Raconter des choses vues, mais aussi prendre du champ
Faire le récit d’une expérience professionnelle, relater une campagne militaire enflammée, rendre compte du bon démarrage d’une unité industrielle, raconter un voyage surprenant : tous les polytechniciens ont eu à faire cet exercice de rédaction, souvent inscrit comme une obligation dans le cahier des charges de leur mission.
REPÈRES
Les récits de mission peuvent ne concerner qu’une action limitée dans le temps, dont il faut très vite informer ses supérieurs, ou la longue exécution de tout un chantier. Le temps de l’écriture n’est pas le même dans les divers cas de figure, et si parfois on doit se contenter de reprendre des notes griffonnées pendant la mission, d’autres fois on peut y apporter le soin de la mise en forme.
Raconter ! Faire le récit d’une expérience professionnelle, relater une campagne militaire enflammée et victorieuse ou une retraite tactique bien pensée, rendre compte du bon démarrage d’une unité industrielle ou des résultats d’une série d’expériences scientifiques, faire part du succès relatif d’une action administrative ou d’une négociation dont on assumait la responsabilité, raconter un voyage surprenant et les découvertes de tous genres qu’on y a faites : tous les polytechniciens ont eu à faire cet exercice de rédaction. Ils ont eu à en rendre compte à leurs mandants, supérieurs hiérarchiques, ministres, responsables d’organismes de recherche, généraux, conseils d’administration.
Ils ont donc chaque fois eu à adopter un format de texte, tenir compte des informations dont avaient besoin leurs destinataires et de ce qu’ils aimeraient entendre, enfin justifier les initiatives prises en expliquant la nature des difficultés rencontrées.
Adopter le bon format
Comprenne qui pourra, ou plutôt, comprenne qui doit comprendre
De même, spécifique est la nature du message que l’on souhaite transmettre, et variable la part de jugement personnel ou d’émotion que l’on peut y mettre. Selon les circonstances, on signera un procès-verbal sec et sommaire ou on se rapprochera du rapport documenté, riche des chiffres et des mesures que l’on aura collectés ; à l’autre extrême on se contentera du minimum, opération réussie ou, plus moderne, tout est nominal. Comprenne qui pourra, ou plutôt, comprenne qui doit comprendre.
Réfléchir
Plaidoyer et suggestion
L’exercice d’écriture ne se rapproche pas seulement de celui d’un résumé concis (moins de x mots) ou d’une dissertation documentée et raisonnée, il s’inscrira dans la logique des concours que l’on a apprivoisée depuis la fin des études secondaires. Le récit se fait plaidoyer plus argumenté, il est plus facilement susceptible de se terminer par des suggestions de suites à apporter, d’actions à entreprendre : cette partie-là du discours, raconter puis chercher à en tirer des conclusions avant de proposer des solutions, paraît aussi propre à correspondre aux X.
Certains de ces exercices d’écriture peuvent être repris plus tard, à tête reposée. Il s’agit toujours d’informer d’une série d’actions, mais on a pris le temps d’en explorer les conditions, de réfléchir aux raisons des difficultés rencontrées, de compléter ses propres informations en confrontant ses connaissances à d’autres. On peut expliquer pourquoi un mouvement de troupes a réussi, ou échoué, en tenant compte de circonstances ignorées lors du combat. Il y a toute raison de penser que les X sont aptes à ce genre de comptes rendus.
On peut alors aussi présenter son travail sous le bon angle, celui qui ne gênera pas le déroulement d’une carrière ou l’avancement dans la hiérarchie, celui qui vous placera mieux si le lecteur en vient à faire des évaluations et des comparaisons.
Mettre en forme pour la postérité
Au soir d’une vie, des récits conçus comme des autobiographies ambitieuses
Mais ces récits ne sont pas tous destinés à des fins professionnelles. Ils peuvent prendre aussi la forme de lettres familiales, ou du moins l’avoir prise avant que les TIC, les Techniques de l’information et de la communication ne les remplacent presque toutes par des échanges téléphoniques, des SMS et autres. Ils peuvent prendre la forme de mémoires, pour un usage familial, et a priori non destinés à être rendus publics – mais parfois les descendants ont quand même la bonne idée de les éditer. Et, au soir d’une vie, enfin, ils peuvent être conçus comme des autobiographies ambitieuses.
Des milliers d’exemples de ce type d’écritures-récits, limités à une brève période, étendus à une campagne plus longue, couvrant toute une vie peuvent être repérés dans les livres d’histoire polytechnicienne. Ainsi, la présentation des innombrables officiers X de toutes les armes que cite le Livre du Centenaire rappelle l’objet des rapports qu’ils ont rédigés. Je n’en prendrai qu’un, car il s’agit d’une personnalité exceptionnelle, Charles Fabvier (1802), auteur d’un Journal des opérations du 6e corps en 1814, et Lyon en 1817. Mais si je le cite, c’est surtout pour regretter qu’à ma connaissance il n’ait pas eu le temps, ou jugé bon, de mettre en forme pour la postérité le récit de ses exploits au service des insurgés helléniques révoltés contre l’occupation turque qui lui valent encore aujourd’hui l’estime reconnaissante de la nation grecque.
Des voyageurs illustres
Dans le domaine des voyages, que j’ai eu l’occasion d’approfondir en diverses circonstances, le lecteur de cette revue trouvera plus loin un développement particulier consacré à des camarades illustres ou non, Villiers du Terrage (1796), Bougainville (1799), Kreitmann (1870) ou Dieulafoy (1863).
Dans le domaine de l’action administrative, de nombreux comptes rendus ne sont pas accessibles à un large public pour des raisons de discrétion pendant des années, et plus tard ils se perdent dans des archives difficilement consultables. Mais il arrive que leur auteur ait pris la précaution de garder quelques éléments, et se soit décidé à en tirer une synthèse de qualité.
Choses vues
Je peux rappeler par exemple que le Bulletin n°46 de la Sabix a publié un travail précis d’Emmanuel Grison (37) sur Mai 68, et les soubresauts que le climat de l’époque fit subir à l’action de réforme de l’École polytechnique alors en cours. Grison se veut témoin, un peu engagé dans diverses sous-commissions et négociations, il sait à la fois adopter le ton de Victor Hugo en racontant des choses vues, mais aussi prendre du champ pour inscrire les gestes parfois modestes ou contestables des acteurs dans des problématiques plus dignes et plus amples.
C’est aussi le parti que prennent de nombreux X auteurs d’autobiographies. La nature spécifique de ces œuvres parfois délibérément littéraires m’a conduit à les traiter dans un article séparé, que j’ai intitulé Biographies et autobiographies.
La SABIX est le société des amis de la Bibliothèque de l’École polytechnique
http://www.sabix.org/