Réflexions sur la mise en concurrence de la production d’électricité
Dans le numéro d’août-septembre de La Jaune et la Rouge, Stéphane Mattatia a analysé avec beaucoup de pertinence les principaux problèmes posés par la mise en concurrence de l’électricité.
Le sujet est cependant vaste et complexe. Dans un article qui va à l’essentiel, certaines explications n’ont pu être données, certains aspects n’ont pu être qu’effleurés. Or l’expérience de conversations sur ce sujet avec des amis de formations diverses, y compris des ingénieurs, m’a révélé de fortes incompréhensions, traduites par des questions du genre : « Mais pourquoi faites-vous tout un plat d’une mise en concurrence qui, certes, rencontre des oppositions de nature politique, pour ne pas dire idéologique, alors que la concurrence, quand même, c’est bien et ça se met ou se mettra en pratique dans bien d’autres domaines, y compris dans ceux qu’on a toujours appelés services publics. »
Il faut répondre à cette question autrement que par « le kWh n’est pas un produit comme les autres, il n’est pas stockable, sans quoi l’interlocuteur s’obstinera à ne pas comprendre et le débat versera effectivement dans l’idéologie, chacun s’accrochant à des idées a priori le dispensant de réfléchir.
Un peu de technique
Il est courant de se représenter l’électricité comme une marchandise, un fluide qui, par un réseau de lignes et de câbles, s’écoule d’usines dites « centrales », qui la produisent, vers des consommateurs qui l’utilisent. L’unité de mesure en est le kWh, tout comme l’unité de mesure de l’eau et du gaz est le m3.
Or cette image cache la véritable nature de l’électricité. Elle n’est pas fluide, mais support d’une transmission quasi instantanée vers ses utilisateurs de l’énergie noble élaborée sous forme mécanique, à partir de sources primaires diverses, par les centrales. À cet égard, la bonne analogie est celle des systèmes de poulies, courroies, axes tournants qui, au XIXe siècle, transmettaient aux différents postes de travail d’un atelier l’énergie mécanique développée par la machine à vapeur « centrale ».
De là découle l’évidence que « le kWh n’est pas stockable ». Il ne l’est pas plus que ne l’était la force motrice dans les transmissions mécaniques du XIXe siècle. De cette non-stockabilité découlent les conséquences pratiques que l’on sait :
- grande volatilité des coûts de production, qui changent d’heure en heure, de jour en jour, de saison en saison, au gré des variations de consommation et de disponibilité des centrales ;
- nécessité absolue d’adapter à chaque instant la production à la consommation constatée, en tenant compte en outre des risques de rupture d’éléments trop contraints du réseau ; une gestion centralisée de la production est ainsi indispensable, qui se superpose inévitablement à toute régulation par la concurrence via les prix et a le pas sur elle ;
- nécessité aussi d’un suréquipement global conséquent et coûteux, permettant de faire face sans coupure aux aléas de consommation (température, niveau de l’activité économique…) et aux aléas de disponibilité des centrales.
Mais il est une autre caractéristique de l’électricité, moins souvent citée quoique au moins aussi importante par ses conséquences : la totale fongibilité des kWh produits sur un réseau par toutes les centrales qui y sont connectées. C’est en fait la collectivité des producteurs qui, via cet outil collectif qu’est le réseau, alimente l’ensemble des consommateurs. Dès qu’il y a production interconnectée il n’est pas de règle physique qui permette de relier une consommation à une production particulière. On ne peut savoir qui alimente qui.
On comprend cette loi et ses conséquences par l’analogie de la diligence du XIXe siècle. Un attelage de chevaux (c’est-à-dire les centrales) transmettait aux voyageurs (c’est-à-dire les consommateurs d’électricité) via la voiture de diligence (c’est-à-dire le réseau) l’énergie nécessaire pour les déplacer. Vouloir affecter tel cheval ou telle patte de cheval à tel voyageur n’aurait eu aucun sens. Tout au plus aurait-on pu imaginer d’obliger chaque voyageur à louer le morceau de cheval censé le tirer.
À charge pour le cocher, rémunéré à part, d’assembler les morceaux de chevaux en attelage. Ce n’aurait pas été simple, et on ne le faisait pas. Mais c’est exactement ce qu’on est obligé de faire en électricité si on veut que les consommateurs puissent mettre en concurrence les producteurs, donc particulariser leurs paiements. La fonction de cocher est alors jouée par ce qu’on appelle un GRT, « Gestionnaire du réseau de transport », rôle confié en France au RTE (Réseau de transport d’électricité), assisté par des « fournisseurs », comme nous allons le voir.
Passer par la sphère financière
Pour installer de la concurrence dans les conditions rappelées ci-dessus, il faut en effet s’abstraire totalement des réalités physiques et passer dans la sphère financière.
À savoir faire intervenir des acteurs auxiliaires nommés » fournisseurs « , intermédiaires financiers entre les consommateurs, qui s’adressent à eux pour obtenir une garantie de livraison à des prix stables, et les producteurs. Les fournisseurs ont vis-à-vis du RTE l’obligation de trouver la production correspondant aux engagements qu’ils ont pris, pour cela, ils s’adressent à leur tour aux producteurs soit par des contrats bilatéraux, soit à travers un marché organisé entre eux, soit par une combinaison des deux moyens. Le gestionnaire de réseau coordonne le tout de façon à assurer le fonctionnement technique du réseau, une coordination des mécanismes financiers de finalisation des paiements aux producteurs est également nécessaire.
Le contrat bilatéral le plus sûr est évidemment la fusion au sein d’une même société des fonctions de fournisseur et de producteur. On a alors affaire à un fournisseur-producteur. Mais un fournisseur peut aussi ne pas posséder le moindre moyen de production et compter sur le marché pour assurer les fournitures qu’il a garanties à ses clients. Il prend alors une allure de spéculateur purement financier acceptant les risques de ruine que cela comporte pour lui (voir affaire Enron). Un fournisseur peut enfin jouer sur les deux tableaux en combinant une capacité de production propre avec un appel au marché lorsque cette capacité n’est plus suffisante ou d’exploitation trop coûteuse.
C’est d’ailleurs sur cette base de combinaison entre un parc propre et un appel marginal aux moyens de confrères que fonctionnait l’organisation traditionnelle du secteur de la production d’électricité. Prenons l’exemple d’EDF, particulièrement clair par sa forme institutionnelle.
Ce qui change
EDF ancienne manière était en France le gestionnaire du réseau de transport. Cette fonction, reconnue monopole « naturel », est maintenue telle, mais transférée à l’organisme indépendant sur le plan de la gestion technique et financière qu’est le RTE. EDF était aussi, de par la loi, le fournisseur d’électricité unique en France au niveau du réseau de transport. En contrepartie du monopole qui lui était ainsi officiellement attribué, c’est sous le contrôle étroit de la puissance publique qu’elle établissait ses conditions de vente, alias ses tarifs. Notons que ceux-ci incluaient, par le biais de la prise en compte du coût marginal de développement, les charges d’investissement, ainsi était-il répondu au souci du financement des centrales, qui pose problème en régime de concurrence en raison de son poids dans les coûts et des longs délais de réalisation. Ce monopole de fourniture est en cours de suppression.
Enfin EDF appuyait la garantie de bonne desserte de sa clientèle sur un parc de production vaste et diversifié, lui appartenant ou contrôlé par elle, qui lui permettait de faire face à la plupart des aléas. Cela ne l’empêchait pas de faire appel, via ses confrères gestionnaires de réseau étrangers et avec réciprocité, à de la production hors de France lorsque cela permettait aux deux parties des économies ou des garanties complémentaires. EDF conserve cette fonction de production, mais dans des conditions où elle ne sera plus en situation de monopole, ni en France ni vis-à-vis des autres producteurs européens.
Quel avenir pour la concurrence ?
À l’issue de cette analyse, une première conclusion s’impose : la mise en concurrence des producteurs d’électricité délivrée à ses utilisateurs par un réseau public est fort peu naturelle. Cela tient aux caractéristiques techniques de ce qu’on peut appeler le « kWh réseau » :
- non stockable, fût-ce une minute,
- dont l’origine, vue de son consommateur, est strictement indiscernable,
- nécessitant le maintien d’une gestion centralisée ayant le pas sur toute autre considération si on veut éviter des écroulements de réseau, comme celui qui a affecté le réseau italien en septembre 2003.
Sous réserve de cette gestion, compliquée et coûteuse lorsqu’on veut la combiner à de la concurrence, mais maîtrisable quand on en a comme en France la compétence, on peut établir de la concurrence à court terme par le procédé du passage intégral par la sphère financière.
Il n’est toutefois pas acquis que la concurrence ainsi obtenue favorise les consommateurs, tout dépendra du positionnement que les fournisseurs adopteront entre des consommateurs extrêmement dispersés et des producteurs inévitablement peu nombreux.
Mais il se pose une autre question : la régulation des prix et des investissements.
Rappelons que la théorie de la concurrence dit que celle-ci régule les investissements par les prix. Lorsque les capacités de production dépassent la demande, le niveau de prix est gouverné par les coûts plus ou moins immédiats de production, il est donc bas et peut fort bien ne pas permettre un amortissement normal d’investissements lourds immobilisés pour longtemps.
Quand la capacité de production devient insuffisante, le prix augmente. Cela a le double effet de freiner la demande et de rendre l’investissement attractif, ce qui va permettre d’ajuster offre et demande à l’optimum commun.
Mais cette régulation ne fonctionne correctement que si la demande est suffisamment sensible au prix et si la contre-réaction par l’investissement est suffisamment rapide. Deux conditions qui ne sont absolument pas respectées dans le cas de l’électricité, devenue indispensable, donc à demande inélastique, et nécessitant des investissements lourds à longs délais de mise en œuvre.
Il en résulte que si on laisse faire la concurrence les prix vont passer brutalement de valeurs trop faibles pour amortir les investissements à des valeurs beaucoup trop élevées pour être socialement et économiquement acceptables. Les pouvoirs publics doivent intervenir pour stabiliser les prix… et adieu la concurrence !
Ce n’est pas là une vue de l’esprit. L’exemple de la Californie, d’autres aussi tel le Brésil dont on a moins parlé, la conforte sur le terrain. En France même, la contrainte exceptionnelle sur les moyens de production due à la canicule de l’été 2003, doublée d’une augmentation de la consommation, a fait monter à un niveau tout à fait déraisonnable le prix du kWh du secteur concurrentiel, qui existait déjà pour les gros consommateurs. Cette montée a été assez brève pour qu’elle puisse être absorbée par le système financier. Mais ce ne sera plus le cas lorsqu’il faudra réinvestir pour maintenir une marge normale de suréquipement. Ce qui semble, disent les spécialistes, devoir être le cas à la fin de la décennie.
Notons que ces problèmes de régulation sont communs à tout le domaine de l’énergie, tout simplement parce que la demande en énergie est peu élastique et que les investissements, même amortis sur longue période, y pèsent beaucoup dans les coûts. En production d’électricité, cela s’aggrave du fait de la non-stockabilité. Par contre les solutions sont plus locales que, par exemple, pour le pétrole dont l’économie doit être régulée au niveau mondial.
Notons enfin que l’organisation traditionnelle du secteur électrique était conçue pour éviter les problèmes ci-dessus mentionnés. Mais elle n’excluait pas une concurrence avec d’autres moyens d’utiliser les sources primaires qu’une conversion en électricité répartie par un réseau public.
Il n’est pas inutile de dire, car cela semble un peu oublié, que cette forme de concurrence était un aiguillon auquel les électriciens étaient sensibles, en tout cas en France.
Il ne peut en être de même dans une organisation qui multiplie les acteurs électriques et les oriente vers une concurrence entre eux.
En résumé
La mise en concurrence des producteurs d’électricité connectés à un réseau public est peu naturelle mais possible moyennant un encadrement technique strict.
On ne peut aujourd’hui préjuger de son influence à court terme sur les niveaux moyens de prix tels que constatés par les consommateurs. Par contre il est quasi certain que de sérieux problèmes de stabilité des prix et de financement des investissements se poseront à moyen terme si la concurrence à court terme fonctionne bien.
Quoi qu’il en soit, la mise en concurrence des producteurs d’électricité est un processus maintenant engagé irréversiblement en Europe.
Les responsables politiques et industriels vont devoir le gérer en tenant compte de ce qu’est vraiment l’électricité distribuée par réseau au public :
- techniquement, un moyen de transmission instantanée d’une énergie indiscernablement produite par toutes les centrales connectées au réseau,
- économiquement, une grande consommatrice d’investissements lourds immobilisés très longtemps, qui représentent une importante partie de son coût,
- politiquement, une industrie du secteur de l’énergie, avec les contraintes économiques et sociales que cela entraîne.