Questions pour un économiste
La crise financière actuelle amène à s’intéresser aux grandes questions qui se posent aujourd’hui pour comprendre pourquoi la » synthèse néoclassique « , mélange de monétarisme et de keynésianisme bien tempérés, a échoué, et imaginer une macroéconomie plus appropriée au monde d’aujourd’hui.
REPÈRES
La » crise financière » constitue un moment de remise en question, d’exaltation et d’intense activité pour les économistes. La remise en question est résumée par l’interrogation candide de la reine d’Angleterre : Why did no one see the crisis coming ? Personne dans la profession ne peut y être indifférent. L’exaltation vient du sentiment de vivre un épisode unique, par son ampleur et sa gravité. D’où l’intense activité des chercheurs et conseillers, désireux de relever sans tarder les défis du moment.
Le calme avant la tempête
Le paradoxe de la tranquillité
Lorsque les affaires vont bien, la volatilité diminue, un climat de stabilité s’installe, propice à l’extrapolation de lacroissance et à la confiance. Les acteurs baissent la garde : les entreprises sont prêtes à s’endetter davantage pourdévelopper leurs projets, les banquiers réduisent leurs exigences et rivalisent d’audace, et le « levier d’endettement« grimpe. Ce faisant, la vulnérabilité aux chocs augmente, et les bases d’une prochaine crise sont posées.
Avant que la crise n’éclate, le climat était à l’optimisme. La crise asiatique avait concerné les pays émergents. Elle leur avait permis de remettre de l’ordre dans leurs structures et leur financement et avait débouché sur l’apparition des « BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine) et leur impressionnante marche en avant ; la bulle Internet avait été surmontée, sans effet durable sur la croissance ou l’innovation.
L’inflation des actifs s’est substituée à l’inflation des prix
Le thème à la mode parmi les économistes était celui de la » Grande Modération » (Great Moderation), c’est-à-dire de la baisse continue, à partir des années quatre-vingt, de la volatilité de l’inflation et de la croissance aux États-Unis et dans les pays industrialisés (à l’exception du Japon). Cet aplatissement du cycle était interprété par de grands économistes comme le résultat d’une politique monétaire adaptée et réactive. Rétrospectivement, le déclin de la volatilité doit sans doute s’analyser différemment : le climat de confiance a amené les acteurs économiques à être moins vigilants. Cette fois, ce n’est pas du côté des entreprises que la crise s’est déclenchée mais de celui des particuliers, aux États-Unis, dans le secteur de l’immobilier, avec les fameux subprimes.
Un effet de résonance
Qu’est-ce qui a fait que la facture risque d’être, in fine, dix fois plus lourde que les enjeux de départ ? La caractéristique de cette crise restera la rapidité de sa propagation, du crédit immobilier à l’ensemble des crédits, puis aux autres marchés, et l’effet de résonance à l’intérieur de la sphère financière.
Risque systémique
À partir d’août 2007 s’enclenche le risque systémique, qui connaîtra son paroxysme en septembre 2008 quand, en moins d’une semaine, Lehman Brothers sera mis en faillite, AIG, le grand assureur américain, sera nationalisé, Merrill Lynch sera racheté en catastrophe par Bank of America et les deux survivants parmi les « investment banks », Goldman Sachs et Morgan Stanley, se mettront sous la protection de la Fed.
L’onde de choc est la conséquence d’une triple cause. Le blocage du marché interbancaire d’abord : l’incertitude sur les détenteurs de subprimes, très dispersés du fait de la titrisation à grande échelle des crédits, et la complexité des produits qui leur avaient été vendus, ont provoqué une défiance générale. D’où l’arrêt des crédits entre banques, le blocage du marché monétaire et la crise de liquidité qui en a résulté. Les banques ne se faisaient plus confiance et retiraient leurs dépôts de chez leurs confrères. Le doute sur les valorisations des produits financiers ensuite. Dès lors que la liquidité disparaît, les transactions cessent et il n’y a plus de prix de référence pour évaluer les innombrables produits qui circulent dans la sphère financière.
Un mécanisme de transmission des chocs
Système fantôme, risques réels
La découverte d’un « système financier fantôme » (shadow financial system) a révélé tout un ensemble d’institutions, de structures juridiques et de hedge funds non régulés, mais néanmoins accrochés, in fine, au système bancaire traditionnel. Il s’était formé pour échapper aux rigueurs des exigences en fonds propres et de la régulation.
Pour comprendre comment fonctionnent les banques dans le marché, les thèmes ne manquent pas : les » bulles » se sont multipliées dans un monde où l’inflation des actifs s’est substituée à l’inflation des prix des biens et sont devenues le principal moteur des cycles économiques, un peu comme la hausse des taux d’intérêt l’était au XXe siècle ; l’interaction entre les marchés et les banques, donc entre les prix des actifs et la politique monétaire, est désormais un mécanisme essentiel de transmission des chocs dans l’économie. le spread OIS-Libor, qui exprime l’incertitude sur la liquidité du marché monétaire, a été l’indicateur essentiel de la crise financière et cependant quelle place tient le coût du risque dans la théorie macroéconomique ? La liquidité passe par les bilans des banques et pourtant quel rôle jouent-ils dans l’analyse actuelle ? Comment rendre compte des non-linéarités, des ruptures et des effets de propagation ?
Laxisme et excès opposés
Indice de risque
Les taux d’intérêt pratiqués entre banques qui se prêtent de l’argent sont référencés par le LIBOR (London Interbank Offered Rate). L’OIS (Overnight Index Swap) est un indice lié à des catégories d’opérations moins risquées, publié par les banques centrales. L’écart entre LIBOR et OIS est une mesure importante de risque et de liquidité sur le marché monétaire : il fut longtemps 10 points de base (10÷10 000), atteignit 364 points de base en octobre 2008 et n’a retrouvé des valeurs de 10⁄15 points qu’en septembre 2009.
Dès cette période apparaît une seconde question : quelle est la cause » première » de la crise ? La débâcle financière ne serait-elle que le symptôme d’un déséquilibre plus profond, de nature résolument macroéconomique ? Pour certains, c’est la politique monétaire américaine qui est en cause. Trop laxiste, elle a maintenu des taux exagérément bas pendant trop longtemps et a alimenté la croissance monétaire et les déséquilibres qui en ont découlé. C’est d’abord l’excédent d’épargne (le savings glut) des pays émergents et de la Chine (où le taux d’épargne est supérieur à 50 % du PIB) qui est à l’origine de gigantesques déficits de la balance des paiements aux USA, et d’une création monétaire non moins gigantesque du côté des pays excédentaires qui accumulent des réserves et gonflent la masse de monnaie en circulation à l’échelle mondiale. La version européenne de cette analyse insiste sur l’autre face de la médaille, celle qui concerne les États-Unis. Dans ce pays, la croissance des quinze dernières années a reposé sur un modèle où les ménages, qui s’endettent pour consommer ou se loger, n’épargnent plus. Du point de vue de la théorie économique, toutes ces analyses ne sont pas contradictoires.
Chaque État a repris ses droits et ses obligations dans la crise
Le « lancinant problème de la balance des paiements » américaine, une politique monétaire accommodante et l’arrimage du yuan au dollar, dans un univers globalisé, ont engendré une abondance de liquidités, favorable à la spéculation et au développement des activités de marché, et ont suscité un besoin de recyclage financier, qui est (aussi) le métier des banques. L’euphorie et l’innovation qui ont précédé la crise sont la conséquence de ce phénomène macroéconomique.
Éviter l’asphyxie financière
Quand la crise a été là, un impératif est apparu immédiatement. Il fallait éviter les erreurs de la politique monétaire de 1929. Le consensus existe : baisser les taux d’intérêt et fournir les liquidités dont les banques ont besoin pour éviter leur asphyxie. C’est ce qui a été fait à grande échelle, à la BCE comme à la Fed, et d’autant plus facilement que les risques d’inflation sont faibles dans un contexte de surcapacités de production massives à l’échelle du monde et d’une pression à la baisse des prix industriels dans les pays avancés du fait de la concurrence des pays à bas coûts de production (qui s’exercera encore quelques années).
La création du G20 est une tentative pour créer une sorte d’exécutif mondial
Du point de vue des économistes, la situation est particulièrement stimulante. D’un côté, la pertinence de l’analyse de Keynes est saisissante dans cette période et il n’est pas inutile de la » revisiter » avec l’idée qu’elle a encore des choses à nous apprendre, des choses que nous avons laissé échapper et qui ont disparu des synthèses réalisées depuis trente ans. D’un autre côté, le monde a changé.
Les anticipations, les effets à long terme les mesures conjoncturelles, la globalisation des marchés et les progrès formidables de la théorie des incitations (centrale dans les analyses de la » gouvernance ») ne doivent pas être perdus de vue au prétexte qu’ils ne suffisent pas à rendre compte de la totalité de la configuration actuelle de l’économie. On a donc paré au plus pressé avec un policy mix très expansionniste, pas seulement au plan monétaire mais aussi en matière budgétaire, où l’on est allé bien au-delà du simple jeu des « stabilisateurs automatiques « .
Bulle immobilière
Les ménages américains ont été encouragés à s’endetter pour l’achat de leur logement grâce à un gonflement de la valeur des actifs qui servent de gage à leur endettement (réalisé dans 80% des cas par des prêts à taux variable) et qui ne peut donc se poursuivre que tant que les prix continuent de grimper. Le modèle s’est effondré dès lors que l’on a pris conscience de la bulle sur les prix de l’immobilier.
Une efficacité discutable
Quelle est la pertinence d’un tel policy mix ? Depuis vingt ans, les économistes s’étaient persuadés que le budget était un outil inefficace pour relancer l’économie, en invoquant un argument avancé par Ricardo : tout déficit devant se traduire, tôt ou tard, par un supplément d’impôts destiné à rembourser la dette nécessaire à le financer, les contribuables l’anticipent et en tiennent compte dans leurs choix immédiats de consommation ou d’investissement. Ainsi, au classique » effet d’éviction » engendré par la relance budgétaire, provoqué par la hausse des taux d’intérêt s’ajoute cet effet » ricardien » qui, dans le cas où les anticipations sont » rationnelles « , annihile totalement le bénéfice de la relance et la rend inefficace.
Intervention des États
Keynes revisité
Des taux proches de zéro, des prix qui ne montent pas, un chômage massif : nous revoilà dans l’univers de la Théorie générale de Keynes. Et, de fait, tous les thèmes keynésiens ont été sortis des étagères poussiéreuses où on les avait abandonnés : la trappe de liquidité, le multiplicateur de dépenses publiques, le modèle IS-LM (épargne investissement/liquidité-monnaie), la préférence pour la liquidité, les » esprits animaux », etc.
Les banques centrales ont su innover en matière de politique monétaire dans leur rôle de prêteur en dernier ressort, particulièrement aux États-Unis. La Fed ne s’est pas contentée d’assurer la liquidité des banques en leur rachetant des titres éligibles au marché monétaire ; elle a racheté directement aux entreprises des billets de trésorerie et aux agences hypothécaires (les fameuses Fanny Mae et Freddie Mac) leurs créances, se proposant de les » porter » dans la durée, pour leur laisser le temps de retrouver leur valeur. Et la création du G20 est une tentative pour créer une sorte d’exécutif mondial chargé de fixer un cadre et une orientation à l’action collective pour les années à venir. Le résultat est surprenant : tout » globalisé » que soit le monde quand tout va bien, chaque État a repris ses droits et ses obligations dans la crise. D’où la question : comment analyser une politique de relance dans notre monde globalisé ? Dans une économie ouverte, aider un constructeur automobile français, c’est, probablement, créer une externalité en faveur des pays où sont installées ses usines. Mais, sur le plan des politiques macroéconomiques, les questions se bousculent également : comment, par exemple, répartir les efforts de relance en évitant le phénomène de « passager clandestin » et l’aléa moral au sein d’une zone monétaire ? Comment y maintenir une solidarité quand personne ne veut renoncer à sa souveraineté économique ?
Changer de méthode
Les effets incertains de la relance
Le Council of Economic Advisors du président Obama considère que, dans le cadre d’un plan de relance, 100 dollars de dépenses supplémentaires permettent un accroissement de l’activité de 1,5 fois 100 = 150 dollars, soit un effet » multiplicateur » de 1,5. Mais d’autres modèles faisant une place à ces mécanismes ricardiens conduisent à évaluer à 0,4 ou 0,5 cet effet multiplicateur (40 à 50 dollars d’activité supplémentaire pour 100 dollars de relance). La différence est considérable, surtout quand on sait que le déficit budgétaire américain a été de 800 milliards de dollars.
Fin 2009, la chute de l’activité a été stoppée et une reprise de la croissance a été observée. La mobilisation et la thérapeutique keynésienne ont réussi : la crise financière ne sera pas la Grande Dépression. Nous ne sommes pas pour autant tirés d’affaire. Quelle est la stratégie de sortie ? Comment sortir de l’addiction aux déficits, aux taux d’intérêt nuls, aux aides de l’État, aux garanties données, etc. ? Certes, nous sommes dans « l’après-crise financière », mais la crise économique (le chômage, la pauvreté) persiste et nous arrivons sans doute à l’aube d’une période de frustration sociale (la fatigue face aux efforts demandés, le mécontentement sur leur répartition).
Le cycle de l’emploi est en retard sur le cycle économique
Le reflux de la dépense publique va se heurter à des obstacles politiques : le cycle de l’emploi est en retard sur le cycle économique. Comment assurer un avenir stable par un remodelage du paysage financier et de ses règles du jeu sans étouffer une croissance encore bien fragile ? Comment retrouver un équilibre des balances des paiements entre l’Asie, les USA et l’Europe qui mette fin au dilemme destructeur entre dépréciation forte du dollar et perte de contrôle de la masse monétaire mondiale, avec, du coup, une succession de bulles spéculatives et le stop-and-go que nous avons connu durant la première décennie du XXIe siècle ? Comment maîtriser notre choix de spécialisation industrielle et enrayer ce qui paraît comme une fatalité de la délocalisation et qui peut être accentué par la crise ?
Incorporer les intuitions
Pour faire revivre la macroéconomie, il faut sans doute réhabiliter la description institutionnelle et statistique, c’est-à-dire un peu moins de simulations sur des modèles simplement » calibrés » et un peu plus de véritable travail économétrique, un peu plus de travail sur des modèles d’équilibre partiel, et un peu moins sur des modèles d’équilibre général, accepter un peu moins de rigueur formelle pour incorporer davantage les observations et les intuitions. Les sujets essentiels sont des sujets de risque, d’incertitude, d’angoisse devant le chômage et de confiance nécessaire pour que la » destruction créatrice » reprenne ses droits. Ne doit-on pas enrichir la macroéconomie, à l’image de ce que la théorie comportementale a apporté à la théorie financière, en décrivant davantage des comportements observés, en faisant une part à l’irrationnel et au subjectif ? Ne doit-on pas faire preuve d’un peu moins d’arrogance envers les autres disciplines et accepter leur apport, en acceptant l’idée qu’il n’est pas nécessaire d’avoir la rigueur formelle pour être pertinent ? Nul doute que les économistes auront besoin d’audace pour éclairer l’avenir dans les années difficiles qui nous attendent. Faute de cette audace, le grand retour de la macroéconomie – tant nécessaire – n’aura pas lieu.
Animal spirits
Selon Maynard Keynes, faute de connaissance sur le long terme, nos choix à long terme relèvent d’animal spirits (esprits animaux). Dans un ouvrage éponyme, les économistes américains George Akerlof et Robert Shiller reprennent cette analyse. Ils soulignent que, pour guider ces esprits, l’intervention du gouvernement est indispensable, le marché n’étant pas en mesure de répondre à cette nécessité.