Qui paie ? Une question clé pour réinventer les business models
La multiplication des services et biens apparemment gratuits témoigne de l’émergence de nouveaux paradigmes économiques. Les sources de revenus changent et modifient les positions stratégiques des intervenants. L’innovation dans le modèle de revenus est en train de constituer une nouvelle arme stratégique dans un champ concurrentiel féroce.
REPÈRES
Dans les modèles économiques classiques, une entreprise rend un service à un client en lui faisant payer un certain prix en contrepartie. Ces modèles deviennent aujourd’hui en partie obsolètes : la notion de qui est le client et qui doit payer le service apporté constitue désormais un savant dosage qui ne s’impose pas à première vue. Cela est déjà connu depuis des années dans l’Internet, la télévision, la radio, etc., avec les revenus dérivés de la publicité. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est la généralisation de ce type de modèle dans des secteurs et des contextes de plus en plus variés avec d’autres sources de revenus que la publicité.
Répondre à la question de qui crée la valeur et qui en profite pour traduire cela dans un modèle de revenus est susceptible de bouleverser les stratégies des entreprises
Il y a vingt ans, les supporters d’un club de football venaient assister au match et payaient pour cela. Les journalistes faisaient leur travail sans avoir besoin de payer de quelconques droits et les maillots portaient naturellement l’image du club.
Aujourd’hui, les supporters sont toujours dans les stades et paient de plus en plus, les sponsors ont envahi les maillots et la télévision paie fort cher des droits qu’elle redistribue ensuite. En fait, les sources de revenus du club de football se sont diversifiées.
Un événement récent nous incite à pousser plus loin le raisonnement. Un club de football important s’est vu imposer la sanction de jouer plusieurs matchs à huis clos suite à des incidents très graves. La télévision qui détenait les droits n’a pas retransmis ces matchs sur son canal principal, les joueurs ont dit qu’ils étaient moins motivés et les sponsors ont argué qu’ils n’avaient pas de raison de payer un maillot vu par personne. Surprise : sans spectateurs, un spectacle n’existe pas et donc l’on peut se demander pourquoi ceux-ci devraient payer leur place alors que sans eux rien n’est possible. Il semble qu’il existe ici une piste de réflexion pour l’avenir du business model des clubs de football.
Reconsidérer la chaîne de valeur sous un nouvel angle
Cependant, force est de constater que la réflexion qui consiste à définir qui crée la valeur – ici assurément les joueurs mais aussi les spectateurs – et qui profite de cette valeur – ici les sponsors et les chaînes de télévision – est une notion encore trop conceptuelle pour beaucoup d’entreprises. Répondre à la question de qui crée la valeur et qui en profite pour ensuite traduire cela dans un modèle de revenus approprié est certainement susceptible de bouleverser les stratégies des entreprises à l’avenir, dans un contexte où les autres paramètres concurrentiels sont déjà largement optimisés.
Voyons maintenant comment mener à bien ce type de démarche au travers d’entreprises qui l’ont déjà mis en oeuvre en examinant successivement trois situations particulières.
Faire intervenir les bénéficiaires in fine
Avion gratuit
Les compagnies aériennes low-cost promettent de faire voyager presque gratuitement leurs clients dans un avenir proche. Ont-elles trouvé une recette magique rendant le coût du transport nul ? Non. Elles se sont simplement posé une question : qui a intérêt à ce que mes passagers voyagent ? La réponse est alors simple : les commerçants dans les aéroports, les loueurs de voitures, les hôtels et, plus globalement, les autorités économiques locales qui se battent pour que ces compagnies posent leurs avions dans les régions concernées. C’est ce qui donne l’idée de pousser cette logique jusqu’au bout en cherchant de plus en plus à faire payer ces bénéficiaires indirects à la place des voyageurs.
Le premier modèle de revenus est basé sur l’identification du bénéficiaire ultime de l’offre. Le cas le plus répandu est celui d’un client profitant d’une situation où un acteur a intérêt à ce qu’il utilise l’offre qui lui est faite et ce gratuitement ou à un prix sans relation avec le prix réel pour que cet acteur en tire un avantage par ailleurs.
À noter les limites imposées par la législation de la vente à perte ainsi que du droit de la concurrence qui devront probablement évoluer dans le futur. Les exemples sont nombreux : l’on peut citer historiquement la radio, la télévision ou les journaux gratuits avec le financement par la publicité.
L’on pourrait s’aventurer jusqu’à citer la téléphonie avec le financement des mobiles par les opérateurs, sachant qu’il s’agit d’un cas limite, puisqu’en l’occurrence le client est supposé payer sous une autre forme et de façon différée. En tout cas, la liste est longue et on comprend mal pourquoi ce modèle n’est pas plus utilisé encore au vu de sa simplicité et de ses innombrables possibilités d’application.
Exemples inattendus
En fait, tout cela n’est que la suite d’une évolution radicale du concept de » la chose vendue au client « . Historiquement, les entreprises ont d’abord vendu un produit, puis elles ont évolué vers les bénéfices que retirait le client du service associé au produit. Elles doivent franchir aujourd’hui un nouveau pas en se posant la question de qui a intérêt in fine à ce que le client utilise le produit et le service associé, et comment la » nébuleuse client » peut se redéfinir.
Ce n’est que la suite d’une évolution radicale du concept de « la chose vendue au client »
Prenons quelques exemples inattendus : pour la distribution d’énergie, qui a intérêt à ce que les clients consomment si ce n’est les fournisseurs d’énergie (en se plaçant bien sûr dans le contexte de pays où l’énergie est déjà un marché concurrentiel) ?
Alors pourquoi devons-nous payer les ampoules alors que l’on nous propose par ailleurs un téléphone mobile bien plus sophistiqué qu’une ampoule pour un euro dans un contexte similaire d’opérateurs recherchant à fidéliser des abonnés ?
Pour la restauration, qui a intérêt à ce que nous choisissions des menus équilibrés si ce n’est les services de santé dépendant du gouvernement ? Alors pourquoi celui-ci a‑t-il réduit la TVA de manière indifférenciée, et pourquoi ne l’a-t-il pas seulement fait sur les plats à base de poisson par exemple ? (Sans rentrer dans le débat de la complexité potentielle d’une telle mesure.)
Se doter d’une nouvelle arme concurrentielle
Le second cas est celui où le modèle de revenus est utilisé comme arme concurrentielle sur la chaîne de valeur. Nous devons revenir pour cela à la segmentation stratégique très à la mode dans les années soixante… et un peu délaissée de nos jours. Nous n’ambitionnons pas de la réinventer, mais simplement de faire prendre conscience de l’importance grandissante de bien identifier la filière dans laquelle agit l’entreprise sous un angle d’analyse nouveau. En effet, en changeant le modèle de revenus vers l’amont ou vers l’aval, l’on peut changer la » donne » concurrentielle et forcer les concurrents à se battre sur notre terrain.
Assurance décès
Examinons un cas concret provenant du secteur des pompes funèbres. Ce business vient de voir arriver de nouveaux entrants dans la filière avec l’assurance obsèques. Les assureurs ont en effet bien compris l’intérêt de ce type de produit qui est complètement dans leurs gênes. Il s’agit en effet d’un risque assez facile à prévoir puisque les statistiques démographiques sont parmi les plus fiables. L’attente des futurs clients est grande et l’accès au service assez peu coûteux. Pour l’assureur, il s’agit d’un produit rentable dans la mesure où il va reverser au client l’argent que ce dernier aura épargné : c’est sûr, efficace et moral en prime.
Musique en ligne
Apple nous semble avoir fait le choix avec l’iPod d’une rémunération très faible du téléchargement tout en mettant sur pied une plateforme iTunes contrôlée autour d’un standard propriétaire de fichiers musicaux, et par ailleurs tirer tous ses revenus de la vente de ses appareils. Il semble qu’Apple ait ainsi rendu le business du téléchargement peu attractif pour d’éventuels concurrents, tout en s’attirant les faveurs des éditeurs qui doivent lutter contre le téléchargement sauvage. De plus, Apple a forcé ses concurrents à adopter son modèle et à se battre sur le terrain du design, de l’ergonomie et de l’image, terrain sur lequel la société à la pomme est difficile à battre. Apple semble s’être servi du modèle de revenus pour protéger ses ventes de terminaux en verrouillant le secteur amont du téléchargement et plus en amont encore le secteur des éditeurs.
Pour les pompes funèbres, la situation est moins drôle dans la mesure où un nouvel acteur s’est introduit très en amont. Les pompes funèbres ont dû accepter ces nouveaux entrants comme une fatalité en cherchant à se faire référencer auprès des assureurs. Il s’est alors agi pour elles d’un coût supplémentaire sans forcément de revenus en contrepartie, en acceptant un partage de la valeur comme un moindre mal.
Mais si l’on voulait « refaire l’histoire « , quand les premiers assureurs ont cherché à s’introduire, il aurait été possible pour les gros acteurs des pompes funèbres de proposer eux-mêmes une assurance obsèques à un prix tel que cela rende ce business inintéressant pour les assureurs. Les pompes funèbres auraient ainsi pu dissuader les assureurs d’entrer sur ce marché en appauvrissant volontairement le business de l’assurance obsèques.
En fait il s’agit de systématiquement se poser la question de l’intégration amont et aval, non pour obtenir des sources de revenus supplémentaires, mais pour mieux verrouiller un marché.
Tisser des liens avec l’économie sociale, solidaire et environnementale
En changeant le modèle de revenus, on peut changer la « donne » concurrentielle
Le troisième modèle de revenus nous est donné par l’économie sociale, solidaire ou environnementale. Il s’agit d’un modèle mixte, mélangeant des revenus de type » capitaliste » à des revenus relevant traditionnellement de la sphère associative et caritative. Les exemples de ces modèles mixtes existent, se développent, et peuvent être un levier pour des business models différents. Le mélange du business et du social ou du solidaire est monnaie courante dans les pays en voie de développement mais reste dans la majorité des cas encore très difficilement applicable dans nos pays développés avec cependant une progression remarquable du commerce équitable ou du green business. Par ailleurs, l’environnemental s’insère de son côté de plus en plus dans l’économie traditionnelle par l’intermédiaire de la réglementation fiscale (taxe sur les pollueurs, etc.).
Approches innovantes dans le social
Il y a là des voies d’innovation pour le moyen et long terme qu’il convient de considérer avec intérêt.
La première est le capitalisme social prôné par Muhammad Yunus, où l’investisseur accepte de ne retirer aucun bénéfice d’une partie de ses fonds pour permettre l’émergence d’un service auprès de populations défavorisées en acceptant de dégrader les marges, afin de retirer un bénéfice secondaire d’image notamment et contribuer ainsi au bien collectif.
La seconde cherche à satisfaire » la base de la pyramide » des consommateurs les moins aisés au travers d’offres de prix très accessibles tout en conservant une rentabilité acceptable in fine pour un actionnariat » normal « , cela pouvant bien sûr se combiner avec l’actionnariat social.
La troisième, enfin, combine l’un ou l’autre des deux modèles précédents en faisant en même temps payer certains services au prix fort par la frange des consommateurs les plus aisés pour dégager des ressources permettant d’offrir des prestations diverses aux plus démunis. Il s’agit dans tous les cas de trouver des palliatifs à l’action des États pour traiter des problèmes sociaux, en mettant l’entreprise au centre du dispositif.
Collecte de fonds
L’une des applications possibles concerne le fund raising, dont les coûts de collecte sont traditionnellement prohibitifs pour les fondations ou associations humanitaires, car pouvant se monter à plusieurs dizaines de pour cent..
Déstructurer les sources de revenus habituelles, et ainsi, en sortant du cadre, obtenir un véritable avantage compétitif
Il est ainsi permis de réinventer la collecte de fonds en l’associant au business traditionnel. Les banques proposent dans cet ordre d’idées depuis plusieurs années aux États-Unis notamment des cartes de paiement pour lesquelles une fraction infime de toute transaction est portée au crédit d’une cause sociale. Ce type de schéma pourrait se multiplier dans de nombreux secteurs.
Prenons comme exemple le paiement autoroutier. Pourquoi s’interdire d’imaginer de proposer aux usagers plusieurs bornes de télépaiement réservées à une association humanitaire ? Le principe consisterait à demander un pourcentage supplémentaire à l’usager qui circule afin de financer une cause définie. La société d’autoroute verserait un pourcentage donné, lui permettant de faire une campagne sur un thème porteur. De nombreux secteurs sont justiciables de ce type de démarche, et l’on peut l’élargir à tout le business » communautaire » en touchant les associations de supporters par exemple.
Sortir du cadre
Les quelques situations précédentes, bien que très différentes et probablement non exhaustives, ont comme point commun de déstructurer les sources de revenus habituelles que l’on pensait découler de la nature du secteur, et ainsi, en sortant du cadre, obtenir un véritable avantage compétitif. Cela suppose une grande prudence afin d’être convaincu que le modèle retenu ne pourra être l’objet d’aucun recours juridique et ne risquera pas de produire des effets négatifs mal appréhendés.
Les cas cités montrent que, à chaque fois que ces risques auront été maîtrisés, les gains pour l’entreprise comme pour la société sont conséquents. Il s’agit probablement ici d’une voie innovante pour la stratégie des entreprises dans les années à venir dans tous les secteurs d’activité.