Recruter et garder les meilleurs ingénieurs au service de l’État

Recruter et garder les meilleurs ingénieurs au service de l’État

Dossier : La Haute fonction publique de l'ÉtatMagazine N°776 Juin 2022
Par Fabrice DAMBRINE
Par Jean LANGLOIS-MEURINNE (X14)

Le rap­port de la mis­sion Ber­ger-Guillou-Lave­nir trace les pistes de réforme pour les ingé­nieurs de haut niveau au ser­vice de l’État. La Fédé­ra­tion des grands corps tech­niques de l’État y voit l’occasion de déve­lop­per une poli­tique de recru­te­ment et de ges­tion per­son­na­li­sée des talents au sein de l’administration pour en ren­for­cer les com­pé­tences scien­ti­fiques et tech­niques, et y favo­ri­ser la mobi­li­té et la diver­si­té. Avec cette réforme, la FGCTE, qui ras­semble les syn­di­cats et asso­cia­tions du corps de l’Armement, du corps de l’Insee, du corps des Mines et du corps des Ponts, des Eaux et des Forêts, se dit favo­rable au main­tien des quatre corps dans le sché­ma existant.

Sophie Mour­lon (X96), direc­trice de l’énergie, char­gée de la ges­tion des consé­quences de la guerre en Ukraine sur l’approvisionnement éner­gé­tique fran­çais. Guillaume Pou­pard (X92), direc­teur géné­ral de l’Anssi (Agence natio­nale de la sécu­ri­té des sys­tèmes d’information), char­gé par exemple de veiller à la cyber­sécurité lors de la période de l’élection pré­si­den­tielle. Antoine Lafargue (X02), direc­teur géné­ral des ser­vices du conseil dépar­te­men­tal du Cal­va­dos, qui relève sur le ter­rain le défi d’un amé­na­ge­ment plus durable et soli­daire. Tous ces poly­tech­ni­ciens un point com­mun : ils sont ingé­nieurs des corps tech­niques de l’État. Le rap­port de la mis­sion Ber­ger-Guillou-Lave­nir remis le 18 février 2022 for­mule des pro­po­si­tions pour répondre aux besoins de l’État en com­pé­tences scien­ti­fiques et tech­niques, main­te­nir les com­pé­tences et l’attractivité, diver­si­fier les viviers de recru­te­ment et géné­ra­li­ser une ges­tion indi­vi­dua­li­sée et la mobi­li­té des ingé­nieurs des grands corps techniques.

Garantir l’autonomie d’action de l’État

Les ingé­nieurs sont indis­pen­sables pour garan­tir l’autonomie d’action de l’État : il faut pou­voir conti­nuer à les atti­rer au plus haut niveau et valo­ri­ser leurs com­pé­tences. Par­mi les conclu­sions du rap­port, il convient tout d’abord de saluer qu’il sou­ligne l’importance de dis­po­ser d’un vivier d’ingénieurs de haut niveau au sein de l’État pour com­prendre, défi­nir et mettre en œuvre les poli­tiques publiques, dans une socié­té où les sciences et la tech­nique jouent un rôle de plus en plus impor­tant. De la tran­si­tion éco­lo­gique au numé­rique en pas­sant par l’innovation, la réin­dus­tria­li­sa­tion, la san­té et la défense, sans oublier le pilo­tage de grandes ini­tia­tives telles que France Relance, Pro­gramme des inves­tis­se­ments d’avenir, l’État a plus que jamais besoin de com­pé­tences scien­ti­fiques et tech­niques en interne afin de per­mettre une pleine auto­no­mie dans sa prise de déci­sion, dans la mise en œuvre de ses actions mais aus­si de sa moder­ni­sa­tion. Le rap­port rap­pelle à juste titre que les com­pé­tences scien­ti­fiques et tech­niques se construisent sur le long terme, de la for­ma­tion ini­tiale aux pre­mières expé­riences profession­nelles, et qu’un ingé­nieur ne peut être com­pé­tent dans tous les domaines.

“Les ingénieurs sont indispensables pour garantir l’autonomie d’action de l’État.”

Chaque jour les ingé­nieurs des corps tech­niques contri­buent au pilo­tage de nom­breuses poli­tiques pour les­quelles des connais­sances scien­ti­fiques et tech­niques sont indis­pen­sables. À titre d’exemple, ils contri­buent à l’élaboration et à la mise en œuvre des poli­tiques publiques de tran­si­tion éco­lo­gique et cli­ma­tique, de déve­lop­pe­ment durable des acti­vi­tés éco­no­miques et indus­trielles, de maî­trise des risques tech­no­lo­giques (y com­pris cli­ma­tiques) et natu­rels, de déve­lop­pe­ment et de ges­tion durables des ter­ri­toires natu­rels et bâtis, de sou­tien des filières indus­trielles de sou­ve­rai­ne­té ; ils conseillent le gou­ver­ne­ment dans sa poli­tique macroé­co­no­mique et sont les fers de lance de la sta­tis­tique publique ain­si que de la maî­trise d’ouvrage des pro­grammes d’armement et plus géné­ra­le­ment des grands pro­grammes d’équipement et de trans­for­ma­tion numérique.

Recruter et garder les meilleurs

Aujourd’hui, le pre­mier enjeu pour l’État est le main­tien de son attrac­ti­vi­té pour les jeunes ingé­nieurs diplô­més des meilleures écoles, une attrac­ti­vi­té qui ne va plus de soi, vu les oppor­tu­ni­tés de car­rière offertes dans le pri­vé notam­ment dans le sec­teur de la finance, du numé­rique, du conseil ou de l’entrepreneuriat. Le second est la valo­ri­sa­tion des com­pé­tences de cha­cun dans une logique de par­cours et d’enrichissement de car­rière qui lui assure d’être consi­dé­ré, heu­reux dans son tra­vail, d’être uti­li­sé au mieux de ses com­pé­tences et de ses aspi­ra­tions, et moti­vé à ser­vir l’action publique. S’agissant de l’évolution du recru­te­ment, tout en gar­dant un socle de recru­te­ment à l’École poly­tech­nique comme recom­man­dé par le rap­port, il nous semble éga­le­ment impor­tant de mettre en place des mesures de diver­si­fi­ca­tion : voies d’accès externes ouvertes aux autres ingé­nieurs diplô­més des meilleures écoles, concours talents pour recru­ter les meilleurs élèves ingé­nieurs bour­siers de France ou encore amé­lio­rer l’équilibre homme-femme dans les recru­te­ments, en tenant cepen­dant compte des pro­por­tions des viviers de recrutement.

Des domaines de compétences : oui, mais garder de la flexibilité

Pour main­te­nir les com­pé­tences et assu­rer une ges­tion per­son­na­li­sée des agents, ce qui sup­pose d’avoir des ensembles homo­gènes d’agents qui ne dépassent pas un mil­lier de per­sonnes, la mis­sion pré­co­nise la créa­tion de sept domaines de com­pé­tences asso­ciés à des écoles de for­ma­tion spé­ci­fiques afin d’assurer le recru­te­ment des agents, leur for­ma­tion et leur ges­tion pro­fes­sion­nelle pen­dant les dix à quinze pre­mières années de car­rière. Sans remettre en cause le prin­cipe de domaines dont on vient d’écrire qu’ils sont le fon­de­ment de la com­pé­tence, on peut tou­te­fois se deman­der si l’approche de la mis­sion pour gérer les domaines ne risque pas en pra­tique de recons­ti­tuer sept « corps » au sens tra­di­tion­nel. La mis­sion pro­pose en effet de don­ner une très grande auto­no­mie à cha­cun des domaines : uni­té de voca­tion, de recru­te­ment (avec des viviers et des cri­tères de sélec­tion propres), de for­ma­tion, de ges­tion. Si le sché­ma pro­po­sé devait abou­tir à sept « sous-corps » lar­ge­ment auto­nomes, cela remet­trait en cause les fusions de 2009 qui visaient déjà à décloi­son­ner et à faci­li­ter la mobi­li­té des ingé­nieurs au sein de l’État. Il s’agit pour­tant tou­jours d’un objec­tif clé de la réforme, comme en témoigne le pilo­tage envi­sa­gé au niveau du Pre­mier ministre. La seg­men­ta­tion en sept domaines pose aus­si des pro­blèmes de sta­bi­li­té dans le temps en cas de sup­pres­sion ou de modi­fi­ca­tion d’un domaine. Un tel décou­page des domaines d’intervention des ingé­nieurs de l’État n’est pas non plus évident.

GRH : séparer les gestions de l’offre et de la demande 

Le rap­port sou­ligne à juste titre que la clé de la réus­site de la réforme réside dans l’idée nova­trice d’une sépa­ra­tion entre la ges­tion per­son­na­li­sée des car­rières (ges­tion de l’offre) et de la demande de res­sources humaines des admi­nis­tra­tions. Avec une vision de moyen-long terme, la cel­lule de ges­tion peut mieux suivre, gui­der et enri­chir les par­cours de cha­cun lorsqu’une ges­tion par la demande, qui vise à pour­voir rapi­de­ment les postes vacants, est par nature de plus court terme. À l’heure actuelle, cer­tains corps tech­niques font l’objet d’une ges­tion minis­té­rielle qui consiste à confier à l’un des employeurs (un secré­ta­riat géné­ral, une direc­tion d’emploi domi­nante) la ges­tion des car­rières de l’ensemble des ingé­nieurs de son vivier (un corps tech­nique). En consé­quence, l’employeur a natu­rel­le­ment ten­dance à conser­ver majo­ri­tai­re­ment ses ingé­nieurs sur les postes de son admi­nis­tra­tion, au détri­ment des autres admi­nis­tra­tions et ser­vices publics aux niveaux local, natio­nal, euro­péen et inter­na­tio­nal. Si cette logique per­met de consti­tuer un vivier de com­pé­tences, elle limite la diver­si­té des car­rières qui est une attente forte des pro­fils à haut poten­tiel, une source de richesse pour l’employeur et une néces­si­té face aux besoins d’ingénieurs au sein de toute la sphère publique.

“Aucune structure RH ne peut gérer 4 800 cadres supérieurs de façon centralisée.”

Le rap­port Ber­ger-Guillou-Lave­nir pré­sente une archi­tec­ture de ges­tion où la Délé­ga­tion inter­mi­nis­té­rielle à l’encadrement supé­rieur de l’État (Diese), au-delà des res­pon­sables de domaines, pour­rait être char­gée de garan­tir la bonne adé­qua­tion entre les objec­tifs fixés par l’État en termes de ges­tion de ses res­sources humaines et les objec­tifs de ses poli­tiques publiques (envi­ron­ne­ment, sou­ve­rai­ne­té spa­tiale et mili­taire, réin­dus­tria­li­sa­tion, accé­lé­ra­tion de la tran­si­tion numé­rique, auto­ma­ti­sa­tion et pilo­tage par la don­née, etc.) en assu­rant le bon ajus­te­ment entre l’offre (les corps tech­niques) et la demande (les employeurs, direc­tions et secré­ta­riats géné­raux des minis­tères). Les corps de l’État devraient répondre à ces objec­tifs en met­tant en œuvre des for­ma­tions ini­tiales, des for­ma­tions conti­nues et une ges­tion de car­rière conformes aux besoins des admi­nis­tra­tions. De leur côté, les employeurs devront pro­po­ser des postes qui per­mettent de tirer le meilleur par­ti des ingé­nieurs. Ce sys­tème est d’ailleurs celui qui existe déjà au sein du corps de l’armement où il y a des besoins spé­ci­fiques pour les sys­tèmes aéro­nau­tiques, navals ou ter­restres. Cette option devrait per­mettre de conci­lier la néces­saire flui­di­té recher­chée avec les fusions de 2009 et la res­tau­ra­tion et le main­tien de com­pé­tences qui manquent aujourd’hui à l’État.

Enfin, la sépa­ra­tion entre la ges­tion de l’offre de com­pé­tences par les corps ou les ges­tion­naires de domaines et de la demande par les employeurs per­met­tra de géné­ra­li­ser une ges­tion indi­vi­dua­li­sée des car­rières qui contri­bue for­te­ment à l’attractivité des corps auprès des jeunes géné­ra­tions, en s’appuyant sur l’exemple du corps des Mines cité par la mis­sion. Dans un contexte où la quête de sens au tra­vail devient un cri­tère fon­da­men­tal de choix de car­rière, une telle sépa­ra­tion donne une garan­tie aux ingé­nieurs qu’ils ne seront pas cap­tifs d’un employeur unique mais qu’ils seront employés le plus effi­ca­ce­ment au ser­vice de l’action publique. 

Réformer et rapprocher les corps actuels…

Dans cette pers­pec­tive la FGCTE est favo­rable à un sché­ma qui main­tienne les corps actuels (pour des ques­tions de lisi­bi­li­té et d’attractivité) mais leur impo­se­rait sys­té­ma­ti­que­ment d’abord d’assurer des com­pé­tences métiers bien iden­ti­fiées en domaines, ensuite de se doter sys­té­ma­ti­que­ment de cel­lules de ges­tion de proxi­mi­té auto­nomes par rap­port aux employeurs, mais entre­te­nant un dia­logue de ges­tion per­ma­nent avec eux afin d’assurer une sépa­ra­tion de la fonc­tion offre (ges­tion­naires de corps) de la fonc­tion demande (employeurs) et enfin de diver­si­fier signi­fi­ca­ti­ve­ment et rapi­de­ment leurs recru­te­ments. Ce scé­na­rio, au demeu­rant assez aisé et rapide à mettre en œuvre, per­met éga­le­ment de mettre en place une solu­tion de domaines via quatre corps avant de pas­ser, si néces­saire, à une nou­velle phase de la réforme. Il per­met de construire toutes les com­pé­tences scien­ti­fiques et tech­niques néces­saires à l’action publique de demain par l’instauration de majeures dans la for­ma­tion des ingé­nieurs-élèves des corps tech­niques actuels. Au-delà de leur for­ma­tion ini­tiale, les nou­veaux recru­tés seraient plus spé­ci­fi­que­ment for­més sur les domaines par­ti­cu­liers dont l’État a besoin (numé­rique, san­té…) et seraient obli­ga­toi­re­ment affec­tés en pre­miers postes sur des fonc­tions néces­si­tant les­dites compétences.

… sans aller jusqu’à la fusion

À l’inverse, outre les dif­fi­cul­tés juri­diques pour conci­lier des sta­tuts civils et des sta­tuts mili­taires, un corps d’ingénieurs fusion­né ris­que­rait, à tra­vers la ges­tion des domaines, d’aboutir à des ges­tions minis­té­rielles sous l’égide des secré­ta­riats géné­raux et donc à refondre à nou­veau la ges­tion de l’offre avec celle de la demande. Une telle seg­men­ta­tion en sept domaines risque de deve­nir rapi­de­ment un frein à la mobi­li­té des car­rières, à rebours de ce qui est recher­ché. Même le rat­ta­che­ment pré­vu à Mati­gnon d’un chef de corps des ingé­nieurs inter­roge, car aucune struc­ture RH ne peut gérer 4 800 cadres supé­rieurs de façon cen­tra­li­sée. Le pré­cé­dent, dénon­cé depuis près de quatre-vingts ans, de la ges­tion du corps des admi­nis­tra­teurs civils, qui ori­gi­nel­le­ment devait être assu­rée de manière inter­mi­nis­té­rielle par le Pre­mier ministre, mais dont les membres sont de fait gérés par leur pre­mier minis­tère d’affectation, est là pour nous aler­ter. Pour conci­lier ces deux approches, la FGCTE peut aus­si pro­po­ser un sché­ma bis qui consis­te­rait à créer un cadre sta­tu­taire com­mun har­mo­ni­sant les sta­tuts des corps actuels, notam­ment en termes de poli­tique de rému­né­ra­tion et de pro­mo­tion, de ges­tion et de rythme de car­rière (et cal­qué sur celui des admi­nis­tra­teurs de l’État) en y astrei­gnant les corps actuels. Il ne semble en outre pas y avoir d’incompatibilité avec le main­tien du sta­tut mili­taire, puisque le décret cadre ne repren­drait que les dis­po­si­tions com­munes, cet aspect pou­vant être impor­tant compte tenu de l’attachement au main­tien de ce sta­tut d’une par­tie des ingé­nieurs de l’armement en poste à la DGA.

Une généralisation de ces principes aux administrateurs de l’État ?

La FGCTE estime que les admi­nis­tra­teurs de l’État, dont le sta­tut a été conçu avant la remise de ce rap­port, gagne­raient aus­si à être orga­ni­sés et gérés par domaines (les inté­res­sés y seraient d’ailleurs favo­rables) par exemple sur le modèle du scé­na­rio ci-avant. Ils béné­fi­cie­raient alors d’une ges­tion sépa­rée de l’offre et de la demande de com­pé­tences, dans une logique de ges­tion inter­mi­nis­té­rielle pour faci­li­ter les mobi­li­tés, mais sans ris­quer de repro­duire les défauts actuels d’une ges­tion trop minis­té­rielle des anciens admi­nis­tra­teurs civils où l’agent était rat­ta­ché à la cel­lule de ges­tion du secré­ta­riat géné­ral du minis­tère de son pre­mier employeur. 

Le rap­port Ber­ger-Guillou-Lave­nir pré­fi­gure donc la pro­chaine étape de la trans­for­ma­tion des corps tech­niques de l’État et laisse envi­sa­ger une réforme ambi­tieuse de la ges­tion des talents au sein de cet État : les deux scé­na­rios pro­po­sés par la FGCTE maxi­misent l’impact de la réforme sur la qua­li­té de ges­tion des res­sources humaines de l’État, tout en évi­tant la perte d’attractivité.

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