Réforme de l’ENA : les vrais termes du débat
Les lignes que l’on va lire forment une réflexion, un point de vue sur la réforme de l’ENA qui s’engage, plus qu’un exposé neutre et exhaustif des récentes décisions gouvernementales. Leur propos est de situer le dispositif actuel et ses perspectives d’évolution dans le champ de la continuité historique ; de tenter d’expliquer les difficultés qui accablent depuis au moins dix ans cette institution célèbre et jalousée ; et de montrer qu’il existe peut-être quelques raisons, modestes mais réelles, d’espérer une vraie rénovation.
Pourquoi l’ENA ?
En un certain sens, le discours sur la réforme de l’ENA est aussi ancien que l’École elle-même. Lorsqu’en 1945, dans un bel élan de volontarisme, le général de Gaulle et Michel Debré ont créé l’École nationale d’administration, ils savaient qu’ils allaient bouleverser des habitudes, susciter des résistances, faire naître des ressentiments durables.
Avant la guerre, les corps de la haute fonction publique assuraient eux-mêmes leur recrutement. C’était le système des concours séparés, dont la création et le développement avaient marqué un important progrès par rapport aux méthodes anciennes de cooptation. Mais en gardant la haute main sur ces concours, les corps conservaient un pouvoir exorbitant, qui les conduisait, de manière consciente ou inconsciente, à favoriser certains profils sociaux, et qui les exposait directement aux jeux d’influence du gouvernement et du milieu parlementaire. Ce dernier point est essentiel : lorsque plus tard il exaltera » l’État impartial « , de Gaulle ne visera rien d’autre – littéralement – que la fin de la domination des partis sur l’État.
Mais l’objectif de 1945 n’était pas seulement de réduire les effets de la reproduction sociale et du favoritisme politique dans les recrutements de la haute fonction publique. Il était aussi de produire une élite administrative disposant de compétences générales, capable de s’adapter aux transformations rapides de la société et de ses exigences, ainsi qu’aux évolutions, plus rapides encore, de l’environnement international.
On ne parlait pas encore de » mondialisation « , mais l’idée était déjà là… Dans le même mouvement, le nouveau corps des administrateurs civils, à vocation interministérielle, était créé dans une perspective claire d’unification, de mobilisation et d’action. La formation à l’École devait donc être orientée vers l’application, et non vers l’enseignement universitaire, elle devait mettre en valeur des qualités de méthode, de synthèse et de rapidité. C’était bien un » moule » qui était recherché, non un moule pour les consciences mais un moule pour les pratiques et les réflexes professionnels. S’il fallait à tout prix chercher une comparaison étrangère, on pourrait dire que le Général souhaitait un genre de » West Point » pour l’administration : efficacité, rapidité, mobilité dans la manœuvre, au service d’un État dynamique et actif.
Un dernier objectif était recherché, et il n’était pas mineur dans le contexte de 1945 : la démocratisation de l’accès aux grands emplois, qui devait être encouragée par la création d’un concours réservé aux fonctionnaires, initiative sans précédent pour une grande école. La garantie finale était apportée par le système du classement : en donnant aux élèves, suivant leur mérite, le choix de leur affectation initiale dans l’administration, on limitait les dangers de la reproduction sociale, du favoritisme politique… et aussi du clonage en série – car le propos très actuel sur le thème : » un patron doit pouvoir choisir ses collaborateurs » révèle toute son absurdité lorsqu’on l’applique à l’administration (où le » patron » est un corps), et au début de carrière. C’est le moyen le plus sûr de provoquer la reproduction à l’infini des profils » conformes « .
Pourquoi tant de difficultés depuis dix ans ?
On aura compris que le » système » ENA, très visible et donc très facile à attaquer, ne pouvait que susciter, tout au long de son existence, de sourdes et immuables hostilités. Tous les corporatismes – de grande et petite taille – qui s’étaient trouvés molestés par la réforme de 1945 n’ont jamais renoncé ni désarmé. Mais c’est surtout depuis le début des années quatre-vingt-dix que s’est développé ce qu’il faut bien appeler le » grand psychodrame « . Le décor a été planté par le gouvernement Cresson : en 1991, il est décidé de transférer brutalement l’École à Strasbourg, sans l’ombre d’une concertation ni d’une réflexion préalables. Derrière l’affichage de principe, purement symbolique, on » délocalise » les administrations vers la province, l’intention est clairement » punitive » et, à ce titre, quelque peu injurieuse pour l’Alsace, ainsi présentée comme une terre d’exil.
Chacun s’accorde alors à reconnaître l’absurdité d’une décision qui éloigne les élèves de leurs principaux formateurs – qui sont pour l’essentiel les cadres de l’administration centrale. Le Conseil d’État annule deux ans plus tard le transfert, mais le gouvernement Balladur, arrivé entre-temps aux affaires et n’osant pas revenir sur le processus entamé, opte pour une cote mal taillée qui fait figure de moindre mal. Il est décidé que l’École vivra sur deux sites, et que les promotions, l’administration, le contenu même de la scolarité devront s’adapter à cette contrainte lourde, coûteuse et absurde.
Au cours de cette période, deux facteurs – qui ne sont certes pas de même nature, ni de même importance – se conjuguent pour aggraver les handicaps dont souffre l’ENA. Le premier tient à l’augmentation démesurée des écarts d’âge entre les élèves. Le déplafonnement de l’âge limite pour les élèves du concours interne, la création – sur le principe fort opportune – d’un troisième concours pour les candidats issus de la société civile accroissent l’hétérogénéité des promotions et rendent plus périlleux encore le grand pari initial de l’École : une seule formation, un seul classement pour une population socialement et professionnellement très diversifiée. Le second facteur tient au contexte politique et institutionnel : les cohabitations successives, la » crise du politique » si justement et si abondamment diagnostiquée évacuent de manière radicale tout discours un peu construit sur l’avenir de l’État et de ses métiers.
Ballottés entre Paris et Strasbourg, privés de toute perspective claire sur l’avenir, frustrés dans leurs attentes – qui sont, on le devine, fort diverses, selon qu’on est élève de 22 ans ou de 45 -, les » énarques » sont livrés à un malaise de plus en plus profond, et le font savoir à la presse qui les interroge. Et comme au même moment, les difficultés gouvernementales rendent tentantes les diversions les plus symboliques, la critique permanente de l’ENA devient un thème favori pour une partie du milieu politique, et sa » réforme » l’un des marronniers préférés de la presse : le phénomène nourrissant ainsi, par un terrible effet de réfraction, les angoisses paralysantes des cabinets.
Les directeurs successifs de l’École ont tous tenté, au cours de cette période, de faire évoluer la scolarité. Chacun l’a fait à sa manière, soit en tentant d’utiliser les médias, soit en jouant la carte de la discrétion. Les matières, les épreuves n’ont d’ailleurs pas cessé de bouger, créant quelquefois chez les élèves des perturbations supplémentaires. Mais l’échec final était toujours au rendez-vous. Pouvait-il en être autrement ? On ne réforme pas une grande école dans le tohu-bohu médiatique et le psychodrame politique. On ne la réforme pas, de surcroît, en l’absence d’une commande claire et précise de » l’État-employeur » sur ses besoins immédiats et futurs.
Vieille histoire : le discours » sur » la réforme a paralysé la réforme elle-même. Discours très parisien au demeurant, puisque des sondages commandés par l’association des anciens élèves de l’ENA à la Sofres au printemps 2002 ont montré le décalage saisissant qui existe sur ce sujet entre, d’un côté, le monde politique et médiatique, et de l’autre le pays réel : 2 % seulement des Français s’y déclaraient partisans de supprimer l’ENA, près des deux tiers se disant fiers que la France dispose d’une telle école. Et les Français, dans leurs réponses, ne se trompaient pas sur la réalité des choses, puisqu’ils attribuaient la responsabilité des dysfonctionnements de l’État au désengagement des politiques, et non au pouvoir envahissant des fonctionnaires.
Il aura fallu une attaque violente de quelques députés contre l’ENA, à l’automne 2002, et la volonté résolue du nouveau ministre de la Fonction publique, Jean-Paul Delevoye, de trancher ce débat sans logique et sans fin, pour que de nouvelles perspectives soient enfin ouvertes. À cet égard, le rapport commandé à la commission présidée par Yves-Thibault de Silguy, et remis en avril 2003, a contribué à dénouer les choses : des constats sévères, souvent justes, sur les insuffisances de la formation à l’École – mais comment aurait-il pu en être autrement, dans le contexte des dix dernières années ? – débouchaient sur des propositions d’une portée fort inégale. Certaines pistes de réforme ouvertes par le rapport étaient même très périlleuses ou contestables, puisqu’elles aboutissaient à la suppression du classement et au retour à la sélection par les corps, ainsi qu’à la disparition subreptice du concours interne et du troisième concours – gages d’une réelle diversité des profils. D’autres propositions – intéressantes – se signalaient en revanche par une timidité excessive…
Le débat autour du rapport Silguy a permis, en quelque sorte, de » crever l’abcès « , et de faire le partage entre les fausses bonnes questions et les vrais grands sujets.
Quelques raisons d’espérer…
Les conditions d’une bonne réforme de l’ENA sont somme toute assez simples, dans leur énoncé du moins : il faut, au sommet de l’État, une vision claire du rôle des grandes administrations publiques dans les années qui viennent ; des objectifs clairs, une » commande » en somme, pour l’École, qui lui permettent de s’intégrer dans ces grandes perspectives d’évolution ; et, enfin, une marge réelle d’autonomie pour l’équipe de direction, qui lui donne les coudées franches pour bâtir son projet pédagogique, sous le contrôle du Conseil d’administration.
Les orientations qui ont été définies par le gouvernement vont dans ce sens. La communication du 22 octobre 2003, présentée par Jean-Paul Delevoye en Conseil des ministres, partait de la réforme de l’État et d’un schéma général de réforme de la gestion de l’encadrement supérieur pour en venir à l’ENA elle-même. En particulier : réorganisation de l’École et de son Conseil d’administration ; rapprochement avec la fonction publique territoriale ; ouverture résolue sur l’Europe, avec accès direct des citoyens de l’Union européenne aux concours d’entrée de l’ENA. Un certain nombre de mesures plus ponctuelles – mais qui seront d’effet décisif, tel l’abaissement de l’âge limite du concours interne – ont également été annoncées. L’esprit général des orientations données est positif, puisqu’il s’agit bien, pour l’ENA, d’une ambition renouvelée.
Contrairement à l’idée sommaire que certains esprits chagrins auraient voulu accréditer, les données nouvelles de la décentralisation ne condamnent pas le modèle français de haute fonction publique. Bien au contraire : alors que l’organisation politique et administrative de la France est en pleine mutation, le besoin de cadres supérieurs publics de qualité, recrutés selon les critères républicains, est plus fort que jamais, et reconnu comme tel. En revanche, les méthodes, les formations doivent évoluer en profondeur, en synergie avec les dispositifs de la fonction publique territoriale. Il est également important qu’à l’occasion de la communication du 22 octobre la vocation européenne et internationale ait été réaffirmée, bien au-delà des incantations habituelles. Mais la politique ne perd jamais ses droits : cette grande ambition fixée à l’ENA devra s’accomplir en presque totalité à Strasbourg, donc dans des conditions matérielles qui – les choses étant ce qu’elles sont – restent très difficiles.
C’est une nouvelle aventure, délicate et périlleuse, qui s’ouvre pour l’ENA. Seules les grandes orientations ont été données. La rénovation pratique de la scolarité reste à définir. Bien des ambiguïtés demeurent, qui devront être levées. Alors qu’elle s’approche de ses soixante ans d’existence (octobre 2005), cette jeune école va devoir accomplir une véritable révolution dans le cadre de contraintes très lourdes. Les plus pessimistes estiment qu’elle ne survivra pas à sa délocalisation strasbourgeoise, quelle que soit la bonne volonté des différents acteurs – notamment celle, manifeste et sincère, des élus alsaciens. Ces pessimistes sont rejoints par tous ceux qui ne désespèrent pas de voir disparaître une école qui a été conçue pour aider les dirigeants à gouverner, et non pour mettre vaguement en forme de la gestion à la petite semaine.
Les plus optimistes espèrent qu’elle parviendra à surmonter les obstacles et à reprendre, en Europe, la position conquérante d’une grande institution de formation au service des citoyens. Tout dépendra de la réelle autonomie qui lui sera donnée, du soutien ferme et confiant que pourra lui apporter la tutelle, et aussi du bon sens et de la mobilisation intelligente des élèves. L’innovation pédagogique, pour une école d’application, avec le classement au terme du processus, est toujours une tâche difficile. L’équilibre entre l’équité maximale que garantit le strict académisme et l’incertitude inhérente aux enseignements les plus novateurs est toujours d’un maniement délicat.
Enfin, le succès d’ensemble reposera sur la capacité des pouvoirs publics à promouvoir une gestion moderne de l’encadrement supérieur public. Ce n’est pas un sujet médiatiquement très porteur, mais il est essentiel pour l’avenir du pays. La plupart des autres États européens, du plus grand au plus modeste, se sont engagés sur cette voie et ont pris de l’avance sur la France. L’Association des anciens élèves de l’ENA milite en ce sens, par ses propres initiatives et aux côtés des associations d’ingénieurs. Nous avons dans ce domaine une expérience reconnue à valoriser, nous avons aussi un modèle à rénover et à diffuser. Les anciens élèves français de l’ENA le savent bien : les deux mille camarades étrangers qui ont partagé leur scolarité passent leur temps à le leur dire et à le leur répéter.
L’ENA, somme toute, n’est qu’un outil au service de la collectivité. Un outil qui doit être adapté aux besoins nouveaux. Mais un outil qui doit être utilisé, et utilisé pour ce qu’il est : au service de l’anticipation, de la décision, de l’action. Richelieu disait : » Ceux qui vivent au jour la journée vivent heureusement pour eux-mêmes – mais on vit malheureusement sous leur conduite. » L’ENA est une école qui a été conçue non – comme on le croit trop souvent, trompé par d’illustres exemples ! – pour fournir des gouvernants, mais pour servir ceux qui gouvernent, pour les aider à prévoir, à décider et à agir. À eux de montrer qu’ils ont compris l’outil, et qu’ils sont capables de s’en servir.
Pour mémoire, la sentence de Richelieu était placée en exergue du livre de Pierre Mendès-France, Gouverner c’est choisir, paru en 1953, mais on trouve le même raisonnement – presque la paraphrase – dans le tout dernier livre de Margaret Thatcher, Statecraft... ce qui nous éloigne des vaines considérations sur libéralisme et étatisme…
L’avenir proche nous dira si nous en avons bel et bien fini avec le psychodrame un peu puéril de ces dernières années, et si nous sommes engagés, pour de bon, dans un mouvement durable de réforme de l’État et de l’action publique au sein d’une démocratie adulte.