Recherche sur le handicap : une approche pluridisciplinaire et participative
La recherche sur les personnes en situation de handicap mobilise une large panoplie de disciplines. Comment dialoguer avec elles, comment interpréter les demandes de leur entourage et de leur environnement, autant de questions que les chercheurs sont appelés à identifier.
Pour illustrer la variété des thématiques à aborder, considérons une thématique majeure : une meilleure connaissance des besoins des personnes en situation de handicap (au niveau individuel ou collectif).
“ La connaissance ne peut se développer hors de l’interface entre chercheurs et acteurs du handicap ”
Quels sont ces besoins mais aussi comment les faire s’exprimer, par qui, à quel rythme, jusqu’où aller pour maintenir une équité entre les personnes et quelles sont les meilleures réponses à apporter à ces besoins ? Ces réponses concernent le niveau individuel, impliquant aussi bien les professionnels de santé et du social que l’entourage.
Elles concernent aussi le niveau « environnemental », celui des établissements et services qui vont les accueillir et les accompagner, comme celui de l’école, du monde du travail, de la cité, du territoire et de la société de manière générale.
Plus récemment, des enjeux forts sont apparus autour des modes d’accompagnement et de coordination, autour du système de santé et de son financement dans une recherche d’efficience, et de manière plus générale sur la conduite des politiques publiques, avec le respect de la démocratie en santé.
Autant de domaines et problématiques qui suscitent des questions à la recherche.
REPÈRES
Le terme handicap désigne les aspects négatifs de l’interaction entre un individu présentant un problème de santé et les facteurs contextuels personnels et environnementaux dans lesquels il évolue.
C’est donc un terme générique désignant les déficiences, les limitations d’activité et les restrictions de participation en lien avec un problème de santé, telles que définies par la Classification internationale du fonctionnement, adoptée par l’OMS en 2001.
DIALOGUER AVEC LES PERSONNES EN SITUATION DE HANDICAP ET LEUR ENTOURAGE
Ces questions de recherche proviennent en premier lieu des protagonistes eux-mêmes. Elles émergent notamment dans la relation entre le chercheur et la personne en situation de handicap, nourrie par l’observation, l’écoute, le dialogue et le respect.
La connaissance peut alors s’élaborer et mobiliser des savoirs indigènes en respectant les règles de l’art. En effet, dans ce champ de recherche, encore plus que dans d’autres, le savoir est partagé et la connaissance ne peut se développer hors de l’interface entre les chercheurs et ces acteurs du handicap.
IDENTIFIER LES QUESTIONS DE RECHERCHE
Ensuite, il faut transformer ces questions à la recherche en questions de recherche. C’est un des principaux enjeux de cette recherche, car ces questions souvent complexes sont à la croisée de différents champs disciplinaires. Tout l’art est d’expliciter la question à plusieurs.
“ Le recours à des théories conçues dans d’autres contextes peut s’avérer infructueux ”
Par exemple, quand une personne en situation de handicap se retrouve isolée avec des difficultés pour trouver un emploi, les problèmes posés pourront être autant d’ordre sociologique qu’économique : la question n’appartiendra ni au sociologue, ni à l’économiste.
C’est ainsi qu’intervient la notion d’interdisciplinarité qui fait que les différents chercheurs (sociologues, anthropologues, économistes, chercheurs en sciences de gestion, juristes, médecins, philosophes, géographes, démographes…) sont appelés à identifier ensemble où se trouvent les « vraies questions » qui permettront ensuite de bâtir les vraies réponses, car toutes les facettes du « problème » auront été prises en compte.
MOBILISER TOUTES LES MÉTHODES ET DISCIPLINES
Toute la panoplie des méthodes de recherche pourra être utilisée :
Les questions de handicap concernent aussi le niveau « environnemental », comme celui de l’école. © WAVEBREAKMEDIA/ CHUTTERSTOCK.COM
des grandes enquêtes en population générale ou cohortes des épidémiologistes et des démographes qui permettront de mieux connaître les populations de personnes en perte d’autonomie, aux observations dans le milieu de vie de la personne et de son entourage par le sociologue ou l’ethnologue, et aussi des recherches interventionnelles par le clinicien ou le chercheur en sciences de gestion.
Mais de la même manière qu’il convient de décloisonner les systèmes de soins et d’accompagnement des personnes où se juxtaposent les interventions sans véritable coordination, les sciences sont appelées à s’interfacer et les méthodes utilisées à se coupler.
On parlera alors de méthodes mixtes combinant des études qualitatives (par exemple auprès d’un petit échantillon de personnes) à des études plus larges dites quantitatives. Par exemple dans l’étude d’un programme d’action publique visant à l’amélioration des parcours des personnes âgées, on pourra chercher à la fois à savoir si ce programme est efficace mais aussi à appréhender les conditions de cette efficacité dans un contexte territorial donné.
ÉLABORER DE NOUVEAUX MODÈLES
Par ailleurs, la recherche sur le handicap amène souvent à devoir clarifier les finalités et le sens de l’action. Des certitudes peuvent être bousculées et les modèles établis remis en cause. Le recours à des théories conçues dans d’autres contextes peut s’avérer infructueux.
“ Favoriser les collaborations entre chercheurs des différents champs disciplinaires autour de grandes thématiques ”
Comment par exemple évaluer le bien-fondé d’une intervention auprès de personnes en situation de handicap ? Les critères classiques d’efficacité et de performance sont la plupart du temps inadaptés.
Qu’est-ce que la qualité de vie pour une personne en perte d’autonomie, qui devra passer de nombreuses années alitée en ayant perdu l’usage de la parole ? Comment prendre en compte la dimension personnelle des attentes et des besoins de la personne ?
De nouveaux modèles plus souples et peut-être moins standardisés sont à élaborer parfois en lien avec des philosophes.
UN NOUVEAU CHAMP D’INNOVATION
Les insuffisances de notre système de santé et d’accompagnement ainsi que les nombreuses tensions qui le traversent (l’individuel versus le collectif, la qualité versus les coûts…) sont autant d’appels à plus d’innovation de la part des milieux professionnels et des pouvoirs publics, en lien avec les usagers et leurs représentants, pour apporter une solution à la personne et à son entourage.
Pour améliorer le parcours des personnes âgées, on pourra s’intéresser au contexte territorial. © DRAGAN JOVANOVIC/SCHUTTERSTOCK.COM
Le chercheur à son niveau pourra être associé à certaines de ces innovations et passer de démarches purement descriptives à des approches constructivistes contribuant à proposer des améliorations.
REPENSER LES ORGANISATIONS ET PRATIQUES PROFESSIONNELLES
L’EHESP et la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie ont engagé en 2016 un programme de recherche en collaboration sur cinq ans, programme coordonné par Marie-Aline Bloch avec Hugo Bertillot et Noémie Rapegno. Il a pour objectif de mieux appréhender les évolutions actuelles et à venir de l’offre de service à destination des personnes en situation de handicap et des personnes âgées.
Un des objectifs de ce programme est d’étudier de nouvelles formules dites « établissement hors les murs », plateforme de services ou habitat accompagné, que ce soit pour l’accueil des personnes en institution ou pour le soutien à la vie en milieu ordinaire, et en particulier d’identifier les conditions de succès pour l’émergence, le déploiement et la diffusion de dispositifs innovants.
Après une large enquête institutionnelle auprès des pouvoirs publics, des associations d’usagers, de fédérations d’établissements et de services, et de fondations, permettant de mieux caractériser cette nouvelle forme de service, ainsi que les leviers et obstacles à son déploiement, il est prévu d’étudier de manière approfondie une dizaine de dispositifs innovants choisis pour leur diversité. Pour certains d’entre eux, la parole des usagers sera recueillie pour saisir le ressenti des personnes et en quoi ces nouvelles réponses permettent de mieux répondre à leurs attentes.
Ces travaux mobiliseront plusieurs disciplines, la géographie de la santé, la sociologie, les sciences de gestion, et il est prévu des espaces d’échange avec des chercheurs d’autres disciplines (notamment des sciences économiques, sciences politiques et sciences de l’urbanisme), des professionnels et des représentants d’usagers et des pouvoirs publics.
SAVOIRS ET SAVOIR-FAIRE
Pour l’École des hautes études en santé publique (EHESP), qui forme les futurs dirigeants des établissements et services sanitaires et médicosociaux, un des enjeux pour l’avenir sera de développer chez ces professionnels des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être les plus adaptés et ancrés dans les connaissances les plus récentes.
“ Il devient encore plus important d’accroître les efforts de recherche vis-à-vis de ces populations ”
Par exemple, ils devront s’assurer que leurs collaborateurs mobilisent les meilleures technicités fondées sur les preuves. Leur management des organisations devra être adapté au secteur de l’accompagnement des personnes en perte d’autonomie, en tant qu’ils devront faciliter le travail d’équipe, donner toute la place à la diversité des expertises, et développer les partenariats sur leur territoire nécessaires au meilleur accompagnement du projet de vie de la personne en situation de handicap.
Le programme de recherche autour des transformations de l’offre de service à destination des personnes en situation de handicap et des personnes âgées en perte d’autonomie, que nous avons démarré récemment, devrait être un moyen d’alimenter la formation de ces responsables.
UN INSTITUT POUR FÉDÉRER LES RECHERCHES
Afin de mieux structurer et développer la recherche sur le handicap, a été créé, il y a plus de vingt ans, l’Institut fédératif de recherche sur le handicap, qui rassemble des chercheurs d’une trentaine d’équipes ou unités de recherche en France, chercheurs en santé publique et en sciences sociales, cliniciens et spécialistes de la réadaptation, et chercheurs et ingénieurs spécialisés dans les technologies appliquées aux grandes déficiences et au handicap.
Cet institut est un espace favorisant les collaborations entre chercheurs de ces différents champs disciplinaires autour de grandes thématiques comme le handicap de l’enfant, les systèmes interactifs pour la participation et l’autonomie, le handicap et la mobilité, et les trajectoires individuelles et l’accompagnement.
Il a aussi vocation à développer des partenariats internationaux avec d’autres équipes, réseaux ou institutions de recherche œuvrant dans le champ du handicap. À titre d’illustration, quelques exemples de programmes de recherche dans le champ des « technologies appliquées aux grandes déficiences et au handicap » montrent la diversité des approches et des champs d’application de ces recherches (voir encadré).
Il convient d’étudier de nouvelles formules dites « établissement hors les murs », plateforme de services ou habitat accompagné. © LIGHTFIELD STUDIOS / FOTOLIA.COM
DES PROGRAMMES COLLABORATIFS
Les programmes portés par les équipes de l’axe C de l’IFRH « technologies appliquées aux grandes déficiences et au handicap » ont la particularité d’associer systématiquement des usagers, des cliniciens, des chercheurs en sciences sociales, des chercheurs dans le champ des technologies (informaticiens, roboticiens, électroniciens…) et des industriels. Ce regroupement pluridisciplinaire et pluriprofessionnel autour de l’usager, qui reste au cœur de la réflexion, est la déclinaison opérationnelle du concept de « living labs en santé et autonomie ».
Les exemples en sont nombreux. Le projet Hodorev (Isabelle Ville, Paris et Évelyne Klinger, Laval) vise le développement d’un outil de réalité virtuelle permettant la rééducation à domicile de patients lombalgiques chroniques.
Le projet Vhipod (Olivier Rémy-Néris, Brest et Jacques Kerdraon, Kerpape) a pour objectif le développement d’un véhicule de transport en station debout autoéquilibré pour personnes handicapées, avec aide à la verticalisation.
Le projet Decoder (Coma Science Group, Liège) a pour objectif de développer des outils de détection des états de conscience limite. Il implique plusieurs équipes de cliniciens en France, l’association ALIS (Association du locked-in syndrome) et les chercheurs du Coma Science Group de Liège (Belgique). Les dernières expérimentations sont en cours et devraient déboucher sur la commercialisation d’une interface de communication avec les patients en « état de conscience altérée » utilisable en situation de vie.
Enfin, le projet Atalante (société Wandercraft, Paris) qui vise à développer un exosquelette de marche destiné à des patients paraplégiques fait l’objet d’un article de ce dossier.
PÉDAGOGIE ET INNOVATION
Avec le nombre grandissant de personnes en situation chronique (handicap, vieillissement, maladies chroniques) et tous les enjeux sociétaux auxquels nous sommes confrontés (précarité et inégalités sociales de santé, migration, etc.), il devient encore plus important d’accroître les efforts de recherche vis-à-vis de ces populations et d’avoir une vision intégrative des connaissances permettant de répondre au mieux à ces enjeux d’une grande complexité, en s’appuyant de plus en plus sur les sciences des systèmes complexes.
Mais comment alors continuer à associer les personnes en situation de handicap concernées si l’accès à la connaissance devient un défi cognitif ? Gageons que nous aurons de plus en plus besoin de faire des efforts de pédagogie et que nous sommes appelés à innover aussi en ce domaine.