie, des fac­teurs his­to­riques et sociaux, les dif­fé­rences de résul­tats entre indi­vi­dus sont vues comme évi­tables, à la limite indé­si­rables. La per­for­mance de cha­cun est vue comme le fruit de condi­tions spé­ci­fiques qui rendent impos­sible toute com­pa­rai­son. Les inéga­li­tés sont vues comme étant le fruit des condi­tions sociales où les indi­vi­dus sont nés et se sont développés.

Dans ces condi­tions, l’i­dée de jus­tice sociale est beau­coup plus proche d’une vision véhi­cu­lée par les idéo­lo­gies éga­li­taires, qui prônent l’é­ga­li­té abso­lue de condi­tions et de résul­tats, que d’une vision de pro­por­tion­na­li­té entre ce que cha­cun réa­lise et ce qu’il reçoit. Elle ne conduit pas seule­ment à récla­mer l’é­ga­li­té éco­no­mique, mais tous les types pos­sibles d’é­ga­li­té : ce qui est don­né à l’un doit être éten­du à tous, de façon indé­pen­dante de ses fonc­tions et de ses résul­tats. Il s’a­git de pro­mou­voir des situa­tions éga­li­taires – c’est-à-dire indé­pen­dantes des résul­tats et de la contri­bu­tion de cha­cun à la pro­duc­tion. L’É­tat est regar­dé comme devant être l’ou­til cen­tral dans la pro­mo­tion de cette éga­li­té sub­stan­tive. Récla­mer des mesures de nivel­le­ment des salaires, de réser­va­tion de mar­chés à cer­tains groupes et de pro­mo­tion à l’an­cien­ne­té occupe une place cen­trale dans la rhé­to­rique poli­tique brésilienne.

Cette vision selon laquelle quelques-uns sont en posi­tion supé­rieure aux autres quand ils entrent en com­pé­ti­tion cor­res­pond à une concep­tion de l’in­di­vi­du qui y voit un sujet faible. Il serait dépour­vu des res­sources inté­rieures lui per­met­tant de domi­ner les situa­tions où il se trouve, donc inca­pable d’en­trer en com­pé­ti­tion et de triom­pher de plus puis­sants au sein des vicis­si­tudes de la vie réelle. L’in­di­vi­du doit être pro­té­gé ou garan­ti contre la com­pé­ti­tion. On ne cherche pas la recon­nais­sance des per­for­mances dif­fé­ren­tielles des indi­vi­dus, mais un état éga­li­taire dans lequel ce qui est don­né à l’un doit être don­né à tous, indé­pen­dam­ment des per­for­mances indi­vi­duelles et des « inéga­li­tés natu­relles », dans la mesure où celles-ci ne sont que le dégui­se­ment de variables his­to­riques et sociales.

Autonomie contre communauté

Les États-Unis, nés modernes, ont construit une notion d’in­di­vi­du a‑historique, onto­lo­gi­que­ment supé­rieur à la socié­té, celle-ci étant consti­tuée par la réunion libre et volon­taire de ses membres. Les indi­vi­dus sont des enti­tés auto­nomes et mora­le­ment égales. L’é­ga­li­té devant la loi, qui garan­tit une égale pos­si­bi­li­té d’a­gir, ne neu­tra­lise pas la recon­nais­sance du fait que tous dif­fèrent entre eux quant aux capa­ci­tés et aux talents. La res­pon­sa­bi­li­té de ma posi­tion à l’in­té­rieur de la hié­rar­chie sociale me revient exclu­si­ve­ment. Toutes les res­sources dont je dépends pour réus­sir dans la vie reposent au-dedans de moi. La tâche de cha­cun est de sur­mon­ter les obs­tacles de la vie sociale, à sa manière et selon ses propres res­sources. Toute idéo­lo­gie éga­li­taire s’at­ta­quant à l’au­to­no­mie indi­vi­duelle et cher­chant à neu­tra­li­ser les dif­fé­rences serait incom­pa­tible, en toute logique, avec cette concep­tion de l’in­di­vi­du. Les indi­vi­dus doivent avoir une auto­no­mie maxi­male pour s’ex­pri­mer et pour­suivre leurs objectifs.

Au contraire, le type d’in­di­vi­du que sup­pose la concep­tion de l’é­ga­li­té que l’on trouve au Bré­sil res­semble à la per­sonne telle qu’elle est vue dans les socié­tés holistes et hié­rar­chiques6. C’est un sujet déter­mi­né de l’ex­té­rieur, par des variables his­to­riques et sociales, sur les­quelles il n’a aucun contrôle, un sujet qui entre dans le monde des rela­tions sociales en grande par­tie pré­dé­ter­mi­né par une tota­li­té qui lui pré­existe. Le fait d’at­tri­buer l’o­ri­gine des dif­fé­rences au contexte social (et non pas à la lote­rie de la Nature) rend inac­cep­table la concep­tion amé­ri­caine de l’é­ga­li­té. À par­tir du moment où, tout en conser­vant une vision holiste et hié­rar­chique des rap­ports entre l’in­di­vi­du et la socié­té, on adhère à la valeur moderne d’é­ga­li­té, on ne peut se conten­ter d’une éga­li­té for­melle, mais on est ame­né à exi­ger une éga­li­té réelle (sub­stan­tive). La réfé­rence devient une com­mu­nau­té d’é­gaux fonc­tion­nant comme une tota­li­té du type holiste, fon­dée à bor­ner sévè­re­ment l´autonomie de ses membres. Au sein de celle-ci, cha­cun dis­pose d’un pou­voir de reven­di­ca­tion sur les actions des autres membres du groupe auquel il appar­tient et sur les résul­tats que ceux-ci atteignent. Au-delà du Bré­sil, une telle vision des choses marque lar­ge­ment, sur l’es­sen­tiel de la pla­nète, les socié­tés qui, tout en adhé­rant aux valeurs modernes, res­tent mar­quées par une vision tra­di­tion­nelle d’un monde commun.

1. L’au­teur est pro­fes­seur à l’u­ni­ver­si­té Fédé­rale Flu­mi­nense, Rio de Janei­ro. Le pré­sent texte résume des ana­lyses pré­sen­tées de manière plus détaillées dans : Igual­dade e Meri­to­cra­cia. À éti­ca do desem­pen­ho nas socie­dades moder­nas. Rio de Janei­ro, Edi­to­ra da Fun­da­ção Getú­lio Var­gas, 1999. O Jei­tin­ho Bra­si­lei­ro ou a Arte de Ser Mais igual que os outros. Rio de Janei­ro, Edi­to­ra Cam­pus, 1992. “ Os Direi­tos da Natu­re­za numa socie­dade rela­cio­nal : reflexões sobre uma nova éti­ca ambien­tal ” Estu­dos Histó­ri­cos. Rio de Janei­ro, vol. 7, n° 14, 1994 (avec J. A. DRUMMOND).
2. Isaiah BERLIN. “Deux concep­tions de la liber­té”, in Éloge de la liber­té, Paris, Cal­mann-Levy, 1988.
3. S. HUNTINGTON. Ame­ri­can Poli­tics : The Pro­misse of Dis­har­mo­ny. Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 1981.
4. Tho­mas PAINE, cité par John David SKRENTNY, The iro­nies of Affir­ma­tive Action. Poli­tics, culture ad Jus­tice in Ame­ri­ca. Chi­ca­go, The Chi­ca­go Uni­ver­si­ty press, 1996.
5. On a un indi­vi­dua­lisme des dif­fé­rences. Georg SIMMEL, “ Indi­vi­dual and Socie­ty in eigh­teenth and nine­teenth cen­tu­ry views of life ”. In The Socio­lo­gy of Georg Sim­mel. Glen­coe, Free Press, 1950.
6. Louis DUMONT, Homo hie­rar­chi­cus, Gal­li­mard, 1979.

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