Réflexions sur le “bogue de l’an 2000”
Le phénomène du « bogue de l’an 2000 » a d’abord un côté apprenti sorcier : des professionnels à la pointe de notre civilisation technique – les informaticiens – ont mis en place un monstre qu’ils ne savent plus maîtriser. Au passage on soulignera le paradoxe de voir ces spécialistes eux-mêmes dénoncer une situation dont ils sont responsables.
Imaginez les constructeurs automobiles annonçant froidement qu’à une date donnée les voitures qu’ils nous ont vendues cesseront de fonctionner (ou du moins de fonctionner correctement), sinon au prix d’un aménagement coûteux : ils seraient traduits en justice instantanément. Au lieu de cela nous sommes reconnaissants à ceux qui nous ont alertés et les prions de trouver la solution au problème.
Il existe un adage de droit latin : Nemo auditur suam turpitudinem allegans. Personne ne peut (en justice) alléguer sa propre faute. Est-ce qu’une menace révélée par ses propres auteurs n’est pas a priori suspecte ? Le doute s’accentue quand l’affirmation de l’existence du risque est à ce point profitable à celui qui la fait.
La disproportion paraît extrême entre les données concrètes de la question – le problème de « l’année à deux chiffres et non quatre » – et l’incertitude globale régnant aujourd’hui sur le comportement des ordinateurs au passage de l’an prochain. Chacun connaît les méfaits plutôt cocasses de « l’année à deux chiffres » tels qu’ils se sont déjà manifestés – sans attendre l’an 2000 – dans les services de l’état civil : la vieille dame de 106 ans recevant les gendarmes parce qu’elle n’allait pas à l’école. De là aux ascenseurs qui s’arrêtent, aux avions qui s’écrasent, à l’oxygène qui manque dans les hôpitaux…
Quels sont les risques ?
Notre attitude à l’égard du « bogue de l’an 2000 » me fait l’effet d’un pari pascalien à rebours. Dans cette affaire le risque, pensons-nous, est infini : parce qu’il est mal connu et parce qu’il met en jeu notre sécurité, notre vie peut-être. Le coût, lui, même s’il peut être élevé, est fini.
Il s’agit donc de payer un coût fini pour échapper à un risque infini. Quelle autorité publique, quel PDG de société hésiterait un moment ? D’autant plus que, comme chez Pascal, « il faut parier », l’an 2000 arrivera, de cela nous sommes sûrs. Qui prendra la responsabilité de tenir le pari contraire !
Et pourtant… On peut s’interroger sur les incidences effectives de « l’année à deux chiffres ».
N’est-il pas logique de penser que dans la majorité des cas l’horloge incorporée à un programme (qui à la façon d’un compteur de voiture repasse au zéro quand elle a atteint son maximum affichable sans que sa marche soit affectée pour autant) n’a qu’une fonction d’information ? Il n’y a alors aucune raison pour que l’heure ou le jour ou l’année qu’il est perturbent ou interrompent en quoi que ce soit le fonctionnement de l’ordinateur et des mécanismes qu’il commande.
Tel est le cas en particulier s’agissant de moyens de transport. L’informatique peut envoyer un signal dans des circonstances données : excès de vitesse, déficience de fluides, échauffement de pièces, troubles atmosphériques, etc., quel que soit le moment où se produisent ces circonstances. Le fait que l’horloge indique « 00 » au lieu de « 99 » ne peut déclencher de réaction que si ladite réaction a été préalablement et sciemment intégrée au programme – par exemple pour souhaiter la bonne année au conducteur et aux passagers -, ce qui élimine ipso facto l’idée d’un déclenchement incertain ou imprévu.
Il existe bien entendu également des « programmes à calendrier » et des « programmes à exécution périodique » : dates de révision d’un moteur par exemple ou encore appareil électrique qu’on ne fait fonctionner qu’à certains intervalles. Deux cas sont alors possibles. Ou bien ces programmes sont activés à un moment calendaire précis et on ne voit pas pourquoi une année à deux chiffres au lieu de quatre les contrarierait en 2001 s’ils ne l’ont pas été en 1998. Ou bien ils obéissent à un processus séquentiel – ils sont sensibles à l’enregistrement du temps passé et non au moment absolu – et peu leur importe qu’on soit au XXIe ou au XXe siècle.
L’informatique est à sa manière une auberge espagnole : on n’y trouve que ce qu’on y met. Quittons maintenant les machines pour en venir aux opérations financières et voyons comment peut se comporter sur ordinateur un emprunt à vingt ans 1988–2008. Si, ayant souscrit à cet emprunt, je suis remboursé par annuités, dois-je craindre de ne plus l’être à partir de l’an prochain – ou de ne l’être qu’avec retard, après que des corrections appropriées ont été apportées par l’emprunteur à son dispositif de traitement ? Non certes.
Car comment se feraient les calculs notamment actuariels liés à la gestion de cet emprunt si toutes les données le concernant n’avaient pas été prises en compte dès le début y compris les échéances postérieures à l’an 2000 ? S’il y a eu problème c’est au moment de la création du fichier qu’il s’est posé et qu’il a été nécessairement résolu.
J’en viens à ma conclusion. Et si le « bogue de l’an 2000 » n’était qu’une mystification réussie, un canular planétaire, ayant « marché » au-delà des espérances de ses auteurs ? Ou bien si nous étions en présence d’une vaste opération commerciale de la profession informatique, probablement non délibérée à l’origine mais entretenue aujourd’hui en attisant plutôt qu’en calmant les peurs des responsables et du public ?
Et si les docteurs Knock de l’ordinateur avaient trouvé un terrain idéal ?
Les pays développés peuvent sans doute s’offrir des contrôles an 2000 tous azimuts et c’est même peut-être un moyen de susciter un petit supplément de croissance. Mais les pays en développement sont également atteints du mal. Mon pays de résidence va dépenser 1 % de son budget annuel pour faire face au problème. Je crois sincèrement que cet argent – qu’il soit le leur ou celui des bailleurs de fonds – pourrait être employé à des besoins plus urgents. Il est vrai que d’autres cas d’affectations discutables sont plus criants encore. Mais ceci nous entraînerait trop loin…
Je vous pose donc la question, mes chers camarades. Beaucoup d’entre vous sont des informaticiens distingués. Je fais appel à votre sens des responsabilités. Cessez d’entretenir cette peur vague et universelle. Ne parlez plus de check-up général de toutes les machines, de tous les systèmes. Soyez concrets, soyez précis.
Si, comme je le crois, le « bogue » est l’exception et non la règle, une exception au demeurant d’ampleur très limitée, dites-le nous.
Vous y perdrez peut-être quelques contrats. Mais la conscience et l’esprit humains y gagneront.