Rationalité stratégique et structure financière
Dans les industries oligopolistiques, la compréhension et l’anticipation du comportement des concurrents est essentielle dans la prise de décision stratégique.
Un exemple classique du secteur des commodités est celui des investissements en capacité sur les marchés en croissance : dans ces industries fortement capitalistiques, un investissement a priori rentable visant à accroître une capacité de production en voie de saturation peut être remis en cause si un concurrent « prend la place » en anticipant ce mouvement.
Le projet initial ne sera plus rentable (surcapacité globale) et devra être abandonné. Pour pouvoir préempter la croissance et dissuader le mouvement du concurrent, l’investissement devra de fait être réalisé plus tôt que ne le supposerait la seule projection de croissance, avec une rentabilité certes moindre mais positive1.
Si les dirigeants sont évidemment conscients de la nécessité de tenir compte de l’impact du comportement des concurrents sur la création de valeur attendue de leurs choix stratégiques (qu’il s’agisse de réactions à l’évolution du marché ou du jeu concurrentiel), ils n’en restent pas moins souvent perplexes quant aux motivations de ces derniers à déclencher ou abandonner des projets, à mener des politiques de prix agressives parfois destructrices de valeur pour l’ensemble de l’industrie etc.
Les concurrents poursuivent bien une rationalité économique : la leur.
Un premier principe consiste à postuler que les acteurs obéissent, en dépit des apparences, à des logiques dictées par la rationalité économique mais qu’il faut faire l’effort d’élucider en se « mettant à leur place ». Continuons à examiner les stratégies d’investissement en capacité.
Les acteurs d’un marché de commodités en croissance ont a priori intérêt, plutôt que se lancer dans une course aux volumes destructrice, à maintenir des parts de marché stables et des prix suffisants pour rentabiliser leurs investissements passés mais dissuasifs pour de nouveaux entrants.
Ils vont alors investir pour suivre leurs parts de marché en maintenant une surcapacité dissuasive mais pas délétère. Déclencher un projet conduisant à une surcapacité momentanée trop forte ne serait de leur point de vue pas rentable car risquerait de déclencher une guerre de prix (la demande de ces produits étant quasi-inélastique, des prix plus bas n’augmentent pas la taille du gâteau).
Mais plaçons-nous du point de vue d’un nouvel entrant sur ce même marché : il pourrait quant à lui avoir intérêt à investir en pariant bien sûr sur la croissance future, mais aussi sur l’intérêt qu’auraient les firmes en place à « accommoder » son entrée plutôt que déclencher effectivement une guerre de prix, une fois l’investissement de l’entrant « sunk ».
Le nouvel entrant va donc évaluer la rentabilité potentielle de son projet en arbitrant entre le niveau de CAPEX requis et la part de marché maximale qu’il pourrait capter sans déclencher de réaction en prix de la part des autres joueurs. Cette divergence d’intérêts entre acteurs, dans certaines configurations d’offre, permet de comprendre qu’un projet d’entrant, même peu efficace, finira par voir le jour alors même que les acteurs en place (très performants) ne voient pas l’intérêt d’investir.
Encore plus paradoxal en apparence, un tel projet peut in fine se révéler une bonne nouvelle pour les acteurs en place (« weak entrants are welcome ») en ce sens qu’il réduit l’attractivité du marché pour des entrants plus dangereux.
D’autres mécanismes non évoqués ici peuvent complexifier le jeu et renforcer la dissymétrie apparente entre les rationalités individuelles sur le choix d’investissement : développement de projets par des acteurs de l’aval voulant sécuriser leur sourcing et qui déstructurent ce faisant les marchés amont (i) en réduisant la demande libre et (ii) en accroissant l’offre disponible en amont via la commercialisation à bas prix de leurs excédents, subventions étatiques visant au maintien de certaines activités locales et distordant les incitations économiques à l’investissement, etc.
Aussi variés soient les cas, se placer du point de vue des concurrents actuels et potentiels est le premier pas vers une analyse plus robuste des scénarios futurs et des meilleurs choix. Encore faut-il aussi pour cela que la vision que chacun a de la croissance espérée, des coûts de production des concurrents, des capacités réellement opérationnelles etc. soit la même, sinon le problème d’analyse concurrentielle se complexifie !
S’il est difficile de juger très objectivement des différences de vision, les communications faites aux marchés, les publications des analystes du secteur ou le partage d’information véhiculé par les organisations professionnelles contribuent de fait à établir une base de connaissances communes (et le risque que tous les acteurs se trompent ensemble !).
Les concurrents sont bien rationnels… si on prend en compte leur structure financière !
Au-delà du défaut d’analyse des logiques économiques individuelles, une autre source d’incompréhension des mouvements stratégiques réside dans une sous-estimation du rôle de la structure financière des firmes dans la sélection de leurs projets. Or celle-ci peut avoir des effets contradictoires, certains projets risqués trouvant des financements inattendus quand d’autres projets a priori rentables sont abandonnés.
Dans la théorie financière classique, hors effet fiscal, la valeur de l’entreprise est indépendante de sa structure financière c’est-à-dire des proportions relatives de dette et de fonds propres dans son financement. Cette valeur ne dépend que des caractéristiques techniques et concurrentielles de ses activités, elles-mêmes indépendantes des sources de financement.
Les marchés sont supposés constituer un mécanisme efficace pour assurer la rencontre entre demande et offre de financement et véhiculer toute l’information existante sur les rendements attendus et les risques des projets entrepris. Même s’il est communément admis qu’une entreprise cotée n’aura pas le même comportement qu’un indépendant manager de son entreprise, tout projet rentable mériterait d’être entrepris et devrait trouver un financement, d’où l’importance accordée par exemple à l’analyse des prix de dissuasion permettant de restreindre les nouveaux investissements (cf supra).
La théorie financière moderne considère en revanche que les marchés sont imparfaits et que l’information est inégalement répartie entre des insiders pouvant connaître les projets de l’entreprise et des outsiders dépourvus de cette information (et pas toujours égaux entre eux de ce point de vue).
Les incitations des insiders ne sont pas non plus nécessairement alignées avec celles des actionnaires : ainsi les managers qui décident du sort de l’entreprise vont chercher à exploiter les marges de manœuvre dont ils disposent dans leur propre intérêt, qui ne consiste pas toujours à maximiser la valeur de l’entreprise (sauf à ce qu’ils en soient les propriétaires ou à ce que l’entreprise doive auto-financer ses besoins).
En faisant appel à des notions issues de la théorie des jeux (aléa moral, contrats incomplets…) pour clarifier le jeu des interactions entre apporteurs de fonds (banques, actionnaires) et managers2, ce cadre d’analyse a permis notamment d’éclairer l’impact de la structure financière d’une entreprise sur le choix de ses projets comme en témoignent les exemples ci-après.
Sélection d’un projet à risque (VAN négative) : le cas du risk shifting
Les managers interviennent sur trois grands types de décision, eg (i) la génération de projets pour l’entreprise, (ii) la sélection des projets à implémenter et (iii) le déploiement des efforts nécessaires pour les mener à bien.
Prenons le cas du choix d’un projet par un actionnaire-manager financé par un contrat de dette. Ce cas montre que c’est au voisinage de la faillite que les distorsions induites par l’aléa moral du manager dans la valorisation de l’entreprise vont se manifester, la possibilité pour le décideur (ici l’actionnaire-manager) d‘effectuer une action non contractualisée avec son financeur (la banque) affectant ces deux acteurs de manière divergente.
Soit donc une entreprise dont le bilan à la période t se résume à l’actif par 10M€ de trésorerie alors que la dette faciale se monte à 20M€ (ce qui donne à cette dette une valeur – hors nouveau projet- de 10M€ exigible en t+1 par la banque). Les actionnaires-managers exhibent alors un projet qui coûte 10M€ et peut rapporter en t+1 soit 80M€ avec une probabilité de 10%, soit 0M€avec une probabilité de 90%.
La valeur actuelle nette de ce projet est donc de ‑2M€ (=-10+10%*80+90%*0) et ce dernier devrait être abandonné car trop risqué. Mais la valeur espérée pour les actionnaires d’entreprendre ce projet est de 10%*(80–20)=6M€, l’alternative étant de se déclarer en faillite et de rembourser partiellement leur dette avec les 10M€ de trésorerie disponible…
L’actionnaire aura donc intérêt à la mise en œuvre du projet alors que pour la banque, cela fait passer la valeur de la dette de 10M€ à 2M€ (=10%*20). La distorsion liée au risque de faillite entraîne donc in fine l’adoption d’un projet à VAN négative de ‑2M€ qui correspond à une espérance de gain de 6M€ pour les actionnaires et à une perte de 8M€ pour la banque (risk shifting).
Ainsi, une société très endettée, possédée par un actionnaire majoritaire manager pourra avoir rationnellement tendance à s’engager sur des projets très risqués à NPV négative, comportement pour le moins irrationnel a priori.
Rationnement de crédit et abandon de projets a priori rentables
Autre phénomène surprenant, nombre d’entreprises cotées diffèrent ou renoncent à des projets économiquement rentables, les managers internalisant des contraintes de financement dictées par le point de vue des analystes tout autant que les attentes de dividendes des actionnaires à court terme et rationnent ainsi du coup les CAPEX.
Pour expliquer ces problèmes de rationnement du financement, la théorie moderne de la finance d’entreprise s’est focalisée sur les problèmes dits « d’agence » entre les bailleurs de fonds et le management des entreprises.
De manière simplifiée, deux conditions sont de fait nécessaires pour qu’un projet trouve un financement : d’une part que le manager soit rémunéré de manière suffisamment incitative pour identifier et mener à bien le projet et d’autre part, que l’espérance de revenu du financeur (actionnaire ou banque), dépendante de l’effort que réalisera le manager, soit supérieure au besoin de financement.
Dans certains cas, l’existence d’un problème de délégation entre financeurs et managers (mauvais calibrage de l’incitation du manager, autofinancement trop faible par rapport au montant total d’investissement, anticipation de renégociations dont on ne peut contractuellement se prémunir…), peut induire un rationnement du crédit pour certains projets, ces derniers ne trouvant alors pas de financement bien qu’ayant une VAN positive3.
Enjeux pour l’analyse stratégique… et la négociation entre une firme et ses financeurs
Ainsi, pour définir des scénarios futurs, l’analyse des jeux concurrentiels doit aller au-delà de la « simple » évaluation de la rentabilité attendue des projets compte tenu de la croissance attendue et des parts de marché / prix accessibles.
Il s’agira en particulier d’examiner la structure financière des joueurs concurrents et de leur actionnariat pour (i) évaluer le potentiel de financement de leurs projets et la crédibilité des options d’investissement envisageables, (ii) mieux anticiper leur comportement au plan concurrentiel. En corollaire à ces réflexions, de quels moyens opérationnels les firmes disposent-elles pour éviter de se trouver dans une situation de rationnement de crédit destructrice de valeur ?
La principale difficulté consiste à réduire autant que possible les asymétries d’information dans la relation actionnaires /managers4, lesquelles sont susceptibles de nuire à la performance de l’activité et à la « bonne » allocation des financements.
EN BREF
Depuis 2001, YKems accompagne les directions générales et exécutives de groupes internationaux dans leurs décisions stratégiques en développant une expertise dédiée à la modélisation des jeux concurrentiels dans le secteur des commodités.
Les domaines d’intervention d’YKems articulent analyse concurrentielle et stratégique (choix d’investissements, M&A), business modelling & capital budgeting et, sur un plan plus opérationnel, strategic pricing & supply chain.
Ici, la question des systèmes dits de « monitoring » du management par actionnaires et banquiers est au cœur du sujet : de notre expérience, le développement d’outils de simulation et procédures de planification / contrôle peut apporter une solution concrète à ce problème s’ils permettent de :
- Favoriser l’exploration d’alternatives en matière de projets,
- Articuler simplement les choix stratégiques et la création de valeur future en incluant d’entrée de jeu dans l’analyse les marges de manœuvre permises par la structure financière selon le profil rentabilté/ risque et les horizons de temps de la variation de cash-flows attendue.
- Favoriser des engagements réciproques entre management et actionnaires alignés avec le plan stratégique5.
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1. voir Tanguy, H., 2012, la Jaune et la Rouge, « Stratégie concurrentielle dans les industries de commodités ».
2. voir Tirole J., 2006, The theory of corporate finance, Princeton University Press.
3. Voir Ponssard JP, Sevy D et Tanguy H, 2007, Économie de l’Entreprise, éditions de l’École Polytechnique.
4. Problèmes de hasard moral sur les actions cachées des managers (favorisant leur propre intérêt au détriment de celui de l’entreprise) et/ou problèmes de sélection adverse sur les compétences inconnues du management ou les caractéristiques ignorées des projets soumis à approbation
5. Voir Saulpic-Tanguy, 2004, Revue Française de Gestion n°148, Incitations sur objectifs et flexibilité stratégique, pp. 7–28.