Réflexions sur les parcours des élèves : Distillation fractionnée et projet de formation
À la fin du XIXe siècle, l’école républicaine a été construite sur une séparation des publics scolaires en fonction de leurs origines sociales. De manière grossière, l’école pouvait être définie comme un système dual : les enfants du peuple allaient à l’école élémentaire, ceux de la bourgeoisie allaient au petit lycée, puis au lycée. Une partie des très bons élèves issus du peuple pouvait accéder au collège ou au lycée grâce aux bourses et par un examen d’entrée en sixième. Jusqu’au seuil des années soixante, ce système a permis de dégager une élite scolaire issue du peuple sans jamais véritablement mélanger les publics scolaires. La sélection se faisait donc par le biais de parcours exceptionnels juxtaposés à une reproduction mécanique des clivages sociaux ; la grande majorité des enfants du peuple et des filles était prise dans des destins sociaux auxquels ne pouvaient échapper que les plus vertueux et les plus « doués ». Seules l’action politique et la révolution étaient vouées à changer l’ordre des choses.
La massification scolaire amorcée dans les années soixante et accomplie durant les trente dernières années a été portée par un projet de justice scolaire opposé au système dual. En proposant progressivement à tous les élèves d’aller au collège, puis au lycée, l’école de l’élitisme républicain s’est transformée en école de l’égalité des chances. Tous les enfants étant considérés comme fondamentalement égaux, tous ont le droit de prétendre entrer dans la compétition scolaire et d’y réussir en fonction de leur mérite. Tous ont le droit d’espérer réussir à l’école et, plus encore, tous ont le devoir de réussir. Dans ce nouveau contexte, l’échec n’est plus perçu comme une sorte de fatalité sociale, mais comme un véritable scandale dont les conséquences sont considérables sur le destin social des individus. En effet, avec une école distribuant un très grand nombre de diplômes, ceux-ci jouent un rôle déterminant dans l’accès aux diverses positions sociales et ceux qui n’ont pas ces diplômes sont véritablement « handicapés ». En même temps, sauf pour l’élite de l’élite, l’utilité de ces diplômes ne cesse de décroître puisqu’ils sont beaucoup plus nombreux que les positions sociales auxquelles ils permettent d’accéder.
Le passage de l’école républicaine à l’école de l’égalité des chances, construite sur un principe méritocratique fondamentalement plus juste que celui de la séparation des publics, entraîne un changement fondamental du mode de production de la sélection scolaire. Dans le premier système, l’essentiel de la sélection est réalisé avant les études secondaires et, pourrions-nous dire, directement par la société, ses inégalités et les aspirations des divers groupes sociaux. L’école sanctionne des destins, et quand elle les rompt, c’est pour promouvoir quelques élus de l’élitisme républicain. Dans l’école démocratique de masse, tous les enfants s’engagent dans la même compétition et sont censés avoir les mêmes chances d’aller au terme du parcours. Et comme dans une compétition sportive, ils sont exclus de l’épreuve ou relégués dans une catégorie inférieure en fonction de leurs résultats, c’est-à-dire de leurs échecs. Dans la première configuration l’école distingue les mérites exceptionnels, dans la seconde, elle sanctionne ceux qui n’ont pas le mérite attendu de tous.
À l’élection de quelques-uns succède un système de distillation fractionnée dans lequel l’école « oriente » les élèves qui ne peuvent suivre la voie royale du succès. Ainsi, en fonction de leurs performances, les élèves seront successivement « orientés ». Au terme du collège, les moins bons iront en lycée professionnel selon le prestige attaché à chaque formation, puis en lycée technique selon, là aussi, la valeur attribuée à chaque formation. Les meilleurs iront au lycée d’enseignement général et s’inscriront dans des filières elles aussi hiérarchisées. Mais la « distillation » n’est pas terminée. Les meilleurs iront dans des classes préparatoires où les meilleurs des meilleurs iront dans les écoles les plus prestigieuses. Les autres iront dans les IUT et les universités où la « distillation » se poursuivra. Ce mécanisme a trois grands types de conséquences.
• D’abord, ce système instaure un processus général de choix négatif ou de choix par défaut. Les élèves ne choisissent guère ce qu’ils souhaitent, mais font ce qui est possible selon un principe de distance avec la « voie royale » des études longues et théoriques. Ainsi, les futurs ouvriers sont orientés précocement alors que la future élite est « condamnée » aux filières scientifiques offrant les plus larges possibilités de choix même quand les élèves n’ont guère de vocation scientifique. Il ne faut pas taire le fait que ce système de sélection a un aspect fort cruel pour les plus faibles des élèves qui se voient rapidement enfermés dans un sentiment de « nullité » ou d’incompétence puisqu’ils ont eu, formellement au moins, la chance de réussir et n’ont pas pu s’en saisir. Cela peut expliquer, à la fois, le décrochage, le découragement et la violence des élèves qui ont le sentiment d’avoir été « piégés » dans un système les obligeant à rester à l’école pour échouer dans des formations qu’ils n’ont pas choisies et qui, souvent, n’ont guère d’utilité sociale.
• Ensuite, le mode de sélection n’affecte guère les inégalités sociales devant l’école. Au bout du compte, ce sont souvent les mêmes qui réussissent et souvent les mêmes qui échouent. Pire, ce système accentue un rapport utilitariste aux études et les familles les plus informées et les plus « compétentes » anticipent sur les parcours de leurs enfants en choisissant soigneusement les filières, les formations, les établissements, en multipliant les soutiens privés, ce qui a pour effet de creuser les inégalités sociales devant l’école. Certains établissements acquièrent des monopoles de l’excellence, alors que d’autres concentrent tous les échecs et toutes les difficultés. Alors que le système scolaire se voulait de plus en plus homogène, il est de plus en plus fractionné entre les établissements, les filières, les options et les classes.
• Enfin, ce système marque profondément la logique même du système scolaire. Comme chacun a le droit de prétendre à l’excellence, la culture scolaire, celle du collège notamment, est totalement dominée par le modèle de la voie royale des études les plus abstraites et les plus générales, alors que les formations techniques, professionnelles et pratiques sont considérées comme largement « infâmes ». C’est d’ailleurs là le drame du collège unique, accueillant tous les élèves d’une classe d’âge, mais dont le modèle de réussite est sous l’emprise du lycée d’enseignement général. Dès lors, les élèves orientés ne le sont pas en fonction de ce qu’ils savent, mais en fonction de leurs lacunes, ce qui les conforte dans le sentiment de leur faiblesse et de leur indignité. En même temps, les filières générales réputées prestigieuses entraînent bien des élèves vers des formations universitaires longues ne correspondant à aucune demande du marché du travail. À terme, ces élèves peuvent connaître un déclassement important, leurs études longues les conduisant vers des emplois très inférieurs à leurs attentes.
Pourquoi, en dépit de toutes ses faiblesses et de toutes ses injustices, un tel système persiste-t-il ? Au-delà des intérêts en jeu, des défenses corporatistes et des nostalgies qui dominent l’école républicaine, ce système tire sa force de sa cohérence idéologique. Dans une société démocratique, c’est-à-dire dans une société composée d’égaux, la compétition méritocratique apparaît comme la seule manière de produire des inégalités justes, des inégalités ne tenant qu’aux vertus et aux talents singuliers des individus. En ce sens, la méritocratie fonde la légitimité des élites issues, pour l’essentiel, de la compétition scolaire et elle justifie le sort des autres, incapables de saisir les chances de réussite qui leur ont été offertes. Ce qui était de la faute de la société devient de la responsabilité des individus.
Mais sommes-nous condamnés, au nom de cette cohérence philosophique et politique, à accepter que l’égalité des chances devienne une distillation fractionnée réduisant les choix des individus à leurs performances scolaires ? Aujourd’hui, les crises et les difficultés de l’école sont telles que beaucoup sont tentés de revenir vers « l’âge d’or » supposé de l’école républicaine : sélection précoce, formation professionnelle précoce elle aussi, retour aux « bonnes vieilles méthodes »… Cette tentation de contre-réforme est une chimère car l’aspiration à l’égalité est trop ancrée pour qu’un tel retour vers le passé soit accepté de bon gré par ceux qui en seront les victimes désignées.
Contre cette tentation, il faut imaginer des politiques et des stratégies permettant aux individus de construire des projets et des parcours en dépit du poids du modèle méritocratique plutôt que de s’engager dans le slogan de la réussite égale de tous qui est d’ailleurs, du point de vue logique, un oxymore. La première mesure serait de définir le collège unique comme le temps de la culture commune à tous, à ceux qui iront dans les classes préparatoires comme à ceux qui entreprendront une formation professionnelle, afin que ces derniers ne soient pas caractérisés par leurs seules lacunes. Contre l’intériorisation de l’échec, l’école doit forger une confiance en soi, une capabilité dirait Sen, attachée à chaque individu et indépendante des seules performances scolaires. La seconde famille de mesures devrait viser à la valorisation de l’enseignement professionnel et technique afin que la hiérarchie symbolique des valeurs scolaires n’écrase pas des formations et des filières dont la société a besoin mais que l’école méprise largement au nom de » l’excellence pour tous » et du caractère indiscutable de la grande culture. Enfin, ne faut-t-il pas atténuer l’emprise des diplômes sur l’entrée dans la vie professionnelle et sur le déroulement des carrières professionnelles ? En effet, même si la compétition scolaire était juste (ce qui n’est pas le cas), il ne serait pas juste pour autant que les résultats de cette compétition déterminent totalement la vie et les projets des individus. Ne pourrait-on imaginer que les compétences mises en avant dans la vie professionnelle soient mieux reconnues, que les épreuves scolaires elles-mêmes puissent être rejouées et que tout ne soit pas figé à 12, 15 ou 18 ans ?
Dans une large mesure, nous attendons trop de l’école et de la justice méritocratique qui la fonde, tout se passant comme si l’école avait le devoir, à elle seule, de créer un monde juste, d’intégrer la société, d’assurer l’accès à l’emploi et de réaliser l’éducation morale des individus. Aujourd’hui, l’école est comme écrasée par des attentes trop lourdes et trop contradictoires entre elles pour être jamais pleinement satisfaites. Et nos déceptions sont à la mesure de nos attentes. Une bonne école, ou une école meilleure, pourrait ne pas tout miser sur la justice méritocratique pure, justice trop cruelle pour les vaincus, justice fondant trop l’orgueil des vainqueurs et, peut-être même, justice engendrant une formation peu efficace et peu utile quand la culture et les apprentissages y sont réduits à leur fonction sélective.