Quinze – Trente – Quarante – Jeu, la fin de six cents ans de mystère !
Avant le tennis, le jeu de paume
Avant le tennis, le jeu de paume
Il faut d’abord savoir qu’avant d’être celle du tennis, cette marque, était, depuis des siècles, celle des jeux de longue paume et de courte paume. En 1874, le major Wingfield, profitant de l’invention de balles en caoutchouc, imagina de faire jouer un succédané de jeu de paume (de courte paume) dans le parc des châteaux, sur le gazon. La traduction anglaise du mot » jeu de paume » était alors » tennis » et il appela ce nouveau jeu » lawn-tennis « , c’est-à-dire » jeu de paume sur gazon « . Il reprit tout naturellement le mode de comptage qui était celui de la paume.
Le problème est donc repoussé d’un cran : pourquoi comptait-on » 15 – 30 – 40 – Jeu » au jeu de paume ?
Les encyclopédistes, à la fin du XVIIIe siècle, avouaient leur ignorance sur ce point. Deux siècles et demi plus tôt, Érasme faisait dire à un intervenant de ses colloques : » À quoi servent les points s’ils ne comptent rien ? « . Sans autre réponse que : » C’est comme cela ! »
Il faut dire qu’à l’époque d’Érasme, ce mode de comptage existait déjà depuis bien longtemps. On lui trouve des références littéraires dès le début du XVe siècle (le jeu existait alors depuis peut-être trois cents ans).
En 1439, Charles d’Orléans écrivait : » … j’ai tant joué avec âge à la paume que maintenant j’ai 45… « . Philippe le Bon, le jour de son soixantième anniversaire, en 1456 : » J’ai joué à la paume. J’ai perdu un compte que je veux mettre à part. Je le perdis hier et aujourd’hui je recommence un nouveau jeu. » De même un chroniqueur (anglais), racontant la bataille d’Azincourt (1415), compte les coups de canon en 15, 30, 45…
Tout cela montre qu’au début du XVe siècle ce compte existait et qu’il était une référence claire pour tout le monde. Nous apprenons de plus que l’on ne comptait pas » 15 – 30 – 40 – Jeu « , mais » 15 – 30 – 45 – 60 « .
C’est également ce que déclare l’Encyclopédîe Universelle des Jeux, publiée à Amsterdam en 1774. Si l’on en croit de Luze (La magnifique histoire du jeu de paume, 1933, ouvrage de base en cette matière), on comptait encore 45 dans les années 1930 à la paume (mais 40 au tennis). Que l’on ait annoncé » jeu » au lieu de » 60 « , cela se comprend bien. Quant à annoncer 40 au lieu de 45, ce semble être un raccourci verbal assez naturel dès lors que 45 n’avait plus de signification pour les joueurs.
Il s’agit donc de comprendre la marque » 15 – 30 – 45 – 60 « , marque qui est apparue entre 1250, origine approximative du jeu, et 1400, date à partir de laquelle on lui trouve de nombreuses références.
Une demi-douzaine d’hypothèses
La première tentative d’explication connue remonte à 1431. Le Flamand Van den Berghe, dans son ouvrage Le jeu de paume moralisé, considère que le gagnant du point est un » juste » dont la récompense doit être multipliée par 15 ! On ne peut guère le prendre au sérieux ! Notons qu’en 1431 cette marque était déjà assez ancienne pour qu’on ait oublié son origine.
Vient ensuite l’Italien Scaino en 1555 (Trattato del giuco della palla). Il déclare que cette marque date d’un » temps immémorial » et en donne une interprétation embrouillée et invraisemblable : on appelait alors, en Italie, » furieuse victoire » le gain d’un jeu par un joueur mené 40 à 0 et qui gagnait 5 points de suite après que son adversaire en ait gagné 3. Ce 5 et ce 3 seraient à l’origine du 15. On voit que ce n’est guère convaincant et de Luze n’y croit absolument pas. Nous non plus !
De Luze se rallie en revanche à l’explication suivante : il existerait à la longue paume une règle selon laquelle le serveur avancerait successivement de 15, 30, puis 45 pieds au fur et à mesure des coups gagnés, jusqu’à atteindre le filet (ou plutôt la » corde ») et gagner le jeu au quatrième coup. Un paumier connu (paumier de courte paume) aurait assisté à une partie de longue paume, à Roye, dans la Somme, où il a vu pratiquer cette règle. De Luze le considère comme digne de foi et en tire sa conclusion…
Disons d’abord que le service de la longue paume se fait bien à environ 60 pieds (17 à 20 m) de la corde, ce qui est compatible avec cette explication. Mais, au lieu de s’en tenir à cette interprétation d’une expérience unique d’un seul homme, dont la compétence et la bonne foi ne font pas de doute, il aurait été facile d’interroger pour plus de sûreté des joueurs de longue paume sur cette règle supposée.
Gentilshommes jouant à la Paume.
C’est ce que j’ai fait moi-même ; j’ai appris que cette règle n’existe pas actuellement (car ce jeu se pratique encore). On n’en trouve non plus aucune trace dans aucun règlement ancien de longue ou de courte paume. Il existe en fait à la longue paume une » ligne de tir » d’où sont effectués tous les services. L’explication de De Luze ne tient donc pas. Sans doute la partie de Roye a‑t-elle été mal comprise par notre unique témoin ou alors il s’agissait d’une fantaisie d’un jour par rapport aux véritables règles.
Passons donc aux autres explications proposées : Gosselin, libraire du roi Henri III, suggère en 1579 une référence aux astronomes et à l’angle de 60 °, qualifié de » signe physic « . Les astronomes auraient alors pris 15 ° par point pour aboutir à 60 ° en quatre points.
Gosselin lui-même n’y croit pas trop et propose autre chose : une certaine longueur appelée le » climat » mesurait 60 pieds. C’est cette fois 15 pieds qui seraient comptés à chaque point pour totaliser 60 pieds, soit un climat. Mais pourquoi cette référence au » climat » plutôt qu’à toute autre longueur ?
En 1913, une autre hypothèse a été avancée par un joueur de paume anglais du nom de Crawley : les quatre fois quinze seraient une référence aux quatre quarts d’heure de quinze minutes.
Reste une théorie monétaire : le double royal d’or, frappé en 1340, valait 60 sous, que l’on pouvait décomposer en quatre fois 15 sous.
Pourquoi pas ? On a même poussé l’hypothèse un peu plus loin en imaginant que chaque point faisait gagner 15 sous, mais la règle du jeu ne s’y prête absolument pas : les points ne servent à rien si le jeu est finalement perdu.
Au total, ces quatre auteurs ont tous voulu que l’on ait compté 60 » quelque chose « , et se sont demandé quoi : des angles ? une longueur ? une durée ? une monnaie ? Ils avaient raison et tort à la fois !
Mon hypothèse personnelle, c’est qu’il ne s’agissait de compter ni cela ni autre chose : il s’agissait du nombre 60 et c’est tout. 60 quoi ? 60 rien du tout ! 60 tout court !
L’hypothèse » 60 tout court »
Savez-vous jouer au bridge ? La règle du jeu veut que la manche se joue en 100 points. Pourquoi 100 ? Parce que nous baignons dans le système décimal : le bridge en 100 points, la belote en 1 000 points, le piquet en 100 points, etc. On a voulu ensuite que cinq levées de trèfle ou de carreau donnent la manche. On a décidé pour cela de compter une levée pour 20 points : 5 x 20 = 100. Quatre levées de cœur ou de pique : on les compte pour 30 (on aurait pu dire 25). C’est exactement ce qu’ont fait nos ancêtres il y a six ou sept cents ans. Mais eux étaient familiers de mesures et d’unités qui se comptaient en 60, voilà tout !
Au Moyen Âge et pendant la Renaissance, la virgule et les nombres décimaux n’étaient pas inventés : ils ne le seront que vers 1580. Quand on avait compté toutes les livres ou tous les climats ou toutes les minutes, on passait à une unité inférieure souvent 60 fois plus petite : on disait » 10 livres et 12 sous » là où nous dirions 10,2 livres.
Certes on écrivait bien les nombres en numération décimale (en base 10), mais on n’écrivait que des nombres entiers et, en quelque sorte, par paquets de 60, héritage de la base 60 des Babyloniens. C’est la Révolution qui a supprimé ces vieilles unités au profit du » tout décimal « . Et, malgré cela, nous comptons encore en degrés, minutes et secondes ou en heures, minutes et secondes !
Citons l’exemple des » tables alphonsines « . Le roi Alphonse X d’Espagne fut couronné en 1252, date proche des premiers balbutiements du jeu de paume. Il voulut faire calculer les durées écoulées entre dix événements marquants de l’histoire de l’humanité ; la date de son avènement était bien entendu l’une d’elles. Les autres étaient le Déluge, la naissance du Christ et le début de différentes ères dynastiques. Cela faisait 45 durées à calculer en nombres de jours, certains nombres dépassant le million. Dans quel système de numération les tables alphonsines furent-elles écrites ? Pas dans le système décimal : dans le système babylonien de base 60 ! C’est dire que les hommes de cette époque baignaient dans les soixantaines comme nous baignons aujourd’hui dans les dizaines, centaines et autres millions.
Pour des joueurs des premiers temps du jeu de paume, il était donc tout naturel de jouer en 60 points, sans penser spécialement pour cela à 60 sous ou à 60 pieds ou à quoi que ce soit d’autre. Voulant de plus que ces 60 points se marquent en quatre coups, ils ont compté 15 par coup.
C’est tout simple et c’est la conclusion à laquelle a abouti la conjonction d’un matheux, d’un joueur de paume et… d’un joueur de bridge un peu curieux de petite histoire.
Cela me paraît tout à fait clair à travers les siècles écoulés et j’espère que vous êtes également convaincu. C’était l’œuf de Christophe Colomb ! Imaginez une civilisation future conjecturant que nos 100 points de bridge sont une référence à la course de 100 mètres ou au billet de 100 francs !
Resterait à expliquer pourquoi la partie de paume a été sectionnée en » jeux » de quatre points chacun, ce qui est un des charmes du tennis. J’ai mon idée là-dessus mais il faudrait entrer dans le détail des règles du jeu et elles sont complexes…