Recherche publique, recherche en entreprise : excellenceet pertinence… pour tous
Si la recherche publique et la recherche privée répondent à des finalités différentes, elles ont en commun de s’inscrire dans la durée et d’être marquées par des échecs, inévitables en raison des risques inhérents à tout programme. L’indispensable collaboration entre ces deux mondes serait facilitée par un rapprochement des méthodes d’évaluation des travaux, sur base de critères mesurant à la fois la pertinence et l’excellence de ceux-ci.
Deux mondes, un même métier
Après vingt ans en recherche tout à fait fondamentale, dans l’un des meilleurs laboratoires de physique français, le laboratoire Kastler-Brossel de l’École normale supérieure, l’auteur a eu la chance de diriger pendant dix-sept ans la recherche d’une grande entreprise internationale, le Groupe Saint-Gobain. Cela luia permis de constater que le métier de chercheur est partout le même, même si la finalité de la recherche est évidemment différente.
Aujourd’hui, aucune entreprise ne peut plus se permettre de faire de la recherche fondamentale, tous ses efforts se portant sur la nécessité de se maintenir et de se développer sur ses marchés, et sur la conquête de nouveaux marchés. Pour autant, ma double expérience du public et du privé m’amène à m’inscrire en faux contre deux affirmations souvent entendues : les entreprises ne feraient que de la recherche à court terme, et seule la recherche publique pourrait conduire des projets à risque. En effet la persévérance est évidemment une qualité de l’entreprise, à la condition qu’elle puisse se le permettre, ce qui est plus vrai pour une grande entreprise que pour une petite, ou qui nécessite des investisseurs persévérants.
La persévérance est une qualité de l’entreprise
Ainsi, par exemple, un projet de vitrage électrochrome, pour l’automobile et pour le bâtiment, s’est déroulé à Saint-Gobain sur plus de vingt ans avant même que le premier produit ne soit mis sur le marché. Certes, c’est un cas exceptionnel, mais des projets à cinq ou sept ans ne sont pas exceptionnels dans la plupart des grands métiers industriels et c’est d’ailleurs parfois le temps qu’il faut à une start-up pour développer une technologie véritablement innovante. Concernant la prise de risque, je pense avoir vu plus de projets échouer dans l’entreprise que dans la recherche publique.
De nécessaires espaces de liberté
Tirer parti des échecs
À Saint-Gobain, l’un des indicateurs de l’efficacité du programme de recherche était le nombre d’échecs et leur analyse. En effet, si cet indicateur était à zéro, il signifiait un manque de prise de risque et donc une chance très faible de se positionner de façon vraiment originale. Évidemment il n’était pas souhaitable non plus que cet indicateur ait une valeur trop élevée.
L’entreprise développe des produits et des procédés. Elle travaille donc essentiellement par projet, appliquant avec rigueur les méthodes bien établies de gestion de projet. Cela n’empêche pas de ménager de façon contrôlée des espaces de liberté au sein desquels les chercheurs peuvent exercer leur imagination.
Exigence essentielle : les chercheurs doivent absolument connaître la stratégie de l’entreprise. Ce qui amène dans certains cas le chef d’un projet à dialoguer avec des responsables au plus haut niveau. Et chaque projet, à un certain stade, est suivi par un responsable opérationnel et bénéficie de contacts avec des responsables de marketing et de production. Ainsi, si le travail même du chercheur reste essentiellement analogue à celui d’un chercheur d’un laboratoire public, il se traduit par des objectifs, un environnement et un suivi assez sensiblement différents.
Dépasser les différences culturelles entre public et privé
Deux approches de la relation université entreprise
Lorsqu’on propose à un universitaire français de travailler comme consultant dans une entreprise, il exprime le souhait de rencontrer les chercheurs de l’entreprise. Aux États-Unis, il demande à visiter des usines. Deux réactions symboliques des divergences culturelles de part et d’autre de l’Atlantique.
Quelles relations s’établissent alors avec la recherche publique ? Celle-ci, chargée de la recherche fondamentale sous tous ses aspects, est un partenaire indispensable de la recherche industrielle. En effet l’entreprise innovante se nourrit en permanence des résultats de la recherche fondamentale et surtout se retourne vers elle pour comprendre la nature scientifique des obstacles qu’elle rencontre et se faire aider pour les résoudre. C’est ce partenariat qui est l’un des moteurs essentiels de la compétitivité et du dynamisme d’un territoire.
Alors que peut-on dire de ce partenariat, en France et dans d’autres pays ? Les collaborations sont nombreuses et fécondes, et les questions de confidentialité le plus souvent bien respectées, ce qui n’exclut pas nécessairement les publications. Concernant la propriété industrielle des différences d’appréciation rendent parfois les négociations difficiles. En effet, certains organismes de recherche semblent penser qu’ils peuvent gagner de l’argent grâce à cette propriété intellectuelle, alors que cela n’arrive qu’exceptionnellement. Le plus souvent, et c’est le cas dans toutes les universités du monde, la propriété intellectuelle paie ses propres frais, mais rapporte non pas en royalties mais comme un stimulateur de relations industrielles donc de contrats de recherche pour les laboratoires. Ce point est parfois mal compris en France. Par ailleurs une différence assez profonde perdure encore en France et qui est de nature culturelle.
L’entreprise innovante se nourrit en permanence des résultats de la recherche fondamentale.
Les universitaires français, contrairement à ceux d’autres pays, sont prêts à collaborer, mais connaissent mal le monde de l’entreprise et ne s’y intéressent qu’à travers sa recherche. Il n’existe que rarement en France cette connivence entre le monde académique, le monde de l’entreprise et les collectivités locales que l’on trouve autour fréquemment ailleurs dans les grandes universités, et qui crée un cercle vertueux entre la formation, la recherche, la création de richesses et d’emplois et donc le progrès économique et social.
Grenoble en est cependant un bon exemple en France et les initiatives récentes du gouvernement comme les pôles de compétitivité vont peut-être améliorer la situation.
Des évaluations basées sur des valeurs partagées
Définir la pertinence
La pertinence se décline de façon extrêmement variée, depuis le fait que, pour un travail très fondamental, l’excellence est une pertinence en elle-même, jusqu’à l’analyse de la situation d’un travail de recherche appliquée dans un road map technologique.
Alors quelle recommandation faire ? Le problème étant culturel, il faut jouer sur des leviers auxquels les chercheurs sont sensibles. Celui du financement, déjà largement utilisé, a ses limites. Reste celui de l’évaluation auquel les chercheurs sont si attachés. Celle-ci se fait principalement sur la base de la » qualité » des travaux de recherche.
Ma proposition est de beaucoup mieux équilibrer l’évaluation de tous les travaux de recherche, des plus fondamentaux aux plus appliqués, entre excellence et pertinence. Ce type d’analyse, s’appliquant à tous, ne devrait établir aucune hiérarchie entre les différentes activités de recherche, mais au contraire illustrer le continuum existant tout au long de la chaîne de la connaissance, que sa finalité soit culturelle, économique ou sociale.
Cette nécessaire réflexion de chacun sur la pertinence de son travail serait à coup sûr très utile aux jeunes chercheurs.?Elle permettrait aussi à chacun de mieux appréhender le rôle qu’il joue dans le processus de recherche et d’innovation.?Elle conduirait les chercheurs à une vision plus approfondie sur leur place, dans une société qui a plus que jamais besoin d’eux.