Réforme fiscale « verte » : rendez-vous dans trente ans
La vie de rêve d’Élisa
La vie de rêve d’Élisa
Élisa se réveilla avant l’heure. Une belle journée s’annonçait. Ce matin, elle irait faire ses courses à vélo ; c’était agréable avec une circulation automobile réduite, grâce notamment à un partage plus équitable de la voirie entre les différents modes de transport et au péage urbain électronique (dont les recettes compensaient les pertes fiscales résultant de la baisse du versement transport et des droits de mutation immobilière). II est vrai qu’elle devait s’approvisionner en quantité aujourd’hui ; bah ! si c’était trop lourd, elle ferait appel au service de livraison. Il faudrait ensuite s’occuper des billets de train pour les vacances et de la location de la voiture à l’arrivée. Après quoi, un après-midi de travail (cinq minutes aller, cinq minutes retour…à pied).
« Bonjour « ! Le radio-réveil s’était mis en marche et un journaliste égrena les nouvelles du jour. « Aujourd’hui 1er avril 2030, le gouvernement présente sa loi de finances. Et, comme toujours depuis trente ans, baisse des charges frappant le travail et hausses des taxes sur les énergies fossiles. (…) Et après les informations, nous aurons notre bulletin quotidien sur le développement durable où nous ferons le point sur les actions en matière de prévention des changements climatiques. » En 2000, qui aurait imaginé une radio de service public accordant une place significative et régulière à un sujet on ne peut plus public .. . la préservation de l’environnement ? Le personnel médiatique avait bien changé en une trentaine d’années !
« Les cossards au pouvoir »
Elisa se souvenait de ce jour du 1″ avril 2000 où le gouvernement avait annoncé son intention de revoir progressivement la fiscalité dans le sens d’un développement durable , sans augmenter la pression globale, mais en déplaçant ses assiettes du travail vers les pollutions ou les ressources naturelles. Par miracle, le pays avait eu la chance d’avoir un dirigeant… paresseux ! Epuisé par son ascension au pouvoir, il ne se voyait pas passer son temps et dépenser l’argent de l’État à éteindre les incendies que ce dernier contribuait lui-même à allumer. Conscient de ne pas tout savoir, il voulait mobiliser l’information là où elle se trouvait. Si le marché pouvait se charger d’une partie du travail, il se « contenterait » volontiers de simplement en corriger les imperfections lorsqu’il ne pouvait pas prendre en compte spontanément certains enjeux (effets externes, prélèvements de ressources non renouvelables, etc.).
« Dieu me garde de mes amis … »
Au début il avait fallu préparer les dossiers en concertation avec les partenaires concernés : industries fortes consommatrices d’énergie, industries de main-d’oeuvre, transport routier, transport collectif, agriculteurs, ménages, administrations . associations, etc.
Taxer les énergies fossiles ne soulevait pas a priori l’enthousiasme – et c’était compréhensible – du côté des utilisateurs, mais ils étaient rejoints en cela par d’étranges alliés. Certains défenseurs de l’environnement se méfiaient des instruments économiques car ils y voyaient une possibilité d’appropriation de l’environnement par les plus riches ; ceci avait provoqué des blocages notamment contre l’instauration de péages de régulation en zone urbaine.
Étonnant de voir combien certains redécouvraient des problèmes sociaux – bien réels – précisément lorsque des mesures de protection de l’environnement étaient envisagées. Le gouvernement était sommé de répondre aux critiques sur le caractère « socialement injuste » de la réforme : « vous allez faire mourir les personnes âgées de froid en leur faisant payer le chauffage au prix fort « , « comment vont faire les ménages modestes pour se déplacer en cas de péage urbain et de baisse des subventions au transport collectif « , etc. À ces slogans, il pouvait en opposer d “autres – » impôt pour impôt, plutôt le « pétro » que le boulot » – mais il s’en tenait à une ligne directrice simple de traitement séparé des préoccupations sociales et écologiques.
L’écologique et le social
Les prélèvements sur les ressources non renouvelables (pétrole, gaz, etc.) ou fragiles (eau, etc.) ou rares (espace urbain) et sur les pollutions seraient guidés par des considérations écologiques. En effet, l’usage de l’environnement étant un facteur de production – ne serait-ce que par son rôle de ressource (consommation d’eau de l’agriculture , consommation d’espace par l’urbanisation et le transport, biodiversité) et d’exutoire (rejets dans l’air, dans l’eau, de polluants dont on confie l’épuration ou l’accumulation aux équilibres naturels) – il lui fallait un prix et un droit, comme le capital , les matières premières, la main-d’oeuvre.
Par exemple, les émissions de CO2 étant contingentées, l’Etat émettrait des » droits à polluer » (oh ! pardon ! des » permis d’émettre une quantité limitée de polluant »). En vertu du principe pollueur-payeur, ces permis seraient mis aux enchères, et les recettes collectées iraient au budget de l’Etat, qui baisserait d’autres prélèvements obligatoires pour ne pas alourdir la pression fiscale dans son ensemble.
Côté social, on maintiendrait l’impôt sur le revenu en le simplifiant , mais la grande nouveauté, c’était un projet de loi instaurant un revenu minimum garanti à tous (revenu de citoyenneté, allocation universelle) . Ce revenu devait notamment permettre de couvrir certains besoins minimaux, par exemple en énergie (plus chère, mais utilisée plus rationnellement).
Bien sûr, pour ne pas alourdir la pression fiscale, cette redistribution directe aux personnes se substituerait progressivement au maquis existant de subventions en tous genres. Enfin , l’impact social de la baisse des charges sur le travail était à prendre en compte : par exemple, la baisse des charges sur les bas salaires était un obstacle de moins dans l’embauche de demandeurs d’emploi peu qualifiés.
Un mouvement entraîné par son succès
Le 1er avril 2000… Tout le monde avait cru que c’était une blague. Trente ans après , Élisa estimait que c’était une bonne blague. On avait fait mentir l’adage sur les plaisanteries les plus courtes… car le mouvement avait duré, entraîné par son propre succès. Sa dynamique avait dépassé les projections fournies par les évaluations économiques prudentes de l’époque.
La vie d’Élisa était plus simple. Avec la baisse des charges sur le travail, un obstacle à l’embauche avait été levé, et il était plus facile de trouver un emploi que du temps de ses parents. En outre, en déconnectant en partie emploi et revenu grâce au revenu minimum garanti, on était peu à peu parvenu à décrisper les tensions autour du travail. Et que dire de la simplicité apportée par ce mode de redistribution directe sans conditions aux individus : il n’y avait plus besoin de faire des queues aux guichets, de remplir des formulaires accompagnés de multiples photocopies de documents, d’envoyer des courriers, etc. , pour réclamer les aides auxquelles on avait droit.
L’impôt n’avait pas disparu pour autant ; il avait même retrouvé une certaine légitimité. L’impôt sur le revenu était progressif ; les prix des carburants croissaient régulièrement ; l’usage de la voirie urbaine était tarifé ; on payait les transports en commun à leur coût, etc. On payait… mais on savait pourquoi. Ainsi, en 2030, un litre d’essence coûtait bien plus cher qu’un litre d’excellent vin. On pouvait toujours discuter à l’infini pour savoir lequel de ces produits il était plus sage de consommer avec modération, mais il n’était pas déraisonnable d’imposer plus fortement une ressource naturelle non renouvelable ayant mis des centaines de millions d’années à se constituer qu’une ressource tout aussi naturelle, mais renouvelable et mettant quelques années ou dizaines d’années à devenir un produit de valeur.
Du côté des entreprises, la majorité d’entre elles appréciait une fiscalité assise sur l’énergie. Quand l’activité économique était faible, la charge fiscale l’était également… alors qu’avant les charges sur le travail pesaient lourdement en période difficile. Là aussi, la quantité de formulaires, les pourcentages changeants, les cotisations diverses et variées, déductibles ou non, etc. , tout ceci avait été oublié…
Pour certaines entreprises grosses consommatrices d’énergie, pour le transport routier, pour les agriculteurs, etc., cela avait été indéniablement difficile au début. Mais la réforme avait été progressive, permettant d’anticiper et de susciter le progrès technique dans le domaine des procédés et des moteurs, de changer peu à peu les modes d’occupation de l’espace, ou d’usage des sols, de l’eau, etc.
Et du côté de l’État, eh bien, une taxe assise sur l’énergie avait le mérite d’être simple à recouvrer. De plus, les dépenses de l’État étaient moindres qu’auparavant. Par exemple, il y avait moins besoin d’engloutir des milliards de francs dans des programmes démesurés d’infrastructures de transport quand le coût du transport s’élevait et réduisait ainsi le trafic. La décroissance des coûts sociaux de pollution, de santé, mais aussi d’indemnisation chômage allait dans le même sens.
En 2010
Élisa se souvenait qu’en 2010 elle avait décidé de ne pas remplacer sa deuxième voiture défaillante ; le foyer comportait alors seulement un petit véhicule à moteur hybride acquis quelques années auparavant. Avec la détente sur le marché du travail, et l’apparition de nombreux besoins en services de proximité (favorisés par la baisse du coût du travail et la hausse du prix du transport), elle avait pu trouver un emploi assez près de chez elle et s’y rendre en transport en commun.
Quand la famille avait besoin d’une voiture de taille importante pour les vacances, il suffisait de la louer (un » livreur » vous l’amenait à domicile et repartait avec son vélo pliant !). En effet, on trouvait quantité de sociétés de location de véhicules avec des flottes qui avaient bénéficié des innovations technologiques (matériaux légers, moteurs, etc.) suscitées par la hausse des prix des carburants.
Élisa avait aussi pu embaucher une personne à domicile pour faire garder ses enfants, sans tracasseries administratives, sans aides par-ci, sans charges par-là ..
En 2020
En 2020 , avec la quasi-disparition des droits de mutation immobilière et une épargne accumulée, elle avait pu acquérir un logement à proximité de son lieu de travail. Un appartement dans un immeuble réhabilité du centre-ville bien sûr… car la réhabilitation s’avérait bien plus créatrice d’emplois que la construction d’unités de logements neufs en périphérie.
Tout n’était pas rose
Bon, tout n’était pas rose et le système avait aussi ses dérives. 11 avait par exemple fallu se mobiliser contre un projet de privatisation d’espaces naturels au motif qu’ils seraient ainsi mieux protégés qu’ils ne l’étaient jusqu’alors ! Pour Élisa, il y avait une différence entre économie de marché et société de marché.
Et maintenant, en 2030 ..
Le cauchemar d’Alizé
Alizé se réveilla en hurlant. C’était encore ce fichu cauchemar qui la rendait folle ! Qui pouvait croire à ces sornettes de vie paradisiaque, à ces « utopies fiscalo-écologistes »… La meilleure, c’était encore cette histoire de dirigeant paresseux ! Un comble… surtout quand elle se rappelait la succession de » bosseurs » qui avaient occupé le poste, et avaient été sur les fronts de tous les incendies (allez leur parler de réduction du temps de travail !).
Alizé rêvait régulièrement d’Élisa et de sa vie heureuse dans son monde de « signaux-prix ». Si ces cauchemars délirants persistaient, il faudrait qu’elle aille consulter un psychiatre. Elle se pinça et répéta tout haut : « je m’appelle Azilé, je ne suis pas folle, et nous sommes le 1er avril 2030 « . Une dure journée en perspective. La radio annonçait une forte tempête (une de plus !), et il y avait toujours ces troubles sociaux dans la cinquième couronne (cinquième ou sixième ? l’agglomération s’était tellement étalée qu’elle ne s’en souvenait plus). Elle coupa le poste. Elle ne supportait plus la rubrique « Un avocat vous conseille « .
Il est vrai que les gouvernements successifs avaient empilé des couches et des couches de réglementations et de normes pour s’attaquer notamment aux innombrables problèmes de pollution. De ce côté-là, c’était bénéfique en termes d’emploi … d’hommes de loi. La société passait son temps en procès. Et bien sûr, dans cet ensemble de règles parfois contradictoires, seuls ceux qui en avaient les moyens pouvaient s’y retrouver. Alizé habitait loin de tout, dans un pavillon qu’elle avait fait construire il y a trente ans avec moult subventions et prêts publics dans ce qui était alors la troisième couronne. Le prix était intéressant et le cadre agréable. Bien sûr, elle avait dû acheter une voiture, mais l’ensemble coûtait alors moins cher qu’un appartement en centre-ville.
Les bonnes intentions de l’an 2000 … et l’enfer en 2010
En 2010, Alizé avait perdu son emploi . Dommage, elle ne passait qu’une heure et demie en voiture pour y aller (aller retour bien sûr). Depuis des années, les charges n’avaient cessé de peser sur le travail pour combler des trous publics sans fonds (indemnisation chômage , subventions et investissements en tous genres, etc.). Elle venait à peine de s’acheter – grâce à des primes de l’État – un nouveau modèle automobile, peu polluant et à consommation réduite. Malgré les accords volontaires pris par les constructeurs automobiles pour réduire les consommations unitaires des véhicules, il n’avait pas été possible de respecter les engagements nationaux en matière d’émissions de gaz à effet de serre. Avec des moteurs plus sobres, on consommait moins pour parcourir un kilomètre et, comme l’État se refusait à augmenter la fiscalité sur les carburants, il en coûtait encore moins qu’auparavant pour se déplacer, augmentant ainsi l’attractivité du mode routier et relançant les trafics à la hausse par leur sensibilité au prix. Cette baisse des coûts de déplacement arrangeait Alizé qui avait pu trouver un emploi à trois heures de chez elle (certes, elle pouvait aller où elle voulait, mais quand aurait-elle eu le temps de le faire ?).
Comme le prix du transport routier baissait, le transport collectif était en situation de concurrence difficile. Certains défenseurs de l’environnement n’envisageaient comme solution que des subventions supplémentaires pour le transport public, plutôt que la maîtrise de la demande de transport. En l’absence de prélèvement sur la circulation automobile (péage urbain), on avait augmenté le versement transport pour fournir des recettes, alourdissant une fois de plus le coût du travail. En outre, au nom de l’intermodalité, on avait créé des systèmes de type » carte orange » permettant de se déplacer sur une centaine de kilomètres de rayon pour un prix forfaitaire modique. Les transports en commun étaient pleins … mais l’agglomération était encore plus dispersée qu’auparavant et les déplacements de plus en plus longs et nombreux. L’enfer en 2010 était pavé des bonnes intentions de l’an 2000.
En 2020
En 2020, l’effet de serre commençait à sérieusement inquiéter, suite à des séries d “événements climatiques extrêmes (et à la faillite de quelques sociétés de réassurance). En outre, les prix du pétrole s’étaient mis à grimper car tous les pays en développement s’approvisionnaient dans le Golfe persique, qui était quasiment la seule ressource restante. Du côte des moteurs, on pouvait encore gagner un peu côté consommation, mais pas autant qu’en 2000. Comme on n’avait pas touché au prix du transport, la dépendance à l’égard du mode routier s’était accrue.
La situation devenait difficile pour Alizé : le supermarché le plus proche était à vingt kilomètres, l’école de ses enfants à dix … En quelques années, son budget déplacement avait dépassé son budget logement. En outre, ses journées étaient fatigantes et elle ne pouvait même pas embaucher quelqu’un pour s’occuper de ses enfants tellement elle aurait eu de charges à payer.
Elle aurait aimer déménager, mais qui voulait de son pavillon à présent ? Sans compter les droits de mutation qui décourageaient tout éventuel acheteur ‑assez fou pour envisager de vivre dans ces franges urbaines abandonnées.
Tout n’était pas sombre
Bien sûr, tout n’était pas sombre, tout au moins pas pour tout le monde. Devant les protestations indignées contre le péage urbain électronique – « rétablissement de l’octroi », « seuls les riches pourront circuler ». « atteinte à la liberté de l’automobiliste « , etc. – et la nécessité de lutter contre la pollution atmosphérique et le bruit, on avait restreint l’accès aux centre-villes aux véhicules peu polluants. Total, seuls ceux qui pouvaient acquérir ces modèles récents et chers circulaient… et circulaient bien ! Si, en plus, ils habitaient en centre-ville, ils bénéficiaient de transports collectifs subventionnés. Pourquoi se plaindraient-ils ? Et en plus ils avaient un cadre de vie agréable et bénéficiaient du système de protection sociale assis sur les revenus du travail.
En 2030…
Un avenir incertain
La conductrice se réveilla brusquement. Elle s’était assoupie au volant et un coup de klaxon l’avait fait sursauter. Ces » rêves gigognes » se reproduisaient de plus en plus souvent.
Quelles caricatures !
On était le 1er avril 2000 et l’avenir était incertain.