Recruter et garder les meilleurs ingénieurs au service de l’État
Le rapport de la mission Berger-Guillou-Lavenir trace les pistes de réforme pour les ingénieurs de haut niveau au service de l’État. La Fédération des grands corps techniques de l’État y voit l’occasion de développer une politique de recrutement et de gestion personnalisée des talents au sein de l’administration pour en renforcer les compétences scientifiques et techniques, et y favoriser la mobilité et la diversité. Avec cette réforme, la FGCTE, qui rassemble les syndicats et associations du corps de l’Armement, du corps de l’Insee, du corps des Mines et du corps des Ponts, des Eaux et des Forêts, se dit favorable au maintien des quatre corps dans le schéma existant.
Sophie Mourlon (X96), directrice de l’énergie, chargée de la gestion des conséquences de la guerre en Ukraine sur l’approvisionnement énergétique français. Guillaume Poupard (X92), directeur général de l’Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information), chargé par exemple de veiller à la cybersécurité lors de la période de l’élection présidentielle. Antoine Lafargue (X02), directeur général des services du conseil départemental du Calvados, qui relève sur le terrain le défi d’un aménagement plus durable et solidaire. Tous ces polytechniciens un point commun : ils sont ingénieurs des corps techniques de l’État. Le rapport de la mission Berger-Guillou-Lavenir remis le 18 février 2022 formule des propositions pour répondre aux besoins de l’État en compétences scientifiques et techniques, maintenir les compétences et l’attractivité, diversifier les viviers de recrutement et généraliser une gestion individualisée et la mobilité des ingénieurs des grands corps techniques.
Garantir l’autonomie d’action de l’État
Les ingénieurs sont indispensables pour garantir l’autonomie d’action de l’État : il faut pouvoir continuer à les attirer au plus haut niveau et valoriser leurs compétences. Parmi les conclusions du rapport, il convient tout d’abord de saluer qu’il souligne l’importance de disposer d’un vivier d’ingénieurs de haut niveau au sein de l’État pour comprendre, définir et mettre en œuvre les politiques publiques, dans une société où les sciences et la technique jouent un rôle de plus en plus important. De la transition écologique au numérique en passant par l’innovation, la réindustrialisation, la santé et la défense, sans oublier le pilotage de grandes initiatives telles que France Relance, Programme des investissements d’avenir, l’État a plus que jamais besoin de compétences scientifiques et techniques en interne afin de permettre une pleine autonomie dans sa prise de décision, dans la mise en œuvre de ses actions mais aussi de sa modernisation. Le rapport rappelle à juste titre que les compétences scientifiques et techniques se construisent sur le long terme, de la formation initiale aux premières expériences professionnelles, et qu’un ingénieur ne peut être compétent dans tous les domaines.
“Les ingénieurs sont indispensables pour garantir l’autonomie d’action de l’État.”
Chaque jour les ingénieurs des corps techniques contribuent au pilotage de nombreuses politiques pour lesquelles des connaissances scientifiques et techniques sont indispensables. À titre d’exemple, ils contribuent à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques publiques de transition écologique et climatique, de développement durable des activités économiques et industrielles, de maîtrise des risques technologiques (y compris climatiques) et naturels, de développement et de gestion durables des territoires naturels et bâtis, de soutien des filières industrielles de souveraineté ; ils conseillent le gouvernement dans sa politique macroéconomique et sont les fers de lance de la statistique publique ainsi que de la maîtrise d’ouvrage des programmes d’armement et plus généralement des grands programmes d’équipement et de transformation numérique.
Recruter et garder les meilleurs
Aujourd’hui, le premier enjeu pour l’État est le maintien de son attractivité pour les jeunes ingénieurs diplômés des meilleures écoles, une attractivité qui ne va plus de soi, vu les opportunités de carrière offertes dans le privé notamment dans le secteur de la finance, du numérique, du conseil ou de l’entrepreneuriat. Le second est la valorisation des compétences de chacun dans une logique de parcours et d’enrichissement de carrière qui lui assure d’être considéré, heureux dans son travail, d’être utilisé au mieux de ses compétences et de ses aspirations, et motivé à servir l’action publique. S’agissant de l’évolution du recrutement, tout en gardant un socle de recrutement à l’École polytechnique comme recommandé par le rapport, il nous semble également important de mettre en place des mesures de diversification : voies d’accès externes ouvertes aux autres ingénieurs diplômés des meilleures écoles, concours talents pour recruter les meilleurs élèves ingénieurs boursiers de France ou encore améliorer l’équilibre homme-femme dans les recrutements, en tenant cependant compte des proportions des viviers de recrutement.
Des domaines de compétences : oui, mais garder de la flexibilité
Pour maintenir les compétences et assurer une gestion personnalisée des agents, ce qui suppose d’avoir des ensembles homogènes d’agents qui ne dépassent pas un millier de personnes, la mission préconise la création de sept domaines de compétences associés à des écoles de formation spécifiques afin d’assurer le recrutement des agents, leur formation et leur gestion professionnelle pendant les dix à quinze premières années de carrière. Sans remettre en cause le principe de domaines dont on vient d’écrire qu’ils sont le fondement de la compétence, on peut toutefois se demander si l’approche de la mission pour gérer les domaines ne risque pas en pratique de reconstituer sept « corps » au sens traditionnel. La mission propose en effet de donner une très grande autonomie à chacun des domaines : unité de vocation, de recrutement (avec des viviers et des critères de sélection propres), de formation, de gestion. Si le schéma proposé devait aboutir à sept « sous-corps » largement autonomes, cela remettrait en cause les fusions de 2009 qui visaient déjà à décloisonner et à faciliter la mobilité des ingénieurs au sein de l’État. Il s’agit pourtant toujours d’un objectif clé de la réforme, comme en témoigne le pilotage envisagé au niveau du Premier ministre. La segmentation en sept domaines pose aussi des problèmes de stabilité dans le temps en cas de suppression ou de modification d’un domaine. Un tel découpage des domaines d’intervention des ingénieurs de l’État n’est pas non plus évident.
GRH : séparer les gestions de l’offre et de la demande
Le rapport souligne à juste titre que la clé de la réussite de la réforme réside dans l’idée novatrice d’une séparation entre la gestion personnalisée des carrières (gestion de l’offre) et de la demande de ressources humaines des administrations. Avec une vision de moyen-long terme, la cellule de gestion peut mieux suivre, guider et enrichir les parcours de chacun lorsqu’une gestion par la demande, qui vise à pourvoir rapidement les postes vacants, est par nature de plus court terme. À l’heure actuelle, certains corps techniques font l’objet d’une gestion ministérielle qui consiste à confier à l’un des employeurs (un secrétariat général, une direction d’emploi dominante) la gestion des carrières de l’ensemble des ingénieurs de son vivier (un corps technique). En conséquence, l’employeur a naturellement tendance à conserver majoritairement ses ingénieurs sur les postes de son administration, au détriment des autres administrations et services publics aux niveaux local, national, européen et international. Si cette logique permet de constituer un vivier de compétences, elle limite la diversité des carrières qui est une attente forte des profils à haut potentiel, une source de richesse pour l’employeur et une nécessité face aux besoins d’ingénieurs au sein de toute la sphère publique.
“Aucune structure RH ne peut gérer 4 800 cadres supérieurs de façon centralisée.”
Le rapport Berger-Guillou-Lavenir présente une architecture de gestion où la Délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État (Diese), au-delà des responsables de domaines, pourrait être chargée de garantir la bonne adéquation entre les objectifs fixés par l’État en termes de gestion de ses ressources humaines et les objectifs de ses politiques publiques (environnement, souveraineté spatiale et militaire, réindustrialisation, accélération de la transition numérique, automatisation et pilotage par la donnée, etc.) en assurant le bon ajustement entre l’offre (les corps techniques) et la demande (les employeurs, directions et secrétariats généraux des ministères). Les corps de l’État devraient répondre à ces objectifs en mettant en œuvre des formations initiales, des formations continues et une gestion de carrière conformes aux besoins des administrations. De leur côté, les employeurs devront proposer des postes qui permettent de tirer le meilleur parti des ingénieurs. Ce système est d’ailleurs celui qui existe déjà au sein du corps de l’armement où il y a des besoins spécifiques pour les systèmes aéronautiques, navals ou terrestres. Cette option devrait permettre de concilier la nécessaire fluidité recherchée avec les fusions de 2009 et la restauration et le maintien de compétences qui manquent aujourd’hui à l’État.
Enfin, la séparation entre la gestion de l’offre de compétences par les corps ou les gestionnaires de domaines et de la demande par les employeurs permettra de généraliser une gestion individualisée des carrières qui contribue fortement à l’attractivité des corps auprès des jeunes générations, en s’appuyant sur l’exemple du corps des Mines cité par la mission. Dans un contexte où la quête de sens au travail devient un critère fondamental de choix de carrière, une telle séparation donne une garantie aux ingénieurs qu’ils ne seront pas captifs d’un employeur unique mais qu’ils seront employés le plus efficacement au service de l’action publique.
Réformer et rapprocher les corps actuels…
Dans cette perspective la FGCTE est favorable à un schéma qui maintienne les corps actuels (pour des questions de lisibilité et d’attractivité) mais leur imposerait systématiquement d’abord d’assurer des compétences métiers bien identifiées en domaines, ensuite de se doter systématiquement de cellules de gestion de proximité autonomes par rapport aux employeurs, mais entretenant un dialogue de gestion permanent avec eux afin d’assurer une séparation de la fonction offre (gestionnaires de corps) de la fonction demande (employeurs) et enfin de diversifier significativement et rapidement leurs recrutements. Ce scénario, au demeurant assez aisé et rapide à mettre en œuvre, permet également de mettre en place une solution de domaines via quatre corps avant de passer, si nécessaire, à une nouvelle phase de la réforme. Il permet de construire toutes les compétences scientifiques et techniques nécessaires à l’action publique de demain par l’instauration de majeures dans la formation des ingénieurs-élèves des corps techniques actuels. Au-delà de leur formation initiale, les nouveaux recrutés seraient plus spécifiquement formés sur les domaines particuliers dont l’État a besoin (numérique, santé…) et seraient obligatoirement affectés en premiers postes sur des fonctions nécessitant lesdites compétences.
… sans aller jusqu’à la fusion
À l’inverse, outre les difficultés juridiques pour concilier des statuts civils et des statuts militaires, un corps d’ingénieurs fusionné risquerait, à travers la gestion des domaines, d’aboutir à des gestions ministérielles sous l’égide des secrétariats généraux et donc à refondre à nouveau la gestion de l’offre avec celle de la demande. Une telle segmentation en sept domaines risque de devenir rapidement un frein à la mobilité des carrières, à rebours de ce qui est recherché. Même le rattachement prévu à Matignon d’un chef de corps des ingénieurs interroge, car aucune structure RH ne peut gérer 4 800 cadres supérieurs de façon centralisée. Le précédent, dénoncé depuis près de quatre-vingts ans, de la gestion du corps des administrateurs civils, qui originellement devait être assurée de manière interministérielle par le Premier ministre, mais dont les membres sont de fait gérés par leur premier ministère d’affectation, est là pour nous alerter. Pour concilier ces deux approches, la FGCTE peut aussi proposer un schéma bis qui consisterait à créer un cadre statutaire commun harmonisant les statuts des corps actuels, notamment en termes de politique de rémunération et de promotion, de gestion et de rythme de carrière (et calqué sur celui des administrateurs de l’État) en y astreignant les corps actuels. Il ne semble en outre pas y avoir d’incompatibilité avec le maintien du statut militaire, puisque le décret cadre ne reprendrait que les dispositions communes, cet aspect pouvant être important compte tenu de l’attachement au maintien de ce statut d’une partie des ingénieurs de l’armement en poste à la DGA.
Une généralisation de ces principes aux administrateurs de l’État ?
La FGCTE estime que les administrateurs de l’État, dont le statut a été conçu avant la remise de ce rapport, gagneraient aussi à être organisés et gérés par domaines (les intéressés y seraient d’ailleurs favorables) par exemple sur le modèle du scénario ci-avant. Ils bénéficieraient alors d’une gestion séparée de l’offre et de la demande de compétences, dans une logique de gestion interministérielle pour faciliter les mobilités, mais sans risquer de reproduire les défauts actuels d’une gestion trop ministérielle des anciens administrateurs civils où l’agent était rattaché à la cellule de gestion du secrétariat général du ministère de son premier employeur.
Le rapport Berger-Guillou-Lavenir préfigure donc la prochaine étape de la transformation des corps techniques de l’État et laisse envisager une réforme ambitieuse de la gestion des talents au sein de cet État : les deux scénarios proposés par la FGCTE maximisent l’impact de la réforme sur la qualité de gestion des ressources humaines de l’État, tout en évitant la perte d’attractivité.