Redressement et restructuration d’entreprises Quelques différences de management entre les États-Unis et l’Europe
Parler du management aux États-Unis, c’est, le plus souvent et bien naturellement, s’attacher à ses plus brillantes créations.
La liste est longue : l’entreprise multinationale, les start-ups, le marketing des produits de grande consommation ou la planification stratégique, etc. Mais leur diffusion à travers le monde rapproche les comportements européens et américains.
En revanche, des différences fortes subsistent lorsque les éléments socioculturels sont importants. Ainsi, dans les restructurations ou dans les situations de redressement d’entreprises en difficulté.
Alors que la circulation des managers entre les deux rives de l’Atlantique se développe au gré des prises de participation symétriques, il peut être intéressant d’examiner les différences entre les deux continents dans ces cas particuliers.
Ayant dû, pendant ces vingt dernières années, affronter des situations de ce type en Europe continentale et aux États-Unis au cours du développement de Carlson Wagonlit Travel, j’en ai retiré quelques observations qui seront peut-être utiles à des dirigeants expatriés d’un côté ou de l’autre.
Carlson Wagonlit Travel (CWT) est le numéro 2 des agences de voyages d’affaires dans le monde (numéro 1 en Europe et Amérique latine, numéro 2 dans les autres régions).
La mission de CWT est d’aider les entreprises et les administrations à optimiser leurs processus et leurs dépenses de voyages et à fournir à leurs voyageurs un service de qualité. Avec plus de 2,5 millions de transactions en ligne par an, CWT est la deuxième agence de voyages en ligne au monde sur le marché des voyages d’affaires.
CWT a réalisé en 2005 un volume d’affaires de 22 milliards de dollars US, compte 17 000 employés et est présent dans 150 pays, dont 40 pays à travers des filiales détenues à 100 % ou en participation.
En 1983, le volume d’affaires du département agences de voyages de la Compagnie Internationale des WagonsLits était de 1 milliard de dollars avec 5 000 salariés en Europe continentale et en Amérique latine.
On trouvera dans l’encadré ci-contre les données principales sur l’entreprise d’où je tire cette expérience.
En Europe, il s’agissait, à la fin des années quatre-vingt, de concentrer l’entreprise sur l’activité de services aux entreprises1, de la dégager des ventes de voyages touristiques au grand public mais tout d’abord, primum vivere, d’améliorer substantiellement une rentabilité très insuffisante.
Aux USA, dix ans plus tard, les effets cumulés du ralentissement économique de 2000 à la fin de la » bulle » Internet, des attentats du 11 septembre 2001 et d’initiatives commerciales malheureuses propres à Carlson Wagonlit Travel avaient réduit notre chiffre d’affaires de 40 % environ, mettant en péril notre présence sur le marché américain et, par ricochet, notre position de fournisseur de leaders mondiaux.
Dans une restructuration, il y a trois points de passage obligés :
• traiter le risque de crise mortelle : la perte d’un grand client, d’un manager clé ou d’un appui crucial peut, par sa visibilité, enclencher une réaction en chaîne mortelle (l’Américain plus ludique parle de snowball effect). Il faut arrêter l’incendie ;
• réduire les effectifs pour adapter la taille de l’entreprise à son nouveau marché ou à sa nouvelle part de marché ;
• relancer la croissance à partir de là.
Quelles différences entre les États-Unis et l’Europe dans chacun de ces domaines ?
Arrêter l’incendie
Aux États-Unis, la croyance fondamentale dans les bienfaits de la compétition appelle sans cesse, pour les individus comme pour les entreprises, la question : Ai-je affaire à un winner ou à un loser ?
Cette question devient lancinante pour tous vos contacts quand on apprend les difficultés de votre entreprise. Dans les métiers de services aux entreprises la rumeur est partout dans le cercle de vos clients, finalement limité à quelques milliers, où le bouche à oreille est fondamental. Le risque d’une boule de neige irrattrapable est majeur. Une action de communication vigoureuse est indispensable pour annoncer des changements importants et surtout convaincre l’ensemble du personnel dans une série de contacts personnels (road shows ou conférences-débats téléphoniques). Encore faut-il que les changements annoncés soient bien perçus comme traitant le mal à la racine.
En Europe, les difficultés ne mettent pas toujours l’entreprise sur le fil du rasoir. Moins de manichéisme entre gagnants et perdants. Plus de scepticisme vis-à-vis de la rumeur. La bataille se joue ici plus près de l’enjeu clé, par exemple pour convaincre le client important de surseoir à sa décision de rupture. Tous ceux qui ont été confrontés à des situations critiques en Europe ont dû rencontrer ce personnage clé et s’engager sur un succès futur le plus souvent » à découvert « . Gagner ces » batailles perdues » (uphill battles) est un exercice obligé pour le redressement.
Mais au fond cette différence ne reflète-t-elle pas les survivances de comportement aristocratique de la vieille Europe et la vox populi démocratique si intrinsèquement américaine ?
Réduire les effectifs
Les comportements sont ici aux antipodes tout particulièrement avec la France.
Transparence et rapidité, voire brutalité là-bas. Secret et lenteur, voire ésotérisme ici.
Aux USA, les personnes licenciées quittent l’entreprise souvent du jour au lendemain. Ou bien reçoivent à la fin de la semaine l’annonce que la semaine suivante sera chômée. Pourquoi cette cruauté, si supérieure à celle de nos licenciements économiques européens, est-elle acceptée ? Fondamentalement parce que » demain est un autre jour » qui vous offrira une autre chance et que le licenciement n’est pas un stigmate vous empêchant de rebondir. Et bien sûr parce que tout le monde accepte que les décisions de l’entreprise soient prises pour des raisons économiques. Enfin parce qu’il vaut mieux connaître le plus tôt possible ce qui vous menace et les difficultés auxquelles on aura à faire face.
En France faut-il rappeler avec quel soin il faut préparer toute opération chirurgicale même petite ? L’intervention des juges est très souvent possible pour traîner le patron en correctionnelle ou pour faire rouvrir une usine fermée comme Nestlé vient d’en faire l’expérience près de Marseille… Et pour convaincre le personnel, contre l’avis de nombreux chantres, que la chirurgie ne peut pas être remplacée par des médecines douces pour redonner à l’entreprise la vitalité nécessaire. Mais même bien préparées, les opérations de réduction d’effectif sont sujettes à bien des impondérables en termes de coût et de délais.
La brutalité américaine est à coup sûr bénéfique aux entreprises. Elle y est indispensable compte tenu de la pression menaçante sur l’image de l’entreprise. Les compromis et les procédures européennes peuvent avoir des effets induits très pernicieux surtout lorsqu’ils font croire que des emplois peuvent être maintenus sans justification économique. Mais, d’un autre côté, ils sauvegardent l’image d’humanité du management et du patron, actif de l’entreprise toujours précieux de ce côté-ci de l’Atlantique.
Relance
Là aussi les comportements sont aux antipodes.
Là-bas, il est difficile d’attirer des nouveaux managers de talent et même de garder les jeunes prometteurs sur lesquels on comptait pour le redémarrage. Les progrès et les reculs dans le plan de redressement sont appréciés avec un vif esprit critique. Patrons mais surtout managers tirent rapidement les conséquences d’une performance insuffisante. Avec la même logique : si je crois que la partie ne sera pas gagnée, je dois partir.
Ici, la dimension collective de l’effort permet de faire appel souvent au » patriotisme d’entreprise « . Bien sûr les jugements et les choix de la direction font alors l’objet d’un débat à l’issue incertaine auquel il faut se prêter. Le dirigeant doit tenir un rôle de leader quasi politique en disant la vérité sans fard afin de maintenir une motivation suffisante sans pour autant susciter le découragement. Mais paradoxalement, c’est souvent lorsqu’elle rencontre des difficultés que l’attachement à l’entreprise s’exprime avec le plus de sincérité dans toutes les catégories de personnel.
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Au bout de cette comparaison rapide peut-on tirer des conclusions sur la supériorité d’un modèle socio-économique ou bien sur les améliorations à apporter d’un côté ou de l’autre ? Je ne m’y risquerai pas et préférerais en rester à des recommandations succinctes sur la nationalité des leaders expatriés.
Il me semble que la culture » schumpeterienne » de la destruction créatrice qui prévaut aux USA est plus facile à acquérir intellectuellement pour un Européen que, symétriquement, pour un Américain, la pratique du débat entre croissance et solidarité qui se développe en Europe en cas de difficulté ou de recentrage stratégique.
Mais gagner les cœurs et la confiance d’un grand nombre de salariés américains exige un discours imprégné de culture américaine qu’on ne peut pratiquer qu’après avoir fait ses premières armes dans ce pays, dans des circonstances moins dramatiques.
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1. Le rôle des agences de voyages d’affaires au service des entreprises est bien présenté dans l’étude » Effective travel management » accessible sur le site www.carlsonwagonlit.com